Les approximations de l’Insee : nouvel épisode

Dans mon dernier billet, j’ai analysé une note de l’Insee relative à l’évolution de la population par commune de 2011 à 2016 et à la façon (erronée) dont la presse s’en est fait l’écho. Une des critiques essentielles adressées à l’Insee portait sur les limites des comparaisons de moyenne par catégorie de territoire, qui masquent l’hétérogénéité au sein de chaque catégorie.

Je découvre aujourd’hui une nouvelle note de l’Insee, sur le même jeu de données mais sur un autre découpage géographique par EPCI (Etablissements Publics de Coopération Intercommunale), parmi lesquels on distingue les métropoles (ME) au nombre de 22, les Communautés Urbaines (CU) au nombre de 11, les Communautés d’Agglomérations (CA) au nombre de 221 et les Communautés de Communes(CC) au nombre de 1005, soit 1259 EPCI au total.

Cette nouvelle note est titrée « Démographie des EPCI : la croissance se concentre dans et au plus près des métropoles ». On y trouve des choses intéressantes (notamment les cartes), mais aussi, hélas, toujours les mêmes erreurs et approximations, qui conduisent à des conclusions contestables. Comme les données utilisées par l’Insee sont mises en ligne en annexe du document, j’ai pu me livrer à quelques traitements. Je vous propose de me concentrer sur un point pour illustrer mon propos : la comparaison par catégories d’EPCI du taux de variation annuel de la population sur la période 2011-2016, résumée notamment par le graphique ci-dessous.

(Il y aurait encore une fois des choses à dire pour éviter toute mauvaise interprétation : les métropoles dont il s’agit sont les métropoles instituées par la loi, qui ont peu à voir avec les métropoles au sens des économistes ou des géographes. On notera également que pour ceux qui considèrent que la seule vraie métropole française (au sens de Saskia Sassen par exemple), Paris, ne va pas très bien si l’on en juge par l’indicateur retenu, mais cet indicateur a-t-il seulement du sens ? Je passe).

Le cœur de mon propos est le suivant : une fois encore l’Insee propose des comparaisons de moyenne, mais oublie de s’interroger sur la dispersion au sein de chaque catégorie, que l’on peut mesurer par exemple par l’écart-type. Terme étrange pour beaucoup, mais finalement assez simple, qui correspond  à la moyenne des écarts à la moyenne : un écart-type important signale que c’est un peu le bazar au sein de la catégorie, un écart-type faible que c’est plutôt homogène (exemple pédagogique : pour une classe de lycée où tous les élèves ont 10 à une épreuve, la moyenne de la classe sera de 10 et l’écart-type de 0 ; pour une classe où la moitié des élèves a zéro et l’autre moitié a 20, la moyenne sera toujours de 10, mais l’écart-type sera de 10. Vous conviendrez que ces deux classes diffèrent sensiblement, ce que la moyenne ne montre pas, puisqu’elle est identique dans les deux cas). C’est vraiment facile de calculer ces écarts-types, voilà ce que ça donne.

Tableau 1 : moyenne et écart-type des taux de croissance de la population des EPCI, 2011-2016, non pondérés

EPCI Moyenne Ecart-type Nombre
CC          0.25          0.75        1 005
CA          0.36          0.64           221
CU          0.27          0.43             11
ME          0.60          0.55             22
Total          0.27          0.73        1 259

La moyenne simple des Métropoles est effectivement sensiblement supérieure à celle des autres catégories d’EPCI, mais l’écart-type de 0,55 est loin d’être négligeable, il est notamment supérieur à celui des Communautés Urbaines, qui sont donc moins hétérogènes. Réciproquement, pour les CC et les CA, l’importance des écarts-types suggère que si, en moyenne, leur croissance est plus faible, certaines présentent des taux de croissance très forts (bien plus forts que les plus dynamiques des ME en vérité) et d’autres très faibles. Dès lors, il n’est pas possible d’avancer une proposition générale du type « les métropoles sont plus dynamiques que les autres catégories de territoires », puisque cela dépend desquelles, idem pour chacune des catégories retenues, d’ailleurs.

On peut aller plus loin dans l’analyse, en faisant un peu d’économétrie, ce que tous les statisticiens de l’Insee savent faire, et sans doute mieux que moi, si bien que je me demande pourquoi ils ne le font pas. Plutôt que de calculer des moyennes par catégorie d’EPCI, il s’agit par exemple de procéder à des comparaisons de moyenne non pas par grande catégorie, mais en régressant le taux de croissance de la population 2011-2016 de chaque EPCI sur la catégorie à laquelle elle appartient. Ceci permet de savoir si les différences de moyenne observées entre catégories sont statistiquement significatives.

