Votes et gradient d’urbanité : une relation invalidée

Jacques Lévy est intervenu lundi 25 avril 2022 sur France Culture dans Le temps du débat, puis de nouveau le 1er mai, toujours sur France Culture, dans l’émission l’Esprit Public, pour commenter les résultats des élections. Son analyse s’appuie sur un travail cartographique conséquent visible ici.

Conformément à une thèse qu’il défend depuis longtemps (vous trouverez l’essentiel de ses idées appliquées au vote du 21 avril 2002 dans ce texte), il considère que les différences géographiques de vote s’expliquent avant tout par ce qu’il appelle les gradients d’urbanité, bien plus que par les différences de catégorie sociale, de diplôme ou d’âge.

Son idée forte est la suivante : l’urbain dense est le lieu de la diversité, de l’ouverture, de la tolérance, de la connexion au monde, dès lors, baigner dans des environnements à forte urbanité conduirait à voter pour des partis “de gouvernement”, “universalistes”, alors que quand l’urbanité est faible, on est enclin à voter pour des partis “protestataires”, “populistes”, “tribunitiens”. C’est cela qui expliquerait les votes, plus que le fait d’être jeune ou vieux, d’être diplômé du supérieur ou non diplômé, ouvrier, employé ou cadre supérieur.

Pour mesurer les gradients d’urbanité, Jacques Lévy s’appuie sur les zonages d’étude de l’INSEE, et dans ses dernières analyses, sur le zonage en aires d’attraction des villes. Chaque commune peut être rattachée à l’un des 8 gradients d’urbanité, qui sont définis sur la base d’une double distinction : en fonction de la tranche d’aire d’attraction des villes, d’une part, et de la situation de la commune par rapport à la commune centre de l’aire, d’autre part.

La commune qui présente le gradient d’urbanité le plus fort, c’est Paris, elle correspond au gradient 1. Suivent les communes de la banlieue de Paris, ainsi que les communes centres des aires de plus de 700 000 habitants, toutes étant de gradient 2 : les communes de la banlieue sont moins urbaines que Paris, mais elle bénéficient en quelque sorte de son ruissellement ; les communes centres des très grandes aires, ce n’est pas Paris, mais l’urbanité y est forte. Et ainsi de suite, jusqu’aux communes hors aires d’attraction des villes, de gradient 8, à l’urbanité la plus faible.

Pour mesurer l’impact des gradients d’urbanité, il procède à des analyses cartographiques, qui permettent de visualiser la géographie des votes en fonction de ces gradients, pour conclure le plus souvent que son analyse est validée. Il va cependant un cran plus loin : conscient que d’autres éléments peuvent jouer, notamment les effets de diplôme, de catégorie sociale ou d’âge, il affirme que les gradients d’urbanité sont plus explicatifs que ces autres éléments, sur la base d’un raisonnement quelque peu opaque et pour le moins curieux (voir ici, à partir de 5’30).

L’analyse de Jacques Lévy a fait l’objet de critiques sérieuses, depuis déjà longtemps (voir par exemple l’article de Fabrice Ripoll et Jean Rivière). Mon objectif ici est d’ajouter une pierre à la critique, en montrant qu’elle est invalidée empiriquement, sur la base des résultats du vote du premier tour des élections présidentielles 2022 de l’ensemble des communes de France métropolitaine.

Pour cela, il convient de définir précisément quels résultats on devrait obtenir si la “théorie” du gradient d’urbanité était vérifiée : on devrait observer i) un score des candidats de gouvernement qui augmente quand le degré d’urbanité augmente, ii) un score des candidats protestataires qui diminue quand le degré d’urbanité augmente, iii) un pouvoir explicatif du gradient d’urbanité supérieur au pouvoir explicatif d’autres distinctions (âge, CSP, niveau de diplôme), iv) un effet du gradient d’urbanité qui est observé à caractéristiques sociales égales par ailleurs.

Pour valider ou invalider ces propositions, je considère d’abord comme candidats de gouvernement Macron, Jadot, Pécresse et Hidalgo, et comme candidats protestataires les huit autres candidats, classés à gauche pour quatre d’entre eux (Mélenchon, Roussel, Poutou, Arthaud) et à droite pour les quatre autres (Le Pen, Zemmour, Lassalle, Dupont-Aignan). Sur cette base, je procède aux traitements suivants :

  1. j’analyse les scores moyens obtenus par chaque candidat, en fonction du gradient d’urbanité : si la théorie est vérifiée, le score moyen de Macron, Jadot, Pécresse et Hidalgo doit augmenter avec le degré d’urbanité, celui des huit autres candidats doit diminuer. Le gradient d’urbanité doit en outre expliquer une part importante des différences de vote observées entre communes,
  2. j’analyse parallèlement l’influence d’une autre variable que le gradient d’urbanité : la part des diplômés du supérieur par commune. Si la théorie est validée, cette variable doit expliquer une part moins importante du vote que le gradient d’urbanité,
  3. j’analyse dans un même modèle le gradient d’urbanité et la part des diplômés du supérieur, afin d’évaluer l’impact du gradient d’urbanité à niveau de diplôme donné. Si la théorie fonctionne, le gradient d’urbanité doit exercer l’influence attendue sur les scores des candidats de gouvernement et des candidats protestataires.

Commençons par cette première proposition, en mesurant l’impact du gradient d’urbanité sur les votes des 12 candidats. Dans le tableau, vous pouvez lire le score obtenu par chaque candidat dans la commune de Paris (gradient 1), puis l’écart à ce score pour les gradients de 2 à 8. La dernière ligne renseigne sur le pourcentage des différences de votes entre communes expliquées par le gradient d’urbanité.

Scores au 1er tour de l’élection présidentielle de 2022 par gradient d’urbanité (score moyen des communes du gradient 1 et écart à ce score pour les autres gradients)

A titre d’exemple de lecture, le score d’Emmanuel Macron dans la commune de Paris est de 35,3%, celui de Yannick Jadot est de 7,3%. En moyenne, dans les communes de la banlieue de Paris et dans les communes centre des aires de plus de 700 000 habitants, le score d’Emmanuel Macron est inférieur de 6,4 points de pourcentage au score qu’il obtient sur Paris, et celui de Yannick Jadot est inférieur de 2 points de pourcentage à son score parisien. Sur la dernière ligne de ces deux candidats, on constate que les gradients d’urbanité n’expliquent que 7% des différences communales de vote Macron, et 21% des différences pour Jadot.

