Le système de santé anglais

Compte-rendu de l’ouvrage Le système de santé anglais à l’épreuve des réformes managériales,  d’Anémone Kober-Smith, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 202p. ISBN 978-2-7537-1167-5. 16€.

         http://t0.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcQ3nPrlXiIcmvJKiFslvjvKL3Nhfe9F6cyeqaC6KyNe4Qz-fV2Xhg   Dans les années 1980 et 1990, la visite à mon médecin traitant français tournait immanquablement à une discussion des réformes en cours dans le système de santé britannique. Ce médecin de campagne, informé, souhaitait échanger avec sa patiente d’origine anglaise, fournir des éléments de réponse à ses interrogations et discuter des mérites et des démérites des évolutions. C’est dire l’importance que revêtait les réformes managériales du système de santé anglais pour un simple practicien du système de santé français. Les leçons qu’en tirait ce médecin généraliste furent prescientes. Il prédisait la mise en oeuvre de pratiques similaires en France. L’ouvrage d’Anémone Kober-Smith explique comment et pourquoi le système de santé anglais a subi de telles transformations à la lumière du contexte institutionnel et politique. A l’heure où le service de santé au Royaume-Uni est menacé par des coupes budgétaires les plus sévères depuis sa création et où la solution trouvée par le gouvernement de coalition mené par David Cameron est de donner aux médecins-traitants la responsabilité de la gestion de 80% du budget de santé en tant qu’acheteurs de services, la parution de cette étude permet une mise en perspective historique et une meilleur compréhension des choix qui s’opèrent.        http://www.pur-editions.fr/couvertures/1283244881.jpg

Le système de santé anglais (l’auteur emploie sciemment ce vocable car le système de santé écossais fut traité séparément par la législation britannique et le Pays de galles lors de la création du National Health Service n’avait pas d’existence comme entité indépendante) date de 1948, au sortir de la deuxième guerre mondiale, à un moment où le pays aspirait à des changements sociaux et à un plus grand égalitarisme. Anémone Kober-Smith consacre son étude à la mise en place et l’évolution de ce service qui, malgré une mise en place difficile, devint la fierté des anglais. Les spécificités du système furent l’accès universelle aux soins gratuits financé par l’impôt et
non l’assurance médicale, un choix politique délibéré pour lutter contre l’exclusion, qui dès les premières décennies rencontra des difficultés inhérentes à sa conception et sa mission, difficultés issues du contexte économique. Le choix de financement par l’impôt fut certes une contrainte, mais comme l’ont prouvé les déboires des systèmes de santé assuranciels en Europe, les services de santé sont tous victimes de leur succès et l’offre crée la demande.

L’ouvrage propose une histoire institutionnelle du système de santé anglais. Quatre grandes parties chronologiques abordent successivement la mise en place de 1948 à 1979 années de croissance pendant lesquelles le service national de santé semblait sans limites, la première mise en cause suite aux déboires économiques et à l’arrivée au pouvoir des néo-conservateurs (Thatcher et Major) et l’introduction de ‘quasi-marchés’, l’ajustement proposé par les néo-travaillistes à partir de 1997 en termes d’économie mixte et refonte organisationnelle. Il adopte un approche relevant de la théorie politique néo-institutionnelle qui met l’accent sur les acteurs d’un champ d’études : groupes d’intérêts, professionnels, usagers. Le lecteur désireux de comprendre les priorités de santé publique ne trouvera pas de chapitre dédié à cet aspect. L’ouvrage n’a pas pour ambition d’être un guide du système de santé au Royaume-Uni, ni une contribution à l’histoire médicale, encore moins un ouvrage de vulgarisation des pratiques de santé publique.

L’analyse de l’institution prend nécessairement en compte la tradition de gestion locale et mixte des services publiques britanniques. Les services de santé, d’éducation, les services sociaux, ont été créés à partir d’initiatives à l’échelle locale, publiques – dispensaires, crèches municipales (rares) – et privées donc payantes – hôpitaux, écoles supérieures – pour lesquelles les autorités locales allouaient des subventions, par exemple sous forme de bourses d’études secondaires et universitaires. Ce système, en place avant la création du service de santé nationale perdura dans son organisation interne et dans les solutions proposées aux difficultés de financement dès les années 1980. Les tentatives d’introduction d’une économie mixte de services à partir des années 1990 n’est que le retour au modèle classique. Les trente années d’après-guerre (1950-1980) semblent dores et déjà n’avoir été qu’une parenthèse et l’Etat providence britannique un chimère construit sur les sables mouvants de la croissance.

Les choix et les concessions visibles dès la mise en place du système national de santé créent d’emblée des tensions à plusieurs niveaux. A. Kober-Smith démontre comment le tiraillement entre la corporation médicale, les gestionnaires et l’Etat influe sur les solutions proposées. La centralisation de plusieurs systèmes locaux par la création du système national et les réformes qui, depuis 15 ans, proposent un retour à la gestion locale tout en accentuant la mainmise nationale, offre un volet institutionnel à l’économie mixte adaptée en même temps.

