Votes aux législatives : explorations géographiques

Je propose dans ce billet quelques analyses géographiques des votes au 1er tour des élections législatives 2024, à partir des données par circonscription hors DROM-COM et hors français de l’étranger, soit 539 circonscriptions.

J’ai regroupé l’ensemble des listes en 5 blocs : gauche, majorité présidentielle, droite, extrême-droite et divers. Sur cette base, j’ai d’abord produit une classification ascendante hiérarchique, qui permet de distinguer 4 classes de territoires.

J’ai nommé chaque classe en fonction du ou des blocs surreprésentés. Le tableau ci-dessous reprend le score moyen non pondéré de chaque bloc, pour chaque classe.

J’ai ensuite produit une autre analyse, en récupérant un jeu de données proposé par l’INSEE, qui propose 119 indicateurs statistiques socio-démo-géo-économiques sur les circonscriptions législatives. J’ai calculé des coefficients de corrélation simple entre les scores des 4 principaux blocs (ED, NFP, MP, D) et chacune de ces variables.

Accéder aux résultats en cliquant sur ce lien (PDF)

Certains coefficients sont relativement élevés pour la gauche et pour l’extrême-droite, plus modérés pour la majorité présidentielle, faibles pour la droite. Pour l’extrême-droite, on constate que les scores sont plus élevés sur les territoires périurbains, ou sont surreprésentés les personnes peu diplômées, ouvriers ou retraités, propriétaires de leur logement, allant au travail en voiture. Pour la gauche, ressortent les circonscriptions avec une part plus forte de personnes vivant dans l’urbain, de jeunes lycéens ou étudiants, de personnes pauvres de 50 ans ou plus, se déplaçant en transport en commun, plus diplômées. Pour la majorité présentielle, ce sont les effets revenus qui dominent, les circonscriptions qui ressortent ont un niveau de vie et un premier décile de revenu plus élevé, la part des ménages aisés est plus forte, on a également une part plus importante de personnes diplômées. On n’a pas de surreprésentation d’un type de territoire. Pour la droite, les coefficients sont faibles, les plus forts correspondent à une localisation dans le rural, sur des territoires présentant des problèmes d’accessibilité un peu plus marqués.

Il s’agit de premières explorations, les données à la commune permettront de compléter l’analyse, affaire à suivre, donc.

Votes et gradient d’urbanité : une relation invalidée

Jacques Lévy est intervenu lundi 25 avril 2022 sur France Culture dans Le temps du débat, puis de nouveau le 1er mai, toujours sur France Culture, dans l’émission l’Esprit Public, pour commenter les résultats des élections. Son analyse s’appuie sur un travail cartographique conséquent visible ici.

Conformément à une thèse qu’il défend depuis longtemps (vous trouverez l’essentiel de ses idées appliquées au vote du 21 avril 2002 dans ce texte), il considère que les différences géographiques de vote s’expliquent avant tout par ce qu’il appelle les gradients d’urbanité, bien plus que par les différences de catégorie sociale, de diplôme ou d’âge.

Son idée forte est la suivante : l’urbain dense est le lieu de la diversité, de l’ouverture, de la tolérance, de la connexion au monde, dès lors, baigner dans des environnements à forte urbanité conduirait à voter pour des partis “de gouvernement”, “universalistes”, alors que quand l’urbanité est faible, on est enclin à voter pour des partis “protestataires”, “populistes”, “tribunitiens”. C’est cela qui expliquerait les votes, plus que le fait d’être jeune ou vieux, d’être diplômé du supérieur ou non diplômé, ouvrier, employé ou cadre supérieur.

Pour mesurer les gradients d’urbanité, Jacques Lévy s’appuie sur les zonages d’étude de l’INSEE, et dans ses dernières analyses, sur le zonage en aires d’attraction des villes. Chaque commune peut être rattachée à l’un des 8 gradients d’urbanité, qui sont définis sur la base d’une double distinction : en fonction de la tranche d’aire d’attraction des villes, d’une part, et de la situation de la commune par rapport à la commune centre de l’aire, d’autre part.