Je me suis livré à cet exercice et la conclusion est implacable : les différences de moyenne ne sont pas statistiquement significatives. Par rapport à la catégorie de référence « Communautés d’Agglomération », seule la catégorie « Communautés de Communes » présente un coefficient significativement plus faible et encore, loin du seuil de 1%. Pas de différence statistiquement significative aux seuils de 1, 5 ou 10%, en revanche, entre CA, CU et ME. On note de plus que cette typologie en EPCI n’explique quasiment rien des différences géographiques de taux de croissance, le R² étant de moins de 0,5% (ce qui signifie que cette typologie explique seulement 0,5% des différences observées, que donc d’autres choses en expliquent… 99,5%).

Pour les initiés, voici le tableau de résultat :

variable expliquée : taux de croissance 2011-2016 de la population par EPCI, données Insee

Coefficient écart-type t P>t
CA référence
CC –            0.11              0.05 –            1.99              0.05
CU –            0.08              0.22 –            0.37              0.71
ME              0.25              0.16              1.53              0.13
Constante              0.36              0.05              7.28                   –

Compte-tenu des données disponibles, on peut s’amuser à procéder à d’autres estimations. Si l’on régresse les taux de croissance non plus sur les catégories d’EPCI mais sur les populations de 2011, pour identifier un éventuel effet taille initiale de la population, on aboutit à la même conclusion : le modèle global est très mauvais (R² inférieur à 0,5%) et le coefficient associé à la taille initiale n’est pas significatif au seuil de 1%.

Comme on dispose également du département d’appartenance de la commune la plus peuplée de chaque EPCI, j’ai régressé les taux de croissance des EPCI sur ces départements. Cette fois les choses s’améliorent, le R² monte à 40% environ. Je pense que si l’on agrégeait par région, cela s’améliorerait encore un peu, car, comme les cartes le montrent, on voit bien que les dynamiques de population sont macro-régionales, avec un avantage aux territoires de l’Ouest et du Sud.

Je réitère donc mon conseil à l’Insee : présentez dans vos documents les écarts-types, et procédez en amont de vos commentaires à quelques régressions. Vos documents sont « grand public », ces calculs n’ont sans doute pas vocation à y figurer, mais cela vous permettrait de ne pas dire n’importe quoi, dans vos commentaires.

Bordeaux, ton million m’interroge (message à d’autres, en passant)

En 2011, Alain Juppé, maire de Bordeaux, qui allait se succéder à lui-même quelques années plus tard, assignait un objectif simple à ses équipes : faire de Bordeaux une ville millionnaire, « comme Valence (Espagne) ou Zürich (Suisse), un objectif ambitieux et réaliste sur les 10 ou 15 prochaines années » (source).

Une quinzaine d’années plus tard, Bordeaux s’affole : les autocollants « Parisien rentre chez toi » ont défrayé la chronique, les prix au mètre carré flambent (source), les trajets domicile-travail s’allongent, les inégalités augmentent. Le comble étant que les projections réalisées par l’agence d’urbanisme nous apprennent que l’objectif du million pour 2030 risque de ne pas être atteint (source).

De quand date cet objectif ? De 2011, sous Juppé ? Pas du tout : j’ai retrouvé cette archive de l’INA, datée de 1965, savoureuse (en complément voir aussi cette vidéo de Chaban Delmas, sur le même thème, même année).

Chaban Delmas rêvait d’un Bordeaux millionnaire en 1965. Juppé, un demi-siècle plus tard, a fait le même rêve. Son successeur le vivra sans doute, et gageons qu’il visera alors le million et demi, où s’il est un peu fou, la barre des deux millions. Ce n’est pas réservé à Juppé, qui se rêve plus gros que Valence ou Zürich. Ni aux politiques bordelais : Paris veut être plus gros que Londres, n’est-ce pas. Poitiers se compare à Tours, la Rochelle ou Limoges, et réciproquement. Chaque agglomération, chaque ville moyenne, chaque petit village se compare à quelques points de référence, en espérant le dépasser.

Que se passe-t-il dans la tête d’un politique pour s’assigner pour objectif d’être plus gros que son voisin, proche ou lointain ?

J’hésite entre des interprétations psychanalytiques, peu flatteuses pour le genre masculin, et d’autres qui renvoient aux recherches en sciences sociales. Je vais me contenter des dernières.