Globalement, s’agissant des candidats de gouvernement, on constate que les scores hors Paris sont tous inférieurs au bloc sur Paris intra-muros, ce qui va dans le sens de la théorie, mais dans sa version extrême, où l’urbanité serait réservée au cœur de la capitale, point d’urbanité en dehors. De plus, le gradient d’urbanité n’explique qu’une faible partie des différences entre communes (variance expliquée inférieure à 10%), hormis pour Jadot, candidat pour lequel la théorie « marche » un peu mieux, puisque la variance expliquée par le gradient d’urbanité est de 21% et que son score est continûment décroissant quand on va du gradient 1 à 8.

Pour les candidats protestataires, la théorie fonctionne plutôt bien pour Marine le Pen puisque son score est continûment croissant avec le gradient (à l’exception du gradient 8, son score y est inférieur aux gradients 6 et 7) et il explique 46% des différences observées. En revanche, le résultat est inverse au résultat attendu pour Mélenchon (avec un pouvoir explicatif du gradient important, mais totalement contraire à l’attendu, de 46%) et pour Zemmour (mais avec un faible pouvoir explicatif du gradient d’urbanité, qui n’explique que 2% des différences de vote entre communes). Les résultats de Mélenchon et de Zemmour constituent clairement le premier élément d’invalidation de la théorie des gradients d’urbanité.

Deuxième temps de l’analyse, l’examen de la deuxième proposition, qui consiste à étudier le jeu d’une autre variable explicative considérée comme moins déterminante par Jacques Lévy que le jeu du gradient d’urbanité. J’ai retenu la part communale des diplômés du supérieur, qui exerce une influence certaine sur les votes. Je compare simplement la part des différences expliquées par le gradient d’urbanité, d’un côté, et la part expliquée par la part des diplômés du supérieur, de l’autre.

Variance expliquée par le gradient d’urbanité et par la part des diplômés du supérieur en pourcentage de la variance totale, dans les votes au 1er de tour de 2022. Pour la variable “part des diplômés du supérieur”, l’analyse a été faite en retenant la valeur continue de la variable, et également en constituant huit groupes de communes (1/8 des communes à plus faible part, puis 1/8 des suivantes, etc.), pour avoir un nombre de classes équivalent au nombre de gradient d’urbanité.

On constate que pour sept des douze candidats, la part des diplômés explique mieux les différences communales de score que le gradient d’urbanité, pour deux l’explication est équivalente (Hidalgo et Poutou), et c’est seulement pour 3 qu’elle est moins explicative que le gradient d’urbanité (Mélenchon, Lassalle et Dupont-Aignan), mais dans un sens contraire à l’attendu pour Mélenchon rappelons-le. L’écart est particulièrement fort pour Macron (+24 points de pourcentage d’explication) et pour Jadot (+32 points). Ces résultats constituent le deuxième élément d’invalidation de la théorie.

Dernier temps essentiel de la démonstration, l’analyse intégrée des deux effets. L’erreur principale de Jacques Lévy consiste en effet à étudier gradient d’urbanité, CSP, âge et diplôme séparément, en les considérant comme indépendants. Or, la composition sociale des territoires varie fortement selon le gradient d’urbanité. De ce fait, les différences de scores par gradient peuvent résulter non pas de sa théorie (on est plus tolérant quand on vit dans un environnement urbain, donc on vote moins pour les partis protestataires), mais de différences de caractéristiques sociales (on est plus diplômés, donc on vote moins pour les partis protestataires, qu’on habite dans l’urbain ou dans le rural). C’est à cette condition qu’on pourra éventuellement identifier le jeu d’un effet géographique « pur ».

Ecarts au score de gradient 1 pour les gradients 2 à 8 à part des diplômés du supérieur égale par ailleurs. Les valeurs soulignées sont non significativement différentes de 0 au seuil de 1%.

On constate que, quand on neutralise l’effet “part des diplômés du supérieur”, les résultats pour tous les candidats des partis de gouvernement sont contraires à la théorie : leur score est supérieur dans les communes hors Paris, il est même continument croissant pour Macron quand on passe du gradient 1 au gradient 8 d’urbanité (c’est le cas également pour Pécresse).

S’agissant des candidats protestataires, les résultats de Roussel sont maintenant contraires à la théorie (coefficients tous négatifs, mais leurs valeurs sont faibles), et ceux de Mélenchon le restent. A l’inverse, quand on neutralise l’effet de diplôme, le score de Zemmour devient un peu plus conforme à la théorie, il améliore ses scores quand l’urbanité diminue, mais la part des différences expliquées reste faible (7%).

Cette troisième série d’éléments va dans le même sens que les deux séries précédentes. Dès lors, il nous semble possible de conclure que la théorie du gradient d’urbanité, qui veut que vivre dans l’urbain incite à voter pour des partis de gouvernement et que s’éloigner de l’urbain le plus dense (Paris intra-muros) conduise à voter pour des partis protestataires, d’autant plus qu’on s’en éloigne, est invalidée empiriquement.

Le vote le Pen, un vote rural ?

Les résultats du vote à peine tombés, les analyses se multiplient. J’ai entendu, entre autres choses, à de nombreuses reprises, des commentateurs indiquer que le vote le Pen augmentait à mesure que l’on s’éloignait des villes. Est-ce bien le cas ? La réponse peut sembler en apparence paradoxale : oui, le vote le Pen est plus important dans le monde rural, mais non, ce n’est pas parce qu’on vit dans le monde rural qu’on vote plus le Pen. Or je pense qu’au moins certains commentateurs, et sans doute certains de ceux qui les écoutent, font la confusion entre ces deux idées.

Pour bien comprendre ce que je veux dire, je vous propose d’analyser la géographie du vote, à l’échelle des communes de France métropolitaine, en me focalisant sur le cas de Marine Le Pen, donc, et en comparant les résultats aux deux tours de l’élection, pour 2017 et pour 2022.

Mon objectif étant d’identifier l’influence éventuelle du degré de ruralité sur le vote, il convient de définir ce que l’on entend par commune rurale et par commune urbaine. Le mieux est de s’appuyer sur la nouvelle définition de la ruralité définie par l’Insee, définition basée sur la grille communale de densité : une commune rurale est une commune très peu dense ou peu dense, une commune urbaine est une commune très dense ou de densité intermédiaire (voir ici pour une présentation de cette nouvelle définition).

88% des communes sont rurales, elles concentrent 33% de la population au sens du recensement millésime 2019 et 37% des inscrits au 2ème tour de l’élection présidentielle de 2022.

Fort de cette définition, on peut comparer la moyenne des scores obtenus par Marine le Pen aux deux tours des deux dernières élections présidentielles. Commençons par comparer les résultats bruts, en dehors de toute autre considération.