La commune qui présente le gradient d’urbanité le plus fort, c’est Paris, elle correspond au gradient 1. Suivent les communes de la banlieue de Paris, ainsi que les communes centres des aires de plus de 700 000 habitants, toutes étant de gradient 2 : les communes de la banlieue sont moins urbaines que Paris, mais elle bénéficient en quelque sorte de son ruissellement ; les communes centres des très grandes aires, ce n’est pas Paris, mais l’urbanité y est forte. Et ainsi de suite, jusqu’aux communes hors aires d’attraction des villes, de gradient 8, à l’urbanité la plus faible.

Pour mesurer l’impact des gradients d’urbanité, il procède à des analyses cartographiques, qui permettent de visualiser la géographie des votes en fonction de ces gradients, pour conclure le plus souvent que son analyse est validée. Il va cependant un cran plus loin : conscient que d’autres éléments peuvent jouer, notamment les effets de diplôme, de catégorie sociale ou d’âge, il affirme que les gradients d’urbanité sont plus explicatifs que ces autres éléments, sur la base d’un raisonnement quelque peu opaque et pour le moins curieux (voir ici, à partir de 5’30).

L’analyse de Jacques Lévy a fait l’objet de critiques sérieuses, depuis déjà longtemps (voir par exemple l’article de Fabrice Ripoll et Jean Rivière). Mon objectif ici est d’ajouter une pierre à la critique, en montrant qu’elle est invalidée empiriquement, sur la base des résultats du vote du premier tour des élections présidentielles 2022 de l’ensemble des communes de France métropolitaine.

Pour cela, il convient de définir précisément quels résultats on devrait obtenir si la “théorie” du gradient d’urbanité était vérifiée : on devrait observer i) un score des candidats de gouvernement qui augmente quand le degré d’urbanité augmente, ii) un score des candidats protestataires qui diminue quand le degré d’urbanité augmente, iii) un pouvoir explicatif du gradient d’urbanité supérieur au pouvoir explicatif d’autres distinctions (âge, CSP, niveau de diplôme), iv) un effet du gradient d’urbanité qui est observé à caractéristiques sociales égales par ailleurs.

Pour valider ou invalider ces propositions, je considère d’abord comme candidats de gouvernement Macron, Jadot, Pécresse et Hidalgo, et comme candidats protestataires les huit autres candidats, classés à gauche pour quatre d’entre eux (Mélenchon, Roussel, Poutou, Arthaud) et à droite pour les quatre autres (Le Pen, Zemmour, Lassalle, Dupont-Aignan). Sur cette base, je procède aux traitements suivants :

  1. j’analyse les scores moyens obtenus par chaque candidat, en fonction du gradient d’urbanité : si la théorie est vérifiée, le score moyen de Macron, Jadot, Pécresse et Hidalgo doit augmenter avec le degré d’urbanité, celui des huit autres candidats doit diminuer. Le gradient d’urbanité doit en outre expliquer une part importante des différences de vote observées entre communes,
  2. j’analyse parallèlement l’influence d’une autre variable que le gradient d’urbanité : la part des diplômés du supérieur par commune. Si la théorie est validée, cette variable doit expliquer une part moins importante du vote que le gradient d’urbanité,
  3. j’analyse dans un même modèle le gradient d’urbanité et la part des diplômés du supérieur, afin d’évaluer l’impact du gradient d’urbanité à niveau de diplôme donné. Si la théorie fonctionne, le gradient d’urbanité doit exercer l’influence attendue sur les scores des candidats de gouvernement et des candidats protestataires.

Commençons par cette première proposition, en mesurant l’impact du gradient d’urbanité sur les votes des 12 candidats. Dans le tableau, vous pouvez lire le score obtenu par chaque candidat dans la commune de Paris (gradient 1), puis l’écart à ce score pour les gradients de 2 à 8. La dernière ligne renseigne sur le pourcentage des différences de votes entre communes expliquées par le gradient d’urbanité.