Interprétation “géographie économique”, d’abord : la diffusion des discours sur la concurrence territoriale, la disponibilité de données de plus en plus nombreuses pour se comparer à d’autres, conduit à la multiplication des classements, facilite les points de comparaison, conduit à se focaliser sur quelques indicateurs dont on n’interroge plus le sens. Tout ce qui compte, c’est de croître plus que l’autre, d’être le premier dans le classement. On assimile à tort économie et compétition sportive (je ne développe pas ici, mais la différence essentielle est la suivante : l’économie est un jeu à somme positive, d’où l’intérêt de jouer avec l’autre et de gagner avec lui, les compétitions sportives sont des jeux à somme nulle, d’où l’intérêt de jouer contre l’autre et de le battre), on se rêve premier d’un classement qui n’a plus aucun sens, au risque de s’en étouffer.

Interprétation “économie de l’entreprise”, ensuite : dans les années 1960, des travaux menés par des psychologues et des économistes interrogeaient les dirigeants des grandes entreprises sur leurs motivations. Ce qui les motivait, c’était le prestige, le pouvoir, le sentiment de domination, de hauts revenus (arrivait ensuite, mais plus loin, un objectif de compétence). Des objectifs plutôt bien corrélés avec la taille de l’entreprise, d’où l’envie de manager de très grandes entreprises (je renvoie de nouveau à l’analyse psychanalytique, vu le côté genré des directions d’entreprises). Sans doute que la croissance des villes laisse penser à leur premier édile que leur prestige, pouvoir, sentiment de domination, …, augmente d’autant.

Bref : que Bordeaux s’assigne pour objectif de dépasser le million d’habitants m’interroge. Enfin quand je dis m’interroge…

Au risque de paraître naïf, je me dis que si les responsables de nos villes et de nos campagnes se donnaient pour objectif de faire en sorte que leurs administrés puissent couvrir leurs besoins, se sentir bien là où ils sont, s’engager dans les activités qui les motivent, et bien… ce serait pas mal… pas besoin de grandir pour cela, ni d’être plus gros que le voisin.

En dehors des Métropoles, point de salut ? Une analyse critique de la note de France Stratégie

France stratégie vient de publier une note intitulée “Dynamiques de l’emploi et des métiers : quelles fractures territoriales?”, sous la plume de Frédéric Lainé. L’auteur exploite des données sur l’emploi des 25-54 ans sur longue période et montre que sur la période la plus récente (2006-2013), les “métropoles”, c’est à dire Paris et le paquet des 12 plus grandes villes de province, connaissent une croissance positive, alors que les autres tranches de taille d’aires urbaines régressent. D’où la première phrase de la note : “Le début du XXIe siècle est marqué par un mouvement de concentration de l’emploi dans une douzaine de métropoles françaises”. La messe est dite, la presse s’en est emparée, titrant en gros qu’en dehors de cette douzaine de métropoles, point de salut.

Le contenu est pourtant plus nuancé que ce que la presse en a retenu, mais encore fallait-il lire jusqu’au bout : Frédéric Lainé montre notamment l’importance des effets de structure dans ces évolutions (les métropoles sont tirées par la croissance plus rapide des métiers de cadre, plus présents en leur sein), il explique aussi que les métropoles sont un ensemble hétérogène, et que d’autres effets comptent, notamment l’existence d’effets macro-régionaux.

Passons sur cela, revenons à l’affirmation initiale : en dehors d’une douzaine de métropoles, point de salut ? Non, je vous propose de le montrer en quelques chiffres.

J’ai récupéré sur le site de l’Insee l’emploi total par commune pour 2008 et 2013, ainsi que l’emploi correspondant aux fonctions dites métropolitaines (conception-recherche, culture-loisir, gestion, commerce inter-entreprises, prestations intellectuelles) et parmi elles les emplois de cadre. J’ai agrégé cela par Aire Urbaine (771 aires urbaines), puis j’ai fait quelques calculs.

Si l’on raisonne par paquets d’Aires Urbaines comme le fait l’auteur, effectivement, Paris et les 12 aires les plus grandes ont une croissance positive, les autres une croissance négative ou nulle. Je n’ai pas tout à fait les mêmes résultats car je ne suis pas sur la même période (2008-2013 contre 2006-2013) et pas tout à fait la même population (ensemble des actifs pour moi, 25-54 ans pour lui), mais c’est qualitativement similaire : la croissance de l’emploi France entière a été de 0,8%, elle a été de 1,3% pour Paris, 3,2% pour les 12 métropoles, 0,02% pour les Aires de 50 000 à 200 000 emplois et -1,6% pour les Aires de moins de 50 000 emplois.

Sauf que ce sont des moyennes et que raisonner sur des moyennes conduit à dire beaucoup de bêtises : certaines des 12 métropoles sont dynamiques, d’autres moins. Certaines des aires de taille inférieure sont dynamiques, plus que nombre de métropoles, d’autres moins.