Le tableau se lit de la façon suivante : le fait d’être une commune rurale plutôt qu’une commune urbaine augmente le score de Marine le Pen au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 de 6,6 points de pourcentage en moyenne.  En 2022, l’augmentation est en moyenne de 8,6 points de pourcentage. Résultats sans aucune ambiguïté : les scores de la candidate du rassemblement national sont en moyenne bien plus importants dans le monde rural que dans le monde urbain, de 7 à 9 points aux premiers tours, de plus de 10 points aux deuxièmes tours.

Il y a cependant une autre information importante contenue dans le tableau : la part expliquée par le caractère rural des communes dans l’ensemble des différences de scores que l’on observe entre ces mêmes communes. On constate alors que les différences moyennes de résultats entre communes rurales et communes urbaines sont certes importantes, mais cette caractéristique n’explique qu’une part relativement faible de l’ensemble des différences constatées, moins de 20% dans tous les cas. Dit encore autrement : entre 81% et 88% des différences de scores entre rural et urbain s’expliquent par autre chose que le caractère rural ou urbain des communes.

Par ailleurs, une analyse plus satisfaisante des différences de scores entre communes consiste à intégrer non seulement leur dimension rurale ou urbaine, mais aussi des variables permettant de saisir les différences de composition sociale des territoires. Supposons pour illustrer que le vote le Pen soit en moyenne moins important chez les jeunes. Si la part des jeunes est plus faible dans les communes rurales, on s’attendra à ce que le score de Marine le Pen y soit plus fort, toute chose égale par ailleurs, non pas en raison du caractère rural de la commune stricto sensu, mais parce que la composition par âge y est différente.

Dans cette perspective, j’ai  comparé à nouveau les moyennes de scores entre communes rurales et communes urbaines en neutralisant certains de ces effets de composition, à l’aide d’un nombre volontairement réduit de variables : la part des diplômés du supérieur, la part des personnes de 65 ans et plus, la part des personnes de 15 à 29 ans et la part des immigrés dans la population. J’ai également introduit une indicatrice régionale. La question est de savoir si, à caractéristiques sociales introduites dans le modèle égales, et à région identique, on observe encore, ou non, des différences entre communes urbaines et communes rurales.

L’introduction de ces nouvelles variables change tout : l’effet ruralité est significativement réduit, le fait d’être une commune rurale plutôt qu’une commune urbaine n’augmente le score de Marine le Pen que, au plus, d’un peu plus d’un point de pourcentage. On constate également que l’introduction de ces variables améliore considérablement l’explication des différences de vote qui atteint voire dépasse les 80%. Il s’avère donc que, à caractéristique sociale identique, le fait de vivre dans une commune rurale plutôt que dans une commune urbaine ne conduit que très peu à voter plus le Pen.

Pour mesurer plus précisément le jeu des différentes variables, vous trouverez ci-dessous le tableau complet des résultats. Le coefficient associé à chaque variable vous donne l’effet de la variable sur le score de Marine le Pen (tous les coefficients sont statistiquement significatifs).

Guide de lecture : quand la part des diplômés du supérieur augmente d’un point de pourcentage, le score de Marine le Pen diminue de 0,5 point au premier tour de 2017 et de 0,7 point au deuxième tour de 2022. Le fait d’être une commune bretonne plutôt qu’une commune d’Auvergne-Rhône-Alpes diminue en moyenne de 7,8 points de pourcentage son score au premier tour de 2017 et de 11,2 points au deuxième tour de 2022.

On constate que le vote de Marine le Pen diminue quand la part des diplômés augmente, quand la part des jeunes ou des personnes âgées augmente, et quand la part des immigrés dans la population augmente. On observe également des effets régionaux marqués : effet très négatif sur son score d’être une commune de Bretagne, des Pays de la Loire, puis de Nouvelle-Aquitaine, effet très positif sur son score d’être une commune de PACA, de Corse, des Hauts-de-France ou de Grand Est.

Au final, contrairement à ce qu’une analyse sommaire de la géographie des votes pourrait laisser penser, le fait de vivre dans le rural ne conduit pas à voter plus pour Marine le Pen, pas plus que le fait de vivre dans l’urbain ne conduit à voter moins pour elle. Si le score de Marine le Pen augmente quand on s’éloigne des villes, c’est avant tout lié à la composition sociale des territoires, ainsi qu’à des effets macro-régionaux.

Présidentielles 2022 : quelle(s) géographie(s) du vote ?

Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle à peine tombés, des cartes sur la géographie du vote commencent à circuler. La tendance dominante consiste à proposer des cartes des candidats arrivés en tête, à l’échelle des communes (France Info par exemple) ou des départements (Huffigton Post, France Bleu), façon très réductrice de présenter les choses. C’est que cartographier les résultats du vote est un exercice périlleux et tout sauf anodin. Sur le sujet, je recommande particulièrement la lecture de cet article d’Aurélien Delpirou, joliment titré « l’élection, la carte et le territoire : la victoire en trompe l’œil de la géographie », qui date des dernières élections mais qui reste d’actualité.

Pour ma part, j’ai décidé de ne pas faire de carte, mais de me livrer à de petits exercices statistiques, avec en tête les interrogations suivantes : le score au premier tour d’Emmanuel Macron, de Marine Le Pen ou de Jean-Luc Mélenchon est-il plus important dans les communes rurales ou dans les communes urbaines ? En Ile-de-France, en Nouvelle-Aquitaine ou dans le Grand Est ? Dans les communautés de communes ou dans les communautés d’agglomération ? Parmi ces différents effets (effet rural/urbain, effet d’appartenance régionale ou effet d’inclusion dans tel ou tel type d’intercommunalité), quel est le plus déterminant ?

Pour commencer à apporter des réponses, j’ai exploité les résultats du premier tour des présidentielles 2022 à l’échelle des communes de France métropolitaine. Or, il s’avère que si on trouve bien des effets géographiques, ils sont variables selon les candidats, et ils n’expliquent pas tout.

Prenons l’exemple du caractère rural ou urbain des communes. Pour le mesurer, je me suis appuyé sur la grille communale de densité, qui permet de distinguer les communes dites rurales, qui sont très peu denses ou peu denses, et les communes dites urbaines, qui sont de densité intermédiaire ou très denses. Pour le vote Macron, il s’avère que le degré de densité « n’explique » que 4% des différences de score : ceci signifie que Macron fait des scores élevés, moyens et faibles sur les communes des différentes catégories de densité. Pour les votes le Pen et Mélenchon, en revanche, le degré de densité est plus déterminant, il « explique » 36% des différences de scores chez le Pen, et 38% chez Mélenchon, mais dans un sens opposé : le score de Marine le Pen diminue, et celui de Jean-Luc Mélenchon augmente, avec la densité. Autrement dit encore, le vote Le Pen est surreprésenté en milieu rural, le vote Mélenchon est surreprésenté en milieu urbain. Mais attention, cela n’explique pas tout : le degré de densité explique moins de 40% des différences observées, pour l’un comme pour l’autre.