Scores au 1er tour de l’élection présidentielle de 2022 par gradient d’urbanité (score moyen des communes du gradient 1 et écart à ce score pour les autres gradients)

A titre d’exemple de lecture, le score d’Emmanuel Macron dans la commune de Paris est de 35,3%, celui de Yannick Jadot est de 7,3%. En moyenne, dans les communes de la banlieue de Paris et dans les communes centre des aires de plus de 700 000 habitants, le score d’Emmanuel Macron est inférieur de 6,4 points de pourcentage au score qu’il obtient sur Paris, et celui de Yannick Jadot est inférieur de 2 points de pourcentage à son score parisien. Sur la dernière ligne de ces deux candidats, on constate que les gradients d’urbanité n’expliquent que 7% des différences communales de vote Macron, et 21% des différences pour Jadot.

Globalement, s’agissant des candidats de gouvernement, on constate que les scores hors Paris sont tous inférieurs au bloc sur Paris intra-muros, ce qui va dans le sens de la théorie, mais dans sa version extrême, où l’urbanité serait réservée au cœur de la capitale, point d’urbanité en dehors. De plus, le gradient d’urbanité n’explique qu’une faible partie des différences entre communes (variance expliquée inférieure à 10%), hormis pour Jadot, candidat pour lequel la théorie « marche » un peu mieux, puisque la variance expliquée par le gradient d’urbanité est de 21% et que son score est continûment décroissant quand on va du gradient 1 à 8.

Pour les candidats protestataires, la théorie fonctionne plutôt bien pour Marine le Pen puisque son score est continûment croissant avec le gradient (à l’exception du gradient 8, son score y est inférieur aux gradients 6 et 7) et il explique 46% des différences observées. En revanche, le résultat est inverse au résultat attendu pour Mélenchon (avec un pouvoir explicatif du gradient important, mais totalement contraire à l’attendu, de 46%) et pour Zemmour (mais avec un faible pouvoir explicatif du gradient d’urbanité, qui n’explique que 2% des différences de vote entre communes). Les résultats de Mélenchon et de Zemmour constituent clairement le premier élément d’invalidation de la théorie des gradients d’urbanité.

Deuxième temps de l’analyse, l’examen de la deuxième proposition, qui consiste à étudier le jeu d’une autre variable explicative considérée comme moins déterminante par Jacques Lévy que le jeu du gradient d’urbanité. J’ai retenu la part communale des diplômés du supérieur, qui exerce une influence certaine sur les votes. Je compare simplement la part des différences expliquées par le gradient d’urbanité, d’un côté, et la part expliquée par la part des diplômés du supérieur, de l’autre.

Variance expliquée par le gradient d’urbanité et par la part des diplômés du supérieur en pourcentage de la variance totale, dans les votes au 1er de tour de 2022. Pour la variable “part des diplômés du supérieur”, l’analyse a été faite en retenant la valeur continue de la variable, et également en constituant huit groupes de communes (1/8 des communes à plus faible part, puis 1/8 des suivantes, etc.), pour avoir un nombre de classes équivalent au nombre de gradient d’urbanité.

On constate que pour sept des douze candidats, la part des diplômés explique mieux les différences communales de score que le gradient d’urbanité, pour deux l’explication est équivalente (Hidalgo et Poutou), et c’est seulement pour 3 qu’elle est moins explicative que le gradient d’urbanité (Mélenchon, Lassalle et Dupont-Aignan), mais dans un sens contraire à l’attendu pour Mélenchon rappelons-le. L’écart est particulièrement fort pour Macron (+24 points de pourcentage d’explication) et pour Jadot (+32 points). Ces résultats constituent le deuxième élément d’invalidation de la théorie.

