Première campagne d’opinion moderne – la lutte anti-esclavagiste au Royaume-Uni

‘Granville Sharp the Abolitionist Rescuing a Slave from the Hands of His Master’ James Hayllar 1864, Copyright Victoria and Albert Museum.

Ce texte a été publié comme introduction à l’ouvrageL’abolition de l’esclavage au Royaume-Uni : débats et dissension, Paris: SEDES, 2009

En dehors de la transformation que l’abolition de l’esclavage a opéré dans la vie de centaines de milliers d’asservis, la campagne pour l’abolition de la traite britannique organisée par la Society for the Abolition of the Slave Trade qui commença en 1787 et fut la première du genre, fut le produit de son époque, celle de l’industrialisation, de la démocratisation de la culture et de la lecture, et des débuts de l’extension du vote et d’une période de réforme politique et sociale. Mais, dans plusieurs domaines, la campagne fut elle-même un moteur de cette évolution : elle fit partie des facteurs de la transformation sociale du Royaume-Uni, renforçant des tendances politiques nationales et internationales et accentuant l’émergence d’une nouvelle culture, d’un nouveau courant d’idées.

Le 18e siècle libertin, où débauche et licence à la Hogarth furent la règle dans les cercles influents, cèda le pas à un 19e siècle empreinte de censure, de moralisme et de réprobation, sentiments qui trouvèrent écho chez les classes moyennes ascendantes. La première campagne de commerce équitable (boycott de produits manufacturés produits par les esclaves : sucre, rhum et coton) fut accompagnée par la résurgence d’un puritanisme militant. La sainteté fut élevée comme valeur morale magnifiée par la renaissance des valeurs chrétiennes et l’adhésion des couches populaires – le Grand Reveil (The Great Awakening). En même temps s’opère un rejet de l’anglicanisme endormi et hypocrite de l’Establishment.

La lutte contre l’esclavage fut la raison pour laquelle http://t0.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcQ2nOTiLuCDrGXLr5ypehg7sDexbtZoGlZNept-TVPlQl2b_HuoyAWilliam Wilberforce fut  « canonisé » par l’historiographie du 19ème siècle (on appela de leur vivant le groupe d’hommes graves et sans reproche, gravitant autour de l’église Holy Trinity à Clapham, les « Saints »). Ce ne fut pourtant pas la seule « mission » du parlementaire : il s’attribua lui-même la réformation des moeurs (manners ) (Harris). Ainsi, Wilberforce se distingua comme le précurseur d’un nouvel esprit, d’une nouvelle génération d’hommes politiques, sobres, sérieux, intenses et profondément religieux. À l’extérieur, les guerres et les renversements de l’ordre établi (Révolutions américaine et française, guerres napoléoniennes) en cette fin de siècle portèrent le débat sur des terrains plus vastes. Il n’était plus question de nombrilisme attentiste ou de protectionisme, mais de l’intérêt national et de la sécurité nationale, d’une politique étrangère moralisante et de l’identité même de la nation britannique (Harris). Toutefois, l’appartenance à la nation des membres noirs, au nom desquels on se battait, sembla rarement effleurer l’esprit des anti-esclavagistes (Kitson, Dresser, Curelly).

Une phrase du sermon de John Dore résume à elle seule les arguments de l’époque :      « The very idea of trading the persons of men should kindle detestation in the breasts of MEN, especially of BRITONS – and above all of CHRISTIANS » [Dore : 14-18]                Le triptyque – humanité, identité nationale et identité religieuse – se croise et s’entrelace dans grand nombre des sources citées, du témoignage d’Ouladah Equiano de 1789 (Currelly, Coleman) au roman d’Harriet Beecher Stowe de 1851-2 (Lowance) en passant par les prêches de quatre ministres baptistes au cours de la première campagne entre 1788 et 1792 (Briggs), les lettres indignées de Robert Hall au journal de Bristol (Whelan), l’intervention de poètes romantiques comme Coleridge, Southey et Cowper (Kitson,
Coleman) et les préoccupations des femmes engagées dans la lutte (Midgley). Les dimensions humanistes, nationales et religieuses sont présentes dans l’ensemble des débats, tout au long des cinquante ans que dura cette campagne, dans le discours des anti-esclavagistes de toutes tendances, de toutes origines géographiques et sociales, mais aussi dans celui de leurs opposants, les défenseurs du statu quo et du maintien de l’esclavage et de la traite.

Les quatre sermons étudiés atteignirent une certaine notoriété, étant imprimés et distribués par le réseau actif d’imprimeries de l’époque mis à contribution pour réussir ce qu’on appellerait aujourd’hui « une stratégie de communication ». Ils témoignaient non seulement de la puissance de l’orateur, mais aussi de la force de la campagne organisée, de l’impact décuplé que pouvait avoir un sermon par sa reproduction, par sa lecture dans les foyers et par les réunions organisées par les comités anti-esclavagistes qui s’étaient multipliés à travers le pays (Midgley).

L’étendue de la campagne se mesura au nombre de villes citées dans ces quelques exemples.http://t2.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcRNY_BC5CoDboa9F0QgIzKZ-xuIEImnJmvGoH7aIIf4BfX2jZ7HEALes quatre prêches analysées par Briggs furent donnés à Maze Pond, Southwark (ou par un pasteur issu de cette communauté), au sud de la Tamise, et à Prescot Street au nord – tout près de là où se situaient les docks et le commerce triangulaire au départ de Londres, dans un rayon d’un kilomètre de George Yard, au coeur de la City, où le premier comité anti-esclavagiste fut établi début 1787 (1) – et à Hull, ville natale et circonscription parlementaire de William Wilberforce entre 1780 à 1784.

