Qu’entend-on par « exclusion » aujourd’hui ? Les occurrences les plus nombreuses du terme de nos jours lui adjoignent un attribut, « exclusion sociale », formule apparue en français depuis 1990, ce qui témoigne des préoccupations dans la dernière décennie du XXe siècle1. Cette forme d’exclusion est définie comme « situation de personnes mises à l’écart dans la société2 ». Les exclus sont écartés, éloignés d’un centre, au sens propre et au sens figuré. La distance qui les sépare du centre décisionnel, de la société, peut se mesurer en gradations concentriques de cercles successifs, une figure déjà construite par Dante pour décrire l’Enfer dans La Divine Comédie3. Ainsi le centre serait le noyau de la société, un lieu de privilèges, le lieu de l’élite, et par extension, du conformisme maximum vis-à-vis des normes établies ; plus on s’éloigne de ce centre, de ce modèle prescrit, plus on devient ex-centré (dont l’axe n’est plus centré) et excentrique (« dont le centre s’éloigne d’un point donné4 »).
L’excentricité est ainsi une « manière d’être, de penser, d’agir qui s’éloigne de celle du commun des hommes » et l’excentrique une « personne dont l’apparence, le comportement s’écarte volontairement des habitudes sociales5. » L’affirmation à contre-courant par une volonté de se démarquer, de se différencier ou de se distinguer du groupe majoritaire, hégémonique, est courante, dans les milieux artistiques en particulier. Toute recherche d’identité individuelle qui valorise les écarts par rapport aux règles de comportement et aux codes vestimentaires (par exemple les mouvements punk, « grunge », gothique) est ainsi mise en avant.
« A une époque – les années 1970 – où le phénomène hippy ou beatnik ébranlait la société occidentale, on insistait sur la dimension volontaire de la marginalité. Par marginaux, on entend des populations se situant en-deçà de la ligne imaginaire de fracture sociale. Ils sont encore partie prenante du contrat social, même s’ils participent à de formes évidentes de transgression 6. »
Encore faut-il que la société accepte de tels écarts, que le niveau de tolérance soit suffisamment grand pour « respecter l’exclusion volontaire qui refuse
la normalisation imposée7. » L’acceptation des différences, voire de l’excentricité, dans les comportements sexuels par exemple, pose souvent problème. L’exclusion serait ainsi l’expression de la peur d’une atteinte à l’identité : la xénophobie et l’homophobie en sont des exemples manifestes.
À la différence de la marginalité, qui définit davantage un état, l’exclusion se caractérise par un processus8. Ceux qui ne sont pas les acteurs de leur propre exclusion, ceux qui la subissent involontairement sont ainsi privés de droits de cité (civis) et considérés comme hors norme, non conformes aux modèles. Ils sont définis comme atypiques, anormaux, apatrides, asociaux, à l’inverse des agents de l’exclusion. Les préfixes privatifs « a- » accumulés reprennent à la fois l’idée de dépossession9 et d’étapes successives, multiples. En privant ces individus de droits civiques, de patrie, de moyens d’existence, de foyer, de langue, de vue (couper la langue et crever les yeux, ne furent-ils pas des châtiments appliqués à ceux qui outrepassaient les normes, et donc les bornes ?), l’exclusion se décline sous des formes multiples : politiques, sociales, économiques, culturelles, qui se croisent et s’additionnent chez l’exclu.
L’exclusion semble s’étendre au-delà de la périphérie, au-delà des marges et aller vers un terrain de plus en plus ex-centré. Les marginaux sont, d’une certaine façon, tolérés, alors que les exclus, par définition, ne le sont pas. Le terme de banlieue, lieu marginal par rapport à la cité, loin du centre, prend racine dans cette notion de frontière, de marge : « l’espace d’environ une lieue, autour d’une ville, dans lequel l’autorité faisait proclamer les bans et avait juridiction10. » Ainsi le ban convoquait les vassaux à se rassembler autour du suzerain, à se réunir, alors que, par antonymie, mettre quelqu’un au ban de la société signifiait un rejet, et marquait une expression d’opprobre et d’indignité.
L’exclusion semblerait être la forme la plus poussée d’une manifestation de cohésion identitaire. D’une part, elle resserre les liens entre ceux qui excluent ou repoussent la différence, d’autre part, elle crée une nouvelle identité chez les exclus. L’exclu est « autre » : mis au ban de la société, rejeté comme indigne, méprisé, oublié, banni ou exilé, privé d’une identité. L’on pense aux premières lois sur l’immigration aux États-Unis en 1882, la Chinese Exclusion Actet la loi fermant les portes de la nation américaine aux pauvres, aux aliénés et aux criminels. L’exclusion est une forme en creux de l’affirmation d’une identité. L’exclu (on notera la forme du participe, celui qui subit) est interdit de séjour,
interdit de participer, interdit d’expression (censuré) au sein d’un groupe qui définit sa propre identité en rejetant l’autre (voir les contributions de Sanja Boskovic et de Marie-Catherine Chanfreau). Paradoxalement, ceux qui privent d’identité les exclus en les repoussant hors de leur cadre, leur en procurent une nouvelle en leur conférant une identité de hors-la-loi. Montrés du doigt, exposés au regard des autres, cloués au pilori, marqués au fer rouge, les individus interlopes sont comme réifiés pour être reconnaissables11. […]
Pour lire plus loin : Variations autour de l’exclusion Par Susan Trouvé-Finding Cahiers du MIMMOC, 1/2006.
1. A. Rey, Dictionnaire Historique de la Langue Française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998.
2 F. Gérardin, D. Morvan, A. Rey, J. Rey-Debove, Le Robert, Dictionnaire pratique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert-Vuef, 2002.
3 Pour mémoire – I : Limbes ; II : Luxure ; III : Gourmandise ; IV : Avares et prodigues ; V : Colère et accide ; VI : Hérésie ; VII : Violence ; VIII : Fraude ; IX : Traîtres.
4 F. Gérardin, D. Morvan, A. Rey, J. Rey-Debove, op. cit.
5 F. Gérardin, D. Morvan, A. Rey, J. Rey-Debove, op. cit.
6 André Gueslin, « Introduction », André Gueslin, Dominique Kalifa, (dir.), Les exclus en Europe : 1830-1930, Actes du Colloque Paris VIII, Paris, Les Éditions de l’atelier – Éditions ouvrières, 1999, p. 10.
7 Hélène Menegaldo, « Réflexions dans les marges », Figures de la Marge, Marginalité et identité dans le monde contemporain, Rennes, PUR, 1999, p. 39.
8 Castel R. Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995, p. 15 ; Guillaume Marche, « Marginalité, exclusion, déviance. Tentative de conceptualisation sociologique. » H. Menegaldo, op. cit. p. 46.
9 « Les dépossédés. Figures du refus social. » Marginales. Propos périphériques. Revue de littérature et critique. 3 / 4, Hiver 2004-2005.
10 F. Gérardin, D. Morvan, A. Rey, J. Rey-Debove, op. cit.
11 Pascale Drouet, Le vagabond dans l’Angleterre de Shakespeare, ou l’art de contrefaire à la ville et à la scène, Paris, L’Harmattan, 2003, II. Coercition et ostentation : le système punitif appliqué aux vagabonds ; Alexandre Vexliard, Introduction à la sociologie du vagabondage, Paris, L’Harmattan, 1997.
______________________________________________
Etudes réunies et présentées par Susan Trouvé-Finding
-
Avant-propos
-
I. Exclusion institutionnelle
-
II. Exils et exclusion
-
III. Représentations culturelles de l’exclusion
-
Bibliographie