Dernier temps essentiel de la démonstration, l’analyse intégrée des deux effets. L’erreur principale de Jacques Lévy consiste en effet à étudier gradient d’urbanité, CSP, âge et diplôme séparément, en les considérant comme indépendants. Or, la composition sociale des territoires varie fortement selon le gradient d’urbanité. De ce fait, les différences de scores par gradient peuvent résulter non pas de sa théorie (on est plus tolérant quand on vit dans un environnement urbain, donc on vote moins pour les partis protestataires), mais de différences de caractéristiques sociales (on est plus diplômés, donc on vote moins pour les partis protestataires, qu’on habite dans l’urbain ou dans le rural). C’est à cette condition qu’on pourra éventuellement identifier le jeu d’un effet géographique « pur ».

Ecarts au score de gradient 1 pour les gradients 2 à 8 à part des diplômés du supérieur égale par ailleurs. Les valeurs soulignées sont non significativement différentes de 0 au seuil de 1%.

On constate que, quand on neutralise l’effet “part des diplômés du supérieur”, les résultats pour tous les candidats des partis de gouvernement sont contraires à la théorie : leur score est supérieur dans les communes hors Paris, il est même continument croissant pour Macron quand on passe du gradient 1 au gradient 8 d’urbanité (c’est le cas également pour Pécresse).

S’agissant des candidats protestataires, les résultats de Roussel sont maintenant contraires à la théorie (coefficients tous négatifs, mais leurs valeurs sont faibles), et ceux de Mélenchon le restent. A l’inverse, quand on neutralise l’effet de diplôme, le score de Zemmour devient un peu plus conforme à la théorie, il améliore ses scores quand l’urbanité diminue, mais la part des différences expliquées reste faible (7%).

Cette troisième série d’éléments va dans le même sens que les deux séries précédentes. Dès lors, il nous semble possible de conclure que la théorie du gradient d’urbanité, qui veut que vivre dans l’urbain incite à voter pour des partis de gouvernement et que s’éloigner de l’urbain le plus dense (Paris intra-muros) conduise à voter pour des partis protestataires, d’autant plus qu’on s’en éloigne, est invalidée empiriquement.

Poitiers 2020 : saison 1, épisode 2 (Forsee Power)

Résumé des épisodes précédents : la série Poitiers 2020 est constituée de billets évoquant des sujets d’intérêt pour ce territoire, dans la perspective des élections municipales. Vous trouverez le pitch des épisodes, au fur et à mesure, dans cet onglet de mon blog. L’épisode 1 était consacré à la question des horaires de bus lors des vacances scolaires. L’épisode 2, un peu plus lourd (âmes sensibles, s’abstenir), pose la question des politiques d’attractivité à partir du cas récent de l’implantation de l’entreprise Forsee Power. 

L’entreprise Forsee Power, fabricant de batteries intelligentes, trop à l’étroit en région parisienne, a décidé il y a quelques mois de s’implanter à Chasseneuil-du-Poitou, au sein de la Communauté Urbaine de Grand Poitiers, après avoir hésité un temps relativement bref avec un site sur Valenciennes, et un autre temps un peu plus long avec un site sur Châtellerault. Les échanges avec les collectivités l’ont conduit à opter pour Grand Poitiers.

Comme l’indique un article de La Nouvelle République de mars dernier, cette décision a été suivie d’actions rapides :

La course contre la montre continue. La communauté urbaine de Grand Poitiers doit très rapidement acquérir le site, engager son désamiantage et mettre en place une structure provisoire pour permettre à Forsee Power de commencer à installer ses premières lignes de production dès le mois de juin pour une mise en service avant la fin du mois d’août.

(…) Le défi du recrutement est également considérable. Sans attendre l’annonce officielle, les équipes de Pôle Emploi ont commencé à se mobiliser et les équipes des ressources humaines de Forsee Power devaient enchaîner les rendez-vous hier après-midi. Une centaine de postes doivent être pourvus cette année et plus de trois cents d’ici fin 2021.