La ville de Bristol, premier port esclavagiste britannique jusqu’au milieu du 18e siècle

http://img.dailymail.co.uk/i/pix/2007/03_02/039Quaker_228x342.jpgquand Liverpool prit son essor, figure à plusieurs reprises dans les récits : comme point d’entrée d’une population noire, esclaves ou hommes/femmes libres (Dresser), comme plaque tournante de la traite triangulaire (Satchell), comme lieu privilégié d’enquête par Thomas Clarkson (2) et comme centre actif d’un noyau d’anti-esclavagistes dès 1787 (Whelan), et d’action militante – le poète romantique Samuel Taylor Coleridge, qui affectionnait les séjours dans le Somerset et le Devon au sud de Bristol, y donna une conférence anti-esclavagiste en 1795 (Kitson).

Si le triangle de ports esclavagiste – Londres, Bristol, Liverpool – apparaît naturellement occuper le devant de la scène dans ces récits, les villes industrielles – Manchester, Leicester, Birmingham, Nottingham, Northampton et Leeds – figurent de façon récurrente dans l’organisation du soutien pour la campagne parlementaire. L’étendue de ce soutien se mesure non seulement par les centaines de milliers de signatures récoltées par les nombreuses pétitions, et par le nombre de personnes qui participèrent à l’appel à boycotter le sucre – les ‘anti-saccharites’ –, mais aussi par la multiplication de pamphlets, d’enquêtes, de livres, de sermons imprimés et distribués, ainsi que par l’étendue géographique et sociale de la campagne.

L’amalgame de ces phénomènes avec les idées et les arguments employés, la stratégie de communication adoptée et la tactique parlementaire utilisée eurent une telle ampleur que cette campagne fut, avec raison, considérée comme la première campagne d’opinion moderne [Brown (2006)]. « Abolitionism (…) helped to redefine the shape of British politics. » [Oldfield : 187] Elle contribua à faire basculer le pays de l’ère pré-industrielle et mercantile à celle de l’ère industrielle et impérialiste (Satchell, Harris). La lecture des articles aide à comprendre comment et pourquoi la campagne pour l’abolition de l’esclavage en Grande Bretagne fut si significative.

1. Jamaica Wine House, un lieu de rendez-vous d’affaires pour les armateurs et marchands d’esclaves, s’y trouve encore de nos jours, sur le site du premier ‘café’ londonien. (Illustration : St Michael’s Alley).

2. Voir  How did the real hero of the anti-slavery movement get airbrushed out of history? By ISABEL WOLFF, Daily Mail, 23 March 2007.

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L’abolition de l’esclavage au Royaume-Uni : débats et dissension, Paris: SEDES, 2009

Entre 1787 et 1840 le Royaume-Uni et ses colonies connaissent une longue lutte entre partisans et opposants de la traite des esclaves et de l’esclavage. C’est ce combat, souvent intense, parfois violent, qu’étudient les contributions françaises et internationales réunies dans cet ouvrage. Leurs analyses portent sur le climat moral et intellectuel au Royaume-Uni à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Des thèmes particuliers et des cas d’études spécifiques sont abordés : les évangélistes, les baptistes, les femmes militantes de la cause abolitionniste, le port esclavagiste de Bristol, l’ex-esclave Equiano, le poète Coleridge, le réformateur Wilberforce, le débat économique.  À la croisée de plusieurs disciplines (études anglaises, histoire des idées, sciences politiques) cet ouvrage est destiné aux étudiants préparant le concours, ainsi qu’à tous ceux qui s’intéressent à la civilisation anglophone.

A collection of essays from scholars worldwide dealing with the issues concerning the context and content of the debates in Britain and its colonies during the fifty year struggle to implement the abolition of the slave trade and the institution of slavery from 1787 to 1840. Scholars from Australia, Britain, France, and the United States examine the moral and intellectual climate of late-eighteenth and early-nineteenth century Britain. Themes include the Enlightenment, religion and romanticism, ethics and politics, transatlantic influences and abolitionist discourse. Case studies analyse particular aspects: the Evangelicals, the Baptists, women abolitionists, black Bristol, Equiano the former slave, Coleridge the poet, Wilberforce the reformer, the economic debate.  At the crossroads between English Studies, History, the History of Ideas and Politics, it will be of interest to students and scholars studying English literature and English-speaking cultures, the social, intellectual and political history of Britain and the Caribbean, and cross-cultural and transdisciplinary transfers.


Ouvrage dirigé par Susan Finding,
Professeur à l’université de Poitiers.
John Briggs, Professor, Theology Department, University of Oxford.
Vernon Burton, Emeritus Professor of History, African American Studies, andSociology, University of Illinois.
John Coffey, Professor of Early Modern History, University of Leicester.
Deirdre Coleman, Robert Wallace Chair of English, University of Melbourne.
Laurent Curelly, Maître de conférences en civilisation britannique, Université de Haute-Alsace.
Madge Dresser, Reader in History, University of West England.
Susan Finding, Professeur de civilisation britannique, Université de Poitiers.
Trevor Harris, Professeur de civilisation britannique, Université François Rabelais, Tours.
Peter Kitson, Professor of English, University of Dundee.
Mason I. Lowance, Professor of English, University of Massachussetts, Amherst.
Lawrence McDonnell, Lecturer in History, Iowa State University, Ames, IA.
Clare Midgely, Professor of History, Sheffield Hallam University.
Veront M. Satchell, Senior Lecturer in History and Archeology, University of the West Indies, Kingston, Jamaica.
Troy Smith, NCSA, University of Illinois, Urbana-Champagne.
Timothy Wheelan, Professor of English Studies, Georgia Southern University.