On peut faire le même type d’analyse pour d’autres effets : à côté de la densité, j’ai testé l’effet de l’appartenance régionale (13 régions de France métropolitaine) et celui de l’appartenance à tel ou tel type d’intercommunalité (en distinguant communautés de communes, communautés d’agglomération, communautés urbaines et métropoles). J’ai alors calculé, pour chaque candidat (ainsi que pour le taux d’abstention), ce que ces typologies des communes expliquaient des différences de scores. Les résultats sont repris dans le tableau ci-dessous.

Lecture : le degré de densité explique 17% des différences de taux d’abstention entre communes, l’appartenance régionale en explique 16% et le type d’EPCI 5%. Pour le vote Macron, ces trois effets expliquent respectivement 4%, 22% et 4% des différences de scores entre communes.

Il s’avère que les trois candidats pour lesquels les effets géographiques sont relativement marqués sont Le Pen, Mélenchon et Lassalle (sans surprise un effet rural pour ce dernier). Pour les autres candidats, ces effets géographiques n’expliquent qu’une petite partie des différences observées, avec quelques différences intéressantes entre effets géographiques : aucun effet rural/urbain pour Zemmour, Macron et Hidalgo, mais quelques effets régionaux, notamment pour le premier.

Je me concentre maintenant sur les candidats arrivés aux trois premières places. J’ai estimé un modèle des différences de vote avec comme variables explicatives le degré de densité des communes et leur région d’appartenance. Le tableau ci-dessous présente les résultats obtenus, voici comment il se lit : la commune de référence est une commune très dense d’Auvergne-Rhône-Alpes. Le fait d’être une commune de densité intermédiaire plutôt que d’être une commune très dense réduit le score d’Emmanuel Macron de 0,8 points de pourcentage. Le fait d’être en Bretagne plutôt qu’en Auvergne-Rhône-Alpes l’augmente de 5,3 points de pourcentage.

Ce modèle n’explique que 25% des différences de vote pour Emmanuel Macron, mais 43% pour Jean-Luc Mélenchon et jusqu’à 58% pour Marine Le Pen, candidate pour laquelle la géographie est la plus marquée.

S’agissant des effets de densité, on constate qu’ils jouent fortement dès qu’on sort des communes très denses, pour Le Pen comme pour Mélenchon, avec une variation de plus de 8 points de pourcentage entre communes très denses et communes de densité intermédiaire, à la hausse pour Le Pen, à la baisse pour Mélenchon.

S’agissant des effets régionaux, on observe un effet positif pour Macron en Bretagne et en Pays de la Loire et des effets négatifs principalement en Corse, en PACA et en Occitanie. Pour Le Pen, des effets très positifs en Hauts-de-France, PACA et Grand Est (à noter que le vote Zemmour bénéficie d’effets régionaux positifs en Corse et PACA seulement). Pour Mélenchon, enfin, les effets régionaux sont moins marqués, l’effet positif le plus important se retrouve en Ile-de-France, l’effet négatif le plus important se situe en Corse et en PACA.

Je me suis enfin amusé à analyser l’évolution de la géographie des votes pour les trois mêmes, entre le premier tour 2017 et le premier tour 2022, en me concentrant sur les effets densité et les effets régionaux.

Lecture : la densité des communes “explique” 18% des différences de vote Macron en 2017, et 4% en 2022.

Pour Macron, les effets densité et régionaux jouent encore moins en 2022 qu’en 2017. Pour Le Pen, et surtout pour Mélenchon, ils jouent en revanche sensiblement plus. En 2017, en dépit des propos avancés par certains, on n’avait pas un vote des villes pour Macron et un vote des campagnes pour Le Pen. En 2022, on n’a toujours pas de vote des villes ni des campagnes pour Macron, on a un peu plus un vote des campagnes pour Le Pen, et un peu plus un vote des villes pour Mélenchon.

Territoires zéro chômeur de longue durée : rapport final du Comité Scientifique

Le rapport final du Comité Scientifique d’évaluation de l’expérimentation “territoires zéro chômeur de longue durée” vient d’être mis en ligne. Il est composé de différents documents :

Nous avions terminé le rapport intermédiaire par un ensemble de pistes d’amélioration (voir les pages 14 et 15 du rapport intermédiaire). Nous terminons le rapport final sur des points d’attention, sur lesquels le Comité Scientifique a convergé :

Les structures créées ont vraisemblablement contribué à améliorer la trajectoire en emploi, et plus largement le bien être, des bénéficiaires de l’expérimentation (santé, insertion sociale, confiance en soi, etc.). Le rôle joué par le CDI dans cette dynamique d’amélioration est probablement majeur dans l’horizon lointain et le sentiment de sécurité professionnelle et financière qu’il confère. Dans une logique d’efficience des dispositifs publics, cet effet positif sur l’emploi doit encore être comparé avec celui induit par d’autres dispositifs d’insertion professionnelle (contrats aidés, insertion par l’activité économique notamment) ;

La notion de privation durable d’emploi permet une grande souplesse dans les embauches et peut ainsi permettre de tenir compte des aspects protéiformes de la précarité professionnelle. Dans cette perspective, une standardisation des pratiques d’embauche impliquant les comités locaux d’emploi reste à trouver pour permettre une transparence des modalités de recrutement et une réelle équité sur l’ensemble du territoire.

Les objectifs fixés aux structures (donner du travail à toutes les personnes privées d’emploi, non concurrence, impératif de dégager des résultats financiers) peuvent apparaître en contradiction entre eux et induire des tensions fortes au sein des structures, ce qui a contraint certaines EBE à des ajustements. Si certaines évolutions par rapport au modèle initial semblent les bienvenues (notamment en matière de professionnalisation des équipes encadrantes et de structuration de management), d’autres peuvent susciter des interrogations et appellent à une attention soutenue (malgré une politique d’embauche plus ciblée il subsiste quelques recrutements dont l’éloignement à l’emploi pose question ; le critère de non-concurrence des activités semble soumis à une interprétation variable).