On apprend dans le même article que la Région Nouvelle-Aquitaine n’est pas restée les bras ballants dans cette opération : elle a accompagné Forsee Power avec 1,9 million d’euros au titre de la recherche et du développement et 500 000€ pour la formation. Dans un autre article, on nous informe qu’une personne de l’Agence de Développement et d’Innovation (ADI) de Nouvelle-Aquitaine a été mise à disposition. Les Echos chiffrent plus précisément les sommes injectées par les collectivités :

L’investissement dépasse les 55 millions d’euros sur trois ans, dont plus de 10 millions apportés par la communauté urbaine de Grand Poitiers et la région Nouvelle Aquitaine et 45 millions par la société.

Soit près de 20% d’argent public. Sud Ouest nous apprend par ailleurs que tout au début du processus, 12 sites étaient en compétition, dont un à l’étranger (en Pologne). On peut sans crainte de se tromper considérer que l’entreprise avait pour objectif prioritaire de se localiser en France, l’hypothèse polonaise ayant sans doute vocation à faire bouger en France, ce que les 11 territoires français n’ont pas manqué de faire pour attirer l’investissement.

Or, la concurrence que se livrent les territoires pour attirer des entreprises n’est pas sans poser problème. Pour le dire vite : cela conduit la puissance publique à prendre en charge tout un ensemble de dépenses que les entreprises privées prenaient en charge auparavant. Dans le cas de Forsee Power, la recension presse mentionne les aides de la Région, l’accompagnement de Pôle Emploi, la mise à disposition de la personne de l’ADI, ainsi que l’ensemble des aides de Grand Poitiers (acquisition du site, désamiantage, …). Et comme l’argent public est limité, c’est forcément au détriment d’autres dépenses, qui pourraient être plus utiles (je ne développe pas ici, mais certaines dépenses peuvent être légitimes, d’autres moins, j’y reviendrai à l’occasion. Dans l’ensemble, et dans le cas précis qui nous occupe, cependant, beaucoup ne le sont pas).

Pourquoi les territoires jouent-ils à ce drôle de jeu, alors ? L’objectif de ce nouvel épisode est de vous l’expliquer, et de réfléchir sur les moyens de sortir de ce jeu calamiteux (mais sortir de ce jeu est particulièrement difficile, je le précise d’emblée).

Considérons une entreprise qui souhaite investir dans une nouvelle unité de production, et qui hésite entre une localisation dans une ville A et une localisation dans une ville B, en tous points identiques. Pour faire son choix, le plus simple sera sans doute qu’elle joue à pile ou face. Si, à chaque période, une entreprise est confrontée au même choix, et qu’elle procède de la même façon, on comprend assez vite que les villes A et B vont accueillir chacune la moitié des nouvelles entreprises. Ces dernières devront alors procéder aux dépenses de construction de leurs nouveaux établissements, aménager les accès, procéder aux recrutements, former leur nouveau personnel, etc.

Supposons maintenant que l’édile de la ville A, soucieux d’attirer sur son territoire plus d’entreprises que sur le territoire voisin (la ville B), pour des raisons qu’il conviendrait d’interroger (je pense qu’il s’agit là d’une des questions fondamentales à poser aux futurs candidats, j’y reviendrai à l’occasion), propose aux entreprises de prendre en charge une partie des coûts de leur installation, disons 10%. Les entreprises, que l’on peut supposer rationnelles, vont toutes décider de s’implanter en A, pour profiter de l’aubaine. L’édile de la ville B, pas fou, va réagir, et proposer à son tour de prendre en charge une partie des frais d’installation, disons 11%, histoire d’embêter son voisin. A va réagir, B à son tour, et ainsi de suite, jusqu’à atteindre les limites des budgets mobilisables et/ou ce que la loi permet. Supposons que le montant maximum que A et B peuvent engager correspond à 20% du montant de l’investissement des entreprises : l’une et l’autre vont rapidement le proposer, les entreprises vont de nouveau choisir « à pile ou face » entre A et B, chaque territoire accueillera donc la moitié des entreprises nouvellement installées, comme dans la configuration sans apport public. La seule différence, c’est que des dépenses qui auraient été assurées par les entreprises privées si aucun territoire n’avait fait de proposition de prise en charge vont être maintenant assumées par la puissance publique. Au détriment d’autres dépenses, j’insiste, car, comme on dit en économie, il n’y a pas de repas gratuit (ce que l’on investit dans un domaine, c’est de l’argent qu’on n’investit pas ailleurs).