Destiné à un public de professionnels de la santé et de spécialistes des politiques sociales, l’ouvrage est l’oeuvre d’une chercheuse en civilisation britannique sociologue. Cette empreinte se traduit par l’importance que prend la sociologie des professions et des institutions, la sociologie politique et l’histoire des politiques sociales  dans l’analyse et une connaissance étroite des procédures administratives. L’auteur prête une attention particulière à l’interaction entre les politiques et les acteurs institutionnels – corps médical, administrateurs, gouvernement – et explique de façon extrêmement claire les arcanes des réformes entreprises.

Basée exclusivement sur des sources anglaises (documents officiels, témoignages, enquêtes mais aussi ouvrages d’histoire sociale) on regrette cependant qu’un certain nombre de points ne soient pas abordés. Ils pourraient utilement faire l’objet d’études ultérieures. Ces points concerne le débat historiographique, les études françaises sur le sujet, et, dans le prolongement de celles-ci, les études comparatistes mettant en relief le système britannique.

L’étude d’Anémone Kober-Smith est le premier ouvrage publié en France entièrement consacré au système de santé britannique. Dans la bibliographie de l’ouvrage, on ne relève que deux articles en lien avec le sujet publiés dans la Revue française d’administration publique et Lien social et politique. Cependant le manque d’études ne peut s’expliquer par l’inintérêt du sujet. Quelques études éparses existent: (Economie et Statistique (1996), Dossiers solidarité et santé, 2002 (3), Système mutuel d’information sur la protection sociale (2003); Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie (2004)). L’auteur comble ainsi une lacune dans la connaissance en France du système de santé britannique. Bien que n’étant pas un ouvrage de comparatiste, le lecteur français ne manquera pas de tirer des comparaisons avec les pratiques et les réformes françaises.

Les études comparatistes sont encouragées par les instances européennes. L’explication du manque de publications sur les politiques sociales se trouve plutôt dans la difficulté d’appréhender les paramètres multiples (institutionnels, sociaux, politiques et législatifs) d’un tel sujet dans une culture et une langue étrangère. C’est ici que les spécificités et les compétences des ‘civilisationnistes’ entrent en jeux. A ce titre, d’autres ouvrages sur la protection sociale britannique publiés en France par des spécialistes de la Grande-Bretagne pourront être signalés  (Jean-Philippe Fons, Jean-Louis Meyer, La « flexibilité » dans les fonctions publiques en Angleterre, en Allemagne et en France – Débats, enjeux, perspectives, Documentation française, 2005; Gilles Leydier, Les services publics britanniques, PUR, 2004; David Fée et Corinne Nativel, Crises et politiques du logement en France et au Royaume-Uni, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008; Sarah Pickard, Les phénomènes sociaux en Grande-Bretagne aujourd’hui, Ellipses, 2009, ou encore « Les politiques sociales et familiales en Grande-Bretagne”, Informations Sociales, n°159, 2010/3, dirigé par Corinne Nativel.

Au moment où une réforme, qualifiée d’audacieuse par les uns et menaçante pour les autres (Les Echos, 11/02/11, Nicolas Madelaine ‘ Réforme de la santé britannique : l’audace de trop ? ‘), propose de confier la gestion du service de santé aux médecins-généralistes, la raison d’être de l’ouvrage prend toute son ampleur. On ne peut mieux conclure qu’en citant l’introduction du livre d’ Anémone Kober-Smith  (p.15) :  « L’ouvrage montre que l’inflexion managériale des réformes conservatrices a non seulement survécu à l’alternance politique de 1997 – qui a vu le retour au pouvoir des travaillistes après dix-huit ans d’opposition – mais qu’elle s’est même traduite par le renforcement du managérialisme à partir de 2000. La question de la décentralisation administrative tient une place importante dans l’analyse parce qu’il s’agit de l’une des principales méthodes de la NGP qui touche à la fois à la nature, à la portée et au type de pouvoirs accordés aux acteurs locaux, qu’il s’agisse des directeurs, des professionnels de santé ou des représentants des usagers. »

 

Les politiques sociales aux Etats-Unis et ailleurs

http://www.harmattan.fr/catalogue/couv/j/9782296127395j.jpgLes politiques sociales aux Etats-Unis sont le sujet d’une présentation dans l’ouvrage   MARGINALITÉ ET POLITIQUES SOCIALES Réflexions autour de l’exemple américain, co-dirigé par Taoufik Djebali et Benoit Raoulx, paru chez l’Harmattan en 2011.

1.  Les régulations sociales   INTRODUCTION  Susan Finding (p.25-27)

La définition fonctionnelle de la politique sociale, définition qui correspond au mode de pensée et à la pratique empiriques anglo-saxons, se limite à l’analyse de la fourniture de services sociaux, l’efficacité et les moyens d’intervention adoptés. La définition institutionnelle met l’accent sur la relation entre les acteurs institutionnels [1]. Les deux approches utilisées dans les analyses présentes démontrent comment les régulations sociales américaines contribuent à renforcer l’idée d’un modèle social néo-libéral outre-Atlantique.