Les externalités territoriales existent peut-être à un niveau très fin, mais apparaissent à ce stade trop limitées pour avoir un effet réellement significatif. Si l’insertion institutionnelle au niveau local joue un rôle primordial pour le développement et la bonne insertion dans le maillage économique local, les dernières évolutions soulignent la nature parfois fluctuante de cette implication institutionnelle. Dès lors, un engagement financier des collectivités territoriales doit permettre d’assurer une implication de ces acteurs sur la durée. Par ailleurs, si les effets territoriaux ne semblent pas se matérialiser à ce stade, des effets en termes de concurrence peuvent exister, voire s’amplifier en cas de forte extension de l’expérimentation. Des travaux d’évaluation supplémentaires sur ce point pourraient être entrepris ultérieurement et les gardes fous à établir dans les territoires pourraient être renforcés.

Au final, si l’évaluation menée a permis de faire apparaître des résultats tangibles, celle-ci n’a pu aborder tous les aspects couverts par cette expérimentation complexe : en particulier, les enjeux en termes d’aménagement du territoire et d’impact sur le tissu économique local restent des questions d’évaluation à instruire pour la suite. Cela pourrait justifier un élargissement du champ d’action de l’évaluation au-delà de l’axe central conféré jusqu’à présent sur le retour à l’emploi.

Je remercie très sincèrement l’ensemble des membres du Comité Scientifique, les personnes de la Dares pour l’énorme travail réalisé, ainsi que les équipes mandatées pour les travaux de terrain, qui ont également fait un travail remarquable cette année encore, ans un contexte pour le moins difficile. Je vous encourage à ce titre à lire attentivement leurs rapports, qui ont été une source essentielle de notre analyse.

Territoires zéro chômeur : ce que dit le comité scientifique

A l’heure où députés et sénateurs débattent sur une proposition de loi d’extension de l’expérimentation “territoires zéro chômeur de longue durée”, j’ai souhaité rédiger une tribune sur les principales conclusions et recommandations autour desquelles les membres du comité scientifique que je préside ont convergé. Le Monde a accepté de la publier, elle est visible ici (€). J’ai également donné une interview pour Alternatives Economiques, visible ici (€).

Les principaux messages sont les suivants :

  • l’expérimentation est très positive pour les bénéficiaires, sur leur vie professionnelle et personnelle. Sur les impacts hors travail, parmi les derniers résultats que nous avons obtenu grâce à la passation de deux vagues d’enquête auprès des bénéficiaires, on montre notamment qu’ils renoncent moins aux soins et qu’ils ont un sentiment de bien être significativement supérieur à des personnes ayant les mêmes caractéristiques mais n’ayant pas bénéficié de l’expérimentation,
  • nous avons observé cependant tout un ensemble de problèmes de mise en œuvre sur les premiers territoires, liés sans doute pour partie à la volonté des porteurs de projet d’atteindre rapidement l’exhaustivité (c’est-à-dire de recruter l’ensemble des personnes durablement privés d’emploi) : problème de management, difficulté à atteindre un niveau suffisant d’activité, anticipation insuffisante des besoins de formation et d’accompagnement, … Certains de ces problèmes ont été réglés chemin faisant, il convient que les futurs territoires les anticipent,
  • s’agissant du modèle économique, l’objectif de neutralité financière n’est pas atteint, pour partie car le chiffre d’affaires des entreprises créées est inférieur à ce qui était escompté, pour partie en raison du fait qu’une part non négligeable des personnes recrutées ne percevaient pas avant embauche d’allocations chômage ou de prestations sociales, si bien que l’Etat économise moins que prévu suite à leur retour à l’emploi. C’est ce point qui fait débat, y compris au sein du comité scientifique : certains considèrent qu’il y a un problème de ciblage qu’il convient de régler ; d’autres (la grande majorité des membres du comité scientifique) considèrent que c’est en partie lié à des phénomènes de non recours, il convient donc d’assumer que cette expérimentation coûte plus que prévu et ne soit pas neutre financièrement, au moins à court et moyen terme.

Sur la base de ces résultats, le comité scientifique recommande une extension prudente de l’expérimentation, à un nombre limité de territoires suffisamment prêts. Dans cette perspective, il nous semble important que le cahier des charges auquel devront se conformer les nouveaux territoires intègre nos recommandations, notamment : i) bien anticiper et remédier aux problèmes de mise en oeuvre, ii) impliquer l’ensemble des acteurs potentiellement concernés (y compris les acteurs de l’insertion par l’activité économique et les entreprises privées) et s’assurer d’une gouvernance locale de qualité, iii) anticiper l’ensemble des besoins de financement (pour l’investissement dans les locaux, les machines, les besoins de formation et d’accompagnement des personnes) et avoir une idée claire de la trajectoire financière, iv) procéder à une sélection rigoureuse des bénéficiaires pour éviter une rupture d’égalité entre les territoires.

Pour ce qui est du modèle économique, enfin, ce qu’il convient de viser c’est sans doute moins la neutralité financière que la capacité de l’expérimentation à ramener vers l’emploi des personnes qui en ont été durablement privées, et à maximiser les effets positifs sur ces personnes, leur entourage et leur territoire d’appartenance.

Territoires zéro chômeur : rapport intermédiaire du Comité Scientifique

J’ai remis aujourd’hui à la Ministre du travail le rapport intermédiaire du Comité Scientifique d’évaluation sur l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), vous pouvez le télécharger ici. Quelques précisions/compléments.

Quand j’ai été sollicité en 2016 pour présider le comité, j’ai tenu à ce qu’il soit composé de chercheurs de disciplines différentes (économie, sociologie, droit, géographie), et une fois le comité constitué, à ce que l’évaluation combine analyses quantitatives et analyses qualitatives. Le croisement des regards et la combinaison des méthodes a donné lieu à des échanges que j’ai trouvé particulièrement riches lors des réunions du comité.

Notre rapport intermédiaire se nourrit pour une part importante des travaux de terrain confiés à trois organismes (le consortium ASDOANSA, le CLERSE, KPMG), qui ont travaillé séparément sur quatre des dix territoires d’expérimentation. Nous mettons à disposition leurs rapports intermédiaires, j’encourage vivement les personnes intéressées par l’expérimentation à les lire, c’est tout sauf superflu.

Compte-tenu des premiers retours que j’ai pu avoir sur notre travail, j’aimerais que personne ne perde de vue que l’avis général du Comité Scientifique est favorable à la poursuite de l’expérimentation, ainsi qu’à son extension à des territoires suffisamment matures. Le fait que nous insistions dans notre rapport sur certains problèmes ne signifie pas que notre avis est négatif, l’intention est de porter à la connaissance des acteurs ces problèmes (dont certains ont commencé à être réglés sur les sites) pour qu’ils ne se reproduisent pas. C’est tout l’intérêt d’une démarche expérimentation-évaluation, précisément, que de repérer ce qui ne va pas et d’y remédier. Quand nous proposons ensuite une extension à des territoires suffisamment matures, c’est pour souligner l’importance, pour la réussite de l’expérimentation, de relations fluides et de qualité entre les institutions. Nous proposons également que les futurs territoires d’expérimentation indiquent clairement quels moyens humains et financiers ils souhaitent apporter, moyens indispensables à la réussite du projet selon nous, or je ne suis pas sûr que tous les territoires candidats (près de 200) en aient pleinement conscience.