Le problème, c’est que ce jeu est particulièrement pervers, d’où la difficulté d’en sortir : si l’un des territoires décide de sortir du jeu, il perd (toutes les entreprises vont dans l’autre territoire), s’il joue au jeu et que tous les autres jouent, il ne gagne rien (tous les territoires jouent, ils prennent en charge de plus en plus de dépenses initialement assumées par le privé, mais leurs positions restent au final inchangées).

Et bien c’est à ce jeu que se livrent les territoires français, quand un investisseur décide de s’y localiser : un jeu payant (du montant de l’argent public investi), une sorte de pile ou face, où si la pièce tombe sur pile, je perd, et si la pièce tombe sur face, je ne gagne rien. On a fait plus vendeur.

Mais que l’on comprenne bien : que Poitiers, Châtellerault, Valenciennes, la région Nouvelle-Aquitaine, les Haut-de-France, etc., jouent à ce jeu n’est pas condamnable en soi, c’est même rationnel à l’échelle de chacun des acteurs, même si c’est totalement irrationnel si l’on raisonne à l’échelle de l’ensemble : pour en sortir, il faudrait en effet que tout le monde arrête en même temps, sinon, il faut continuer à jouer. Avec le prix à payer, très lourd, de plus en plus lourd, en termes d’argent public.

Quelle est l’alternative, alors ? L’alternative est simple sur le papier, mais complexe en pratique : il conviendrait de sortir de l’idée que l’ensemble des territoires sont en concurrence les uns avec les autres, pour jouer la carte des coopérations. Comme il y a peu de chances qu’ils le fassent par eux-mêmes, sans doute y-a-t-il besoin d’une régulation à des échelles géographiques supérieures (régulation régionale pour éviter la guerre entre les territoires de la région, régulation nationale pour éviter la guerre entre les régions françaises, régulation européenne pour éviter la guerre entre les pays européens). Sauf qu’à toutes ces échelles de territoires, la mode est à la compétitivité et à l’attractivité, si bien qu’on laisse les territoires se faire la guerre, et cela coûte très cher.

Une préconisation peut cependant être formulée dans la perspective des élections locales de 2020 : que les territoires de Poitiers et de Châtellerault décident par eux-mêmes de sortir de cette logique de concurrence pour privilégier la coopération. Puisque, vers la fin du processus, seuls les deux sites étaient en concurrence, une démarche coopérative aurait permis de faire le choix du site le moins coûteux en termes d’argent public. Et de redéployer l’argent public ainsi économisé vers d’autres dépenses plus utiles. D’autant plus que le bassin de recrutement de l’entreprise Forsee Power traverse allègrement les frontières des deux territoires concernés, si bien que Poitiers comme Châtellerault profitent de cette implantation. Éviter la guerre entre les territoires, au moins à cette échelle, ce serait déjà un peu d’argent économisé. Mais ce n’est pas ce qui a été fait. Si j’ai bien compris, je crois même que c’est l’inverse qui s’est produit : le site finalement choisi a été le plus coûteux en termes d’investissement public. Je serais journaliste, je demanderais aux candidats présents ou à venir ce qu’ils pensent de cette concurrence territoriale, et est-ce qu’ils sont prêts, ou non, à en sortir. A charge ensuite aux citoyens de les départager.

Pour finir, inutile de dire que cette question de la concurrence territoriale ne concerne pas que les projets d’implantation d’entreprises industrielles comme Forsee Power : elle est au cœur également de ce qui se fait en matière d’offre commerciale, ou d’aménagement des zones économiques. Sur ces points, ce qui a été fait sur les territoires de Poitiers, du Futuroscope et de Châtellerault, comme un peu partout en France, me laisse plutôt songeur. Ce sera l’objet d’un prochain épisode.