En période de crise économique, les gouvernements interviennent pour préserver leurs populations des effets dévastateurs par une protection sociale plus étendue. En période de croissance le désengagement de l’État de cette même protection sociale semble avéré. Le taux de chômage en baisse, le nombre d’assistés devient moins critique. Le désengagement de l’État de domaine social, pour des motifs idéologiques plus que pragmatiques lors des périodes de croissance, amène dans son sillon des changements importants.

http://t1.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcTg1bD7sUmnxFS-Jkiq-3YGM58sHTll0iw2HbGkCxOtW5lb1KLYxwDans les politiques sociales étudiées, on constate le transfert du soutien de l’État, en particulier de mères célibataires, aux réseaux de solidarité informels et aux ONG (retour vers les formes anciennes d’aide aux pauvres), l’alignement des salaires sur un minimum déterminé par le marché, en l’absence de salaire minimum réglementé, le travail intermittent des assistés et une couverture sociale et médicale réduite. Si, aux Etats-Unis, la Personal Responsibility and Work Opportunity and Reconciliation Act (1996) réussit à « réconcilier » l’assistance et le travail au lieu de les opposer, -les handicapés britanniques, français et américains bénéficient dorénavant de programmes d’insertion au travail en plus de prestations compensatoires (Advielle) – ni la famille ni le travail semblent avoir été renforcées par les mesures (Djebali).

Le travail, part essentiel du rêve américain, est malmené par les effets de la globalisation. La prestation américaine, la Trade Adjustment Assistance, à l’origine, une concession aux syndicats pour faire avaler la pilule de la libéralisation des accords d’échange dans les années 1960, pèse de plus en plus lourde.  Conséquences directes de la foi placée dans les bienfaits de la libre-échange, les pertes d’emplois sont concentrées dans les secteurs manufacturiers et dans les états où, en raison des compétences peu élevées requises par ces, industries, les travailleurs sont peu rémunérés. Mesure politique permettant de faire adopter une libéralisation croissante, sa genèse, sa mise en œuvre, son coût élevé et sa faible portée en font moins une mesure de protection sociale qu’un maquillage habile des effets néfastes d’une politique essentielle à la doctrine consensuelle au cœur du projet économique national.

L’étude de l’économie politique des soins confirme cette réflexion sur ‘la prééminence idéologique et politique des intérêts économiques dans la société américaine’ (Oueslati). L’histoire de l’assurance maladie aux Etats-Unis au 20e siècle se caractérise par une opposition continue entre les groupes d’assurés d’un côté, et la profession et l’industrie médicale de l’autre. Cette dernière réussit, dans le contexte de faiblesse des institutions fédérales et de manque de soutien des associations syndicales pour le projet des progressistes de Roosevelt à Clinton, à faire rejeter l’instauration d’une couverture maladie étendue organisée par l’état fédéral. Celle-ci est dépeinte comme contraire aux valeurs américaines, divisant l’unité nationale. L’American Medical Association (Oueslati) et les compagnies d’assurance (Pihet) mobilisent des moyens de communication exceptionnels au service d’un message calqué sur la culture dominante mettant l’accent sur l’opposition fondamental entre l’individu et l’état. L’industrie médicale s’adjuge ainsi le soutien des forces politiques conservatrices et chrétiennes et met en œuvre un lobbying puissant qui utilise l’argument anti-big government (Pihet) et une conception minimaliste du rôle de l’État (Advielle). La mobilisation des groupes favorables à la réforme est plus difficile à coordonner face à la multiplicité des facettes de l’impact de la réforme (Oueslati) L’intérêt général est sacrifié à l’intérêt particulier dès lors que la puissance d’un lobby particulier s’avère plus puissante que celle, plus diffuse, des groupes défendant des intérêts divers.  

Le ‘semi-État providence’ du modèle états-unisien réunit protection sociale fédérale, locale faible et protection privée développée. La couverture maladie n’y est pas un droit mais une éventualité. Un système de santé ‘exceptionnel’ où les inégalités et les ruptures sont nombreuses actent l’impossible réforme des programmes fédéraux Medicare et Medicaid (Oueslati, Pihet). L’augmentation des dépenses de santé publiques et privées est répercutée sur les assurés, la couverture se réduit. On estime qu’en 2003, 40% des américains se retrouvent sans assurance santé complète (Pihet). Cette exclusion médicale suit les contours socio-géographiques de la population, comme la Trade Adjustment Assistance (Azuelos). La inverse care law décrite par Julian Tudor Hart (The Lancet, 27 February 1971) est toujours opérante. Paradoxalement, en période de croissance économique, le désengagement de l’État américain, accompagné par un discours mettant en avant les valeurs du travail et de l’insertion, contribue au délitement des liens sociaux, à une exclusion accrue de populations faibles.


[1] KLEINMAN (Mark) A European Welfare State? European Union Social
Policy in Context
, Londres: Palgrave, 2002, p. 1.