Autre précision importante : le rapport  remis aujourd’hui est un rapport intermédiaire, le rapport final devant être livré d’ici l’été 2020. D’ici là, nous allons pouvoir approfondir certains points, notamment mieux comprendre quelles sont les caractéristiques/trajectoires passées des bénéficiaires de l’expérimentation, d’une part, et quel est l’impact territorial de l’expérimentation, d’autre part. Le premier approfondissement est essentiel, car il va permettre d’éclairer le point qui va sans doute faire le plus de buzz : il semble en effet que, contrairement à ce qui avait été anticipé, l’Etat économise moins que prévu en favorisant l’embauche de chômeurs de longue durée, car une part non négligeable des bénéficiaires de l’expérimentation ne touchait pas, avant entrée dans les entreprises à but d’emploi, d’allocations chômage ou de prestations sociales. Nous ne savons cependant pas pour le moment dans quelle mesure cela s’explique par du non recours, il est donc indispensable de le mesurer avant de dire qu’il y a ou non un problème éventuel de ciblage dans l’expérimentation. S’agissant de l’impact territorial de l’expérimentation, la deuxième vague d’enquête qui va être lancée auprès des habitants des territoires devrait permettre de le mesurer en partie. Affaire à suivre, donc.

La mythologie Came, version 2.0

Depuis mars dernier, notre texte “la mythologie CAME : comment s’en désintoxiquer ?” a largement diffusé, nous l’avons présenté à de nombreuses reprises, devant des collègues chercheurs ainsi qu’auprès de publics hors sphère académique, un peu partout en France. Notre sentiment est que la critique adressée aux discours autour de la compétitivité des territoires, de l’attractivité, de la métropolisation et de l’excellence a porté. Souvent, cependant, est revenue dans les discussions la question de l’alternative à la CAME, que nous n’avions fait qu’esquisser dans le texte.

Nous avons donc décidé de compléter la version initiale de notre article, en développant principalement sur ce point. Pour être plus précis, nous avons procédé à quelques modifications plutôt mineures dans l’ensemble du texte, nous avons introduit un point plus développé dans la première partie sur la notion d’économie d’agglomération en apportant de premiers éléments de critique de son utilisation (pages 12-14) et, surtout, donc, nous avons introduit un nouveau point sur l’alternative au discours dominant (pages 18-25).

En cohérence avec notre propos général, il ne s’agit bien sûr pas de proposer un nouveau modèle de développement des territoires, mais de présenter des éléments de méthode pour analyser autrement les territoires, identifier les problèmes et les opportunités éventuelles, et mettre en œuvre le cas échéant des politiques publiques adaptées. Nous préconisons notamment d’oublier les catégories “métropole”, “périphérie”, “ville globale”, …, d’entrer en matière de développement économique par l’activité, en identifiant ce que nous appelons les “mondes économiques” dans lesquels sont insérés les acteurs, de s’interroger sur les arrangements entre acteurs (ce que certains qualifient de gouvernance locale), de réfléchir à d’autres façons de fabriquer les politiques publiques, afin de se prémunir de la tentation du modèle.

Nous nous sommes efforcés, comme dans la première version du texte, de le rendre accessible à un large public, en illustrant nos propositions d’exemples tirés de nos travaux de terrain. Nos préconisations s’adressent donc aussi et peut-être surtout aux acteurs en charge du développement des territoires, aux différentes échelles (nationale, régionale, locale), car nous sommes convaincus qu’il est possible d’agir autrement et de manière plus pertinente, dès lors que l’on se débarrasse des représentations erronées qui sous-tendent encore trop souvent l’action publique.

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La fusion des régions : inutile, coûteuse et irréversible

France Culture vient de mettre en ligne les résultats d’une enquête sur la région Occitanie, fusion des anciennes régions Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon, qui montre que les frais de fonctionnement ont explosé (dans une vidéo France Inter insérée dans l’article, on apprend que les frais de fonctionnement sont passés de 2,4 à 3,5 milliards). En fin d’article, il est également mentionné que, après fusion, les budgets régionaux restent tous petits : 30 milliards pour l’ensemble des régions françaises, contre 23 milliards pour la seule Catalogne.

Résultats tout sauf surprenant.

Cette fusion des régions, d’abord, était inutile : elle a été menée sous le prétexte que les régions françaises étaient trop petites, qu’il fallait absolument se rapprocher du modèle des länder allemands (les régions allemandes font rêver, pas la structure urbaine allemande, plus équilibrée que la structure française, soit dit en passant), car des régions plus grandes, effets “masse critique” obligent, seraient plus performantes. Pour réduire le “millefeuille” institutionnel français, ensuite, en supprimant la clause de compétence générale et en spécialisant les collectivités (les départements ne pouvant plus faire de développement économique notamment). Sur le premier point, après fusion, les régions françaises restent des nains, comme cela a été indiqué dès 2016. Sur le deuxième point, on ne peut pas dire que l’on ait beaucoup avancé, quand on observe la résistance des conseils départementaux pour continuer à exister sur le volet développement économique. De plus, rien n’empêchait de spécialiser les collectivités sans passer par une fusion des régions.

Une réforme coûteuse, ensuite, ce qui était également très prévisible : le cas de l’Occitanie est bien documenté par France Culture. Pour voir régulièrement ce qu’il en est en Nouvelle-Aquitaine, je dirais que le problème est au moins de même niveau, voire pire. J’ajouterais que le problème n’est pas que comptable : oui, les budgets de fonctionnement ont explosé après fusion, vu les déplacements que les agents doivent faire, mais en plus, ça épuise physiquement, ces déplacements. Ajoutons les problèmes de gouvernance liés à la gestion impossible d’organisations de si grande taille. Ce dernier élément est d’ailleurs assez cocasse : la plupart des réformes récentes dans la fonction publique visent à introduire des éléments de gouvernance dérivé de ce qui se fait dans le privé (définition d’indicateurs de performance, orientation des moyens en fonction de ces indicateurs, etc.), mais on oublie que dans le privé, vous ne trouverez plus d’entreprises de grande taille, vu les problèmes d’organisation interne que cela pose. Dans le public, que l’on parle des régions ou des universités, on fait strictement l’inverse, d’où un renforcement de la bureaucratie. L’idée selon laquelle en fusionnant on va disposer d’entités de plus grande taille qui vont pouvoir faire des économies d’échelle est de mon point de vue contestable : on aurait mieux fait de favoriser les collaborations interrégionales pour grouper certaines commandes publiques et profiter d’économies d’échelle sans faire tomber tout le monde dans un tel bazar organisationnel.