Poitiers 2020 : saison 1, épisode 1 (les horaires de bus)

Les élections municipales, à Poitiers comme ailleurs, approchent à grand pas. J’ai décidé d’y consacrer quelques billets, non pas pour prendre parti pour tel ou tel candidat, mais pour évoquer des sujets d’intérêt pour ce territoire, en mobilisant pour cela des réflexions plus générales tirées de mes travaux de recherche.

Il ne s’agit pas de délivrer une vérité absolue, d’indiquer « ce qu’il faut faire », mais de participer au débat en apportant des analyses et en partageant des conclusions que je peux tirer des études que je mène sur différents territoires de France métropolitaine, ou que mènent d’autres collègues chercheurs. Après tout, si mes travaux mettant en débat les notions de concurrence, d’attractivité, de métropolisation et d’excellence (pour citer les plus récents) ont une certaine portée générale, ils doivent permettre de dire des choses sur un territoire particulier, en l’occurrence celui de Poitiers.

Autant que faire se peut, j’essaierai également de développer des réflexions permettant de déboucher sur des préconisations concrètes, afin de ne pas rester sur des considérations trop générales sans portée opérationnelle. Ce premier billet, vous allez le découvrir, traite d’un tout petit sujet, en apparence anecdotique, mais peut-être pas tant que cela, plutôt symptomatique. Mais, ce faisant, facile à régler me semble-t-il.

Partons d’une réflexion générale, donc : dans les derniers travaux auxquels j’ai participé avec mon collègue Michel Grossetti, nous dénonçons notamment le culte de l’attractivité, qui suppose que la survie d’un territoire passe par la capacité à attirer des talents, des créatifs, des startups, …, ce qui conduit un nombre non négligeable de territoires à mettre en œuvre des politiques de marketing territorial, pour proposer à ceux que l’on souhaite attirer plus que ce que propose le territoire voisin. Ce qui fait beaucoup d’argent public dépensé en France. Notre critique s’appuie sur des éléments de preuve empiriques, qui révèlent d’une part que les acteurs (entreprises et ménages) sont moins mobiles qu’on le pense, et que, d’autre part, lorsqu’ils sont mobiles, ce n’est pas pour les raisons qu’on imagine. Si bien qu’on peut très sincèrement douter, pour ne prendre qu’un exemple un peu radical qui ne sera sans doute jamais mis en œuvre, de l’intérêt d’une campagne de publicité dans les métros parisiens pour attirer les talents de demain.

Soucieux de proposer des alternatives, il nous semble plus pertinent d’investir dans les services utiles à l’ensemble de la population présente : tout un ensemble de personnes viennent sur Grand Poitiers pour des raisons indépendantes des actions de marketing territorial (parce qu’ils ont de la famille ici, des amis ici, qu’ils viennent finir leurs études ici, qu’ils ont trouvé un travail ici, …), un ensemble encore plus grand y vit parce qu’ils y sont nés et qu’ils y ont grandi. Autant alors garantir à l’ensemble de ces personnes des services de qualité, sans se soucier de savoir d’où ils viennent.

Dans cette perspective, s’il y a bien une spécificité à Poitiers, c’est son Université : environ 30 000 étudiants pour une ville moyenne d’environ 130 000 habitants, soit près d’un quart des habitants, c’est plutôt atypique (sur le nombre d’habitants de Poitiers, tout dépend du périmètre choisi : 88 000 environ à l’échelle de la commune, 130 000 environ à l’échelle de l’unité urbaine, 190 000 environ à l’échelle de Grand Poitiers, etc. J’ai retenu ici, arbitrairement, l’échelle de l’unité urbaine). Une bonne partie de ces étudiants (beaucoup ne sont pas originaires de Poitiers) suit ses études sur le Campus universitaire, situé dans la proche périphérie. Une part non négligeable réside en ville et vient sur le Campus en bus (je peux témoigner, c’est mon moyen de locomotion pour me rendre de mon habitation à mon lieu de travail, chaque matin, et il y a du monde dans les bus, et c’est très bien), en empruntant la ligne 1, qui permet de relier le Centre-Ville au Campus en moins de 10 minutes, ce qui est très confortable (ne dites pas aux jeunes de Bordeaux, de Nantes ou d’ailleurs, qu’on peut relier son logement au Campus en moins de 10 minutes à Poitiers, que les logements étudiants sont très accessibles, que les profs « ben ça dépend, comme toujours, mais il y en a de très bons, et puis c’est plus facile d’échanger avec eux ici », … : c’est bien qu’il n’y ait pas trop d’étudiants, pour maintenir la qualité).