Inutile, coûteuse, mais irréversible : il en va ainsi de certaines réformes, on s’aperçoit assez vite de leurs lacunes, mais faire machine arrière coûterait plus cher, donc il faut s’en accommoder. Ce ne serait pas inutile, quand on décide d’une nouvelle politique, de mesurer son degré d’irréversibilité, et de ne mettre en œuvre ladite politique que si l’on a pris le temps d’évaluer précisément son intérêt. En l’occurrence, avoir mis en œuvre une politique à la fois inutile, coûteuse et irréversible, comment dire… ça relève de l’exploit.

Le PDG du CNRS accro à la CAME

Je découvre via le blog de Sylvestre Huet qu’Antoine Petit, PDG du CNRS, est accro à la CAME.

Pour rappel, la CAME (Compétivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) est le terme que nous avons employé avec Michel Grossetti pour résumer une mythologie qui considère que l’avenir de la France passe par le soutien à quelques métropoles attractives vis-à-vis des personnes excellentes, capables de rivaliser dans un contexte de concurrence territoriale exacerbée.

Inutile de dire que la CAME ne diffuse pas que parmi les personnes s’intéressant aux territoires, on trouve pas mal de personnes qui prennent des doses conséquentes dans le monde de la recherche.

Dernier exemple en date, donc, les propos d’Antoine Petit lors du 6e colloque annuel des vice-présidents recherche et valorisation de la CPU (Conférence des présidents d’université). Il déclare :

Il faut qu’on accepte de s’attaquer à un tabou qui est que, comme disait Coluche, “tout le monde est pareil mais il y en a qui sont plus pareils que d’autres“. Il y a les enseignants-chercheurs et chercheurs normaux, soit l’immense majorité. Et puis il y a les stars. Dans notre pays, on ne s’est pas donné les moyens pour attirer et garder les stars. Parce que ça s’attaque à deux tabous : est-ce qu’on payera différemment les gens selon les disciplines, ou selon leur niveau d’excellence ?

Un peu plus tard, il précise :

On ne peut pas dire qu’on veut que la France garde sa place sur la scène internationale mais que la seule chose qu’on propose c’est un peu de pinard et des jolis monuments. Ça ne marche pas ! On peut aussi dire qu’on continue avec ce système de rémunération mais alors il faut arrêter de dire qu’on va gagner des places dans le classement de Shanghai. C’est l’un ou c’est l’autre, c’est à nous de décider.

On retrouve dans ces propos la notion de compétitivité, mesurée dans le domaine de la recherche à l’aune du classement de Shangaï, dont on sait qu’il ne rime à rien, mais bon, il fait désormais “convention” pour reprendre les termes de l’économie du même nom, si bien qu’il structure les propos du PDG du CNRS, du Ministère et de nombreux responsables du monde de l’ESR. Il structure les propos mais aussi, hélas, certaines de leurs décisions. L’attractivité et l’excellence sont également très présentes, puisque l’enjeu, nous dit-il, est que l’on soit en capacité d’attirer des stars internationales, le moyen identifié étant de faire monter leur rémunération. Seul manque le terme de métropole, mais on imagine bien que dans l’esprit de notre PDG, les laboratoires excellents ne peuvent se trouver que dans les plus grandes villes de notre beau pays.

Sylvestre Huet s’attaque aux propos d’Antoine Petit en indiquant que malgré tous les maux dont on accuse la France, elle compte de nombreuses “stars” et que le problème est sans doute moins de recruter des “stars” à prix d’or que d’assurer un financement correct de l’ESR et des perspectives de carrière aux jeunes chercheurs.

Je complète un peu la critique.

Précisons d’abord que la vocation de l’ESR est bien sûr de produire de la recherche de qualité et d’accueillir dans de bonnes conditions les étudiants étrangers qui veulent venir se former (la France y parvient plutôt bien), mais aussi de former l’ensemble des jeunes sortant de l’enseignement secondaire pour faire monter le niveau de formation des futurs actifs. A force de se focaliser sur l’attractivité de la France, les stars internationales et les étudiants internationaux, on en oublie un peu, me semble-t-il, cette mission au moins aussi essentielle. Les deux ne sont pas incompatibles, bien sûr, mais elles peuvent le devenir, si par exemple on préconise de concentrer les ressources financières disponibles sur un ensemble limité d’universités ou de laboratoires, sous prétexte d’excellence, au détriment d’autres sites (car l’argent public est limité paraît-il), qui font aussi de la recherche de qualité soit dit en passant, et qui participent à l’effort de formation des jeunes.

La notion d’excellence défendue par Antoine Petit, qui serait confinée dans les cerveaux de quelques stars, est en contradiction totale avec le fonctionnement de la science, ce qui est un comble pour un chercheur, qui devrait lire un peu les travaux de chercheurs s’intéressant à ce sujet (je suis toujours surpris de l’ignorance des chercheurs des sciences dites dures des travaux de sciences humaines et sociales consacrés à ce domaine, ils devraient les lire, ça ne fait pas mal). Pour reprendre la formule attribuée à Newton, “nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants”, formule qui peut s’entendre de deux façons : i) les chercheurs d’aujourd’hui sont des nains juchés sur les épaules des géants d’hier, pour signaler le caractère cumulatif de la science (caractère cumulatif qu’il convient parfois d’interroger…) et l’importance des connaissances accumulées dans le passé, ii) le travail des géants d’aujourd’hui (les “stars” pour reprendre la terminologie) est la partie la plus visible d’un immense travail collectif réalisé par l’ensemble des “nains” de la communauté scientifique. Dans le dernier cas, les géants ne sont rien sans les nains.