Mais :  les bus poitevins ont deux grilles horaires, l’une appliquée en période scolaire, l’autre appliquée lors des vacances scolaires. Problème : il se trouve que les vacances universitaires et les vacances scolaires ne coïncident pas toujours. C’est le cas notamment cette semaine : les élèves sont en vacances, pas les étudiants. Mais comme les bus fonctionnent sur la grille « vacances scolaires », la fréquence des bus de la ligne 1 est dramatiquement réduite.

Ceci conduit à de « légères » perturbations, que j’ai pu constater lorsque je dirigeais la faculté d’économie : ces semaines-là, le nombre d’étudiants déboulant à l’accueil de la fac pour expliquer que « plusieurs bus bondés leur étaient passés sous leur nez sans s’arrêter (logique puisqu’ils étaient bondés), que donc ils étaient en retard, que donc le prof ne les avait pas acceptés en TD, que donc mince comment on fait, etc. », étaient assez nombreux.

Ce problème n’est pas récent. A vrai dire, je crois qu’il a toujours existé. Je pense qu’il pourrait être réglé assez facilement, en assurant un service de bus non pas calé sur les vacances scolaires, mais sur les vacances universitaires. Compte-tenu de la spécificité poitevine, ce serait la moindre des choses, ne serait-ce que pour que les étudiants venant d’ailleurs gardent une bonne image de notre cité, impératif d’attractivité oblige. Bien sûr, conserver la même fréquence pendant les vacances scolaires-non universitaires, au moins sur cette ligne 1, la plus empruntée par les étudiants, a un coût. Il convient donc de le calculer. S’interroger ensuite sur les moyens de financer ce surcoût. Je ne pense pas qu’il soit prohibitif, mais au cas où, j’ai des idées de redéploiement. Ce sera l’occasion d’un billet à venir.

Dis-moi où tu habites, je te dirai pour qui tu votes

Article intéressant dans Le Monde sur les intentions de vote en faveur des trois principaux candidats en fonction de la distance aux grandes agglomérations (Un ensemble plus complet de résultats est disponible sur le site de l’IFOP) :

En forçant le trait, courbe en U pour Hollande et courbes en U inversé pour Sarkozy/Le Pen (dont les courbes sont proches).

Comment expliquer cela? Avant tout par la sociologie, car les inégalités sociales ont une géographie… Pour en trouver une petite preuve dans l’étude de l’IFOP, je me suis amusé à construire un graphique qui reprend les pourcentages de réponse positive à la question suivante :

Les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment.

Sur une des diapositives, on trouve le pourcentage de réponse positive en fonction de l’éloignement aux grandes agglomérations, pour toutes les catégories de personne. Sur une autre diapositive, on trouve ces mêmes pourcentages, mais seulement pour les ouvriers. En compilant, on obtient ce graphique :

 

La courbe est beaucoup plus plate pour les ouvriers que pour l’ensemble de la population (coefficient de variation de 6% pour la population totale contre 3% pour le sous-ensemble des ouvriers). C’est donc moins l’éloignement aux grandes agglomérations que l’appartenance à certaines catégories sociales qui semble compter.

Le titre pourrait donc être : dis-moi où tu habites, je te dirais qui tu es et donc pour qui tu votes…