Toujours sur l’excellence, l’autre erreur d’Antoine Petit est de croire que l’on peut identifier l’excellence de demain, dans le cadre d’une activité, la recherche, qui se caractérise par une incertitude radicale. Devant l’impossibilité de l’identifier, tout ce que l’on récompense, en fait, c’est l’excellence d’hier : on attire des stars auréolées d’un prix ou d’une reconnaissance quelconque, qui viennent occuper provisoirement une chaire et bénéficier des avantages annexes, puis repartent dans leur pays d’origine (car même les stars ont une famille et des amis auxquels ils tiennent) sans avoir véritablement fait ruisseler autour d’eux (j’ai quelques échos des effets potentiellement négatifs des chaires d’excellence, qui ont tendance à déprimer les collègues qui voient arriver des personnes déchargées de cours, à qui l’on donne des moyens considérables, qui repartent après les avoir mobilisés, ce qui fait dire à certains que sans doute on ne les a pas payé assez chers et que c’est pour cela qu’ils repartent, qu’on va donc augmenter leurs émoluments, ce qui va déprimer encore un peu plus les collègues alentour, etc.).

Manuel Tunon de Lara, président de l’Université de Bordeaux le reconnait d’ailleurs lors de la même conférence en indiquant que :

bien qu’il « y ait probablement une action commune à avoir au niveau de l’Idex, cela reste compliqué de garder les stars ».« J’ai l’impression que les environnements qu’on est susceptible de proposer pèsent plus que le salaire directement. Nous, cela nous a conduits à changer : comme tout le monde nous avons dit “on veut être dans les premiers, on va recruter des stars”, mais à mi-parcours on s’est dit qu’il était par exemple plus intéressant de viser des chercheurs plus jeunes susceptibles de devenir des stars. »

Derrière ces propos, on devine que la compétition dans laquelle les universités sont plongées pour attirer des “stars” les conduit à s’engager dans ce que l’on appelle une course aux armements, où l’on cherche à accorder toujours plus de moyens aux personnes que l’on vise afin de doubler l’université voisine, ou, à l’échelle de la France, le pays voisin.

Dans cette compétition, Jean-Paul Moatti, P-DG de l’IRD, explique que :

Il y a aujourd’hui une conjoncture internationale dans un certain nombre de domaines avec la politique américaine qui fait que des gens peuvent être incités à venir si on leur propose des ‘packages” intéressants combinant de plus grosses rémunérations avec d’autres avantages

Et de citer l’exemple du programme Make Our Planet Great Again (mopga) lancé en 2017 par Emmanuel Macron. Ce à propos de quoi Yves Lévy, P-DG de l’Inserm, interroge :

A-t-on aujourd’hui le nom des “stars” recrutées avec Mopga ? Ce sont vraiment des stars ?

Et notre pauvre Jean-Paul Moatti de concéder :

Non, pas toutes

Les PDG du CNRS et de l’Inserm font vraiment peur, je trouve.

L’alternative à cette vision de la recherche est relativement simple : la recherche est une activité éminemment collective qui se nourrit des collaborations entre chercheurs, à toutes les échelles géographiques. Tout ce qui peut favoriser les échanges et les collaborations entre chercheurs est donc une bonne chose. Les Nobels et lauréats de la Médaille Fields ne disent rien d’autres dans leur courrier adressé aux autorités britanniques et européennes : n’entravez pas les collaborations scientifiques. Les “stars” françaises signataires de ce courrier ne disent pas “youpi, profitons-en pour attirer dans nos laboratoires les stars britanniques !”, ils plaident pour un maintien voire un renforcement des collaborations.

L’enjeu n’est donc pas de concentrer les moyens sur quelques stars, d’autant moins qu’on ne sait pas quelles seront les stars de demain, mais d’assurer des moyens suffisants à l’ensemble de la communauté et de favoriser au maximum la circulation de l’ensemble des chercheurs, notamment des jeunes chercheurs : on est sûr qu’en leur sein se trouvent les “stars” de demain, mais on ne peut pas l’anticiper, alors donnons des moyens à l’ensemble et laissons leur le temps de développer leurs recherches. Ce sera une utilisation beaucoup plus rationnelle des deniers publics.

« Petit » énervement sur la politique “Enseignement Supérieur et Recherche” de la France

Hier matin Frédérique Vidal a twitté ce message :

Je n’ai pas lu l’interview (payante), mais le message suffit à comprendre que la politique de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche vise à continuer à mettre le paquet sur un nombre limité de site pour que la France rayonne, rayonne, rayonne (ou bien que le tweet n’est pas représentatif du contenu, ce qui serait au mieux ballot).

Quelques observations, je ne développe pas outre mesure :

  1. Cette politique de concentration des moyens sur quelques sites est en grande partie le produit du buzz médiatique autour du classement de Shanghai depuis le début des années 2000, dont les faiblesses ne sont plus à démontrer, voir par exemple les travaux d’Yves Gingras,
  2. L’analyse de l’évolution de la géographie de la recherche, à l’échelle mondiale, montre que la tendance lourde et générale est à la déconcentration de la recherche, voir les travaux de Maisonobe, Grossetti, Milard, Jegou, Eckert dont le CNRS s’est fait l’écho mais pas jusqu’au sommet du Ministère apparemment,
  3. Se donner pour objectif de monter dans le classement de Shanghai ou dans quelque autre classement, cela me fait penser à l’objectif que se fixent quelques grandes villes d’être plus grosses que leurs voisines ou leurs concurrentes supposées, parfois depuis un demi-siècle. La question est : pourquoi ?
  4. Marion Maisonobe a réagi au tweet de notre ministre avec une question et une carte, on attend la réponse :

  1. Je suggère à nos politiques de suivre les recommandations de base d’un économiste niveau débutant : un investissement se juge sur l’effet marginal. Un euro supplémentaire dépensé à Albi, à Corte ou à Niort, j’en fais le pari, sera plus utile qu’un euro supplémentaire dépensé à TSE. On peut généraliser,
  2. Le plus drôle, pour finir : la France veut monter dans le classement de Shangaï, pour attirer des étudiants étrangers. Une fois formés à moindre coût (car, en France, la puissance publique prend en charge l’essentiel des dépenses), on dira à une bonne partie de ces étudiants qu’ils ne peuvent pas rester, car, vous comprenez, il y a du chômage, on ne peut pas accueillir toute la misère du monde, ce genre de choses… Bref : on investit dans la formation de personnes de qualité à qui on demandera d’aller voir ailleurs après la fin de leurs études, au bénéfice de pays qui vont récupérer sans coût le fruit de notre investissement. La France est un pays futé.

Mon sentiment : l’enjeu majeur n’est pas de monter dans le classement de Shangaï, ou dans un autre classement, mais de faire monter le niveau général de formation de la « jeunesse », plus globalement de la population. Sortir des classements stupides, des comparaisons stériles, entre territoires, Universités, etc., au profit de politiques plus trop à la mode mais un peu importantes d’équipement des territoires, de formation des personnes, du plus grand nombre de personnes possibles, toussa, toussa, je ne sais pas vous, mais moi, ça me semble plus utile.