Regardons le sous-ensemble des aires de plus de 50 000 emplois, soit les 68 aires urbaines les plus grandes, et voyons quelles sont les vingt plus dynamiques (les “métropoles” sont indiquées par une *) :

Aire urbaine emploi 2008-2013
Douai – Lens* 8.1%
Limoges 7.4%
Toulouse* 6.8%
Montbéliard 6.8%
Nantes* 6.6%
Alès 5.8%
Bordeaux* 5.8%
Lorient 5.4%
Mulhouse 5.3%
Chambéry 4.6%
Lyon* 4.5%
Grenoble* 4.0%
Poitiers 3.7%
Quimper 3.3%
Beauvais 3.2%
Valence 3.0%
Périgueux 2.9%
Lille (partie française)* 2.7%
Saint-Quentin 2.6%
Annecy 2.4%

Ce n’est pas parce que en moyenne les aires comprises entre 50 000 et 200 000 emplois ont une croissance nulle que chacune connaît une croissance nulle, comme on le voit…

A contrario, comme indiqué dans la note, la croissance moyenne des 12 métropoles masque des disparités : baisse de l’emploi de 0,8% sur Nice et de 0,7% sur Rouen ; croissance inférieure à la moyenne pour Strasbourg (+0,1%) et pour Toulon (+0,2%), juste au dessus de la moyenne pour Tours (+0,9%). Cinq métropoles sur douze patinent, on a fait mieux comme modèle générique de développement…

Idem si l’on restreint l’analyse aux cadres des fonctions métropolitaines. Leur croissance a été France entière de 10,6%, 9,3% sur Paris, 15,9% sur les 12 métropoles et 8,6% sur les aires de 50 à 200 000 emplois. Mais de 26,1% à Niort, qui truste la première place, ou 22,4% à Lorient, troisième derrière Douai-Lens, tandis qu’elle n’est que de 6,7% à Nice, 7,2% à Rouen ou 7,6% à Strasbourg.

Pour identifier plus rigoureusement l’existence éventuelle d’un effet taille des métropoles, il convient de passer à l’économétrie. Résultat des courses : pas d’effet taille significatif si l’on raisonne sur l’ensemble de l’emploi ou sur l’emploi des fonctions métropolitaines. Effet faiblement significatif (au seuil de 5% mais pas au seuil de 1%) pour le sous-ensemble des cadres des fonctions métropolitaines, mais les différences de taille n’expliquent alors que moins de 5% des différences de taux de croissance. Résultats conformes à ceux obtenus sur la croissance de l’emploi privé, voir cet article pour des détails.

Bref, il y a un salut en dehors des métropoles, et évitez de raisonner sur les moyennes pour ne pas dire trop de bêtises…

Graphiques du jour : le monde en 2050

En France, comme dans d’autres pays mais plus que dans d’autres pays, la mondialisation fait peur, elle est vue comme un processus destructeur d’emplois et de richesses pour notre économie. C’est pourquoi je présente souvent en préambule de différentes conférences et de différents enseignements que j’assure les deux ensemble de graphiques ci-dessous, tirés de ce document, qui permettent de recadrer les choses.

pibIl s’agit du PIB (en dollars 2010 constants) de différents pays, en 2010 (partie haute) et en 2050 (partie basse). Deux idées se dégagent, la première évidente, la deuxième un peu moins :

  • première idée, les grands pays émergents (les BRIC = Brésil, Russie, Inde et Chine) montent dans le classement pour occuper les premières places à horizon 2050, si la dynamique de croissance observée à l’échelle mondiale se poursuit,
  • deuxième idée, si vous êtes attentifs à la graduation de l’axe des ordonnées, vous constaterez que le PIB de tous les pays de l’échantillon augmente sur la période. Pour les Etats-Unis, par exemple, il passe de 15 000 milliards de dollars à environ 35 000 milliards.

Cette évolution fait souvent peur, les pays développés reculant dans le concert des nations en termes de production de richesse. Elle reflète pourtant une évolution souhaitable : de grands pays très peuplés se développent, compte-tenu de leur taille ils ont vocation à occuper à terme les premiers rangs dans la production de richesse.

D’ailleurs, dans un monde idéal, que l’on peut définir comme un monde où chaque habitant détiendrait le même niveau de richesse, que devrait peser chaque pays dans le PIB mondial ? Et bien ce qu’il pèse dans la population mondiale, ce qui pourrait ressembler à cette carte, publiée récemment :

carte_mondeDeuxième série de graphique, qui présente non plus le PIB mais le PIB par habitant des mêmes pays, aux mêmes dates :

pibhLà encore, plusieurs résultats :

  • contrairement à la première série, le classement des pays évolue peu, les pays développés restant en tête en terme de PIB par habitant,
  • conformément à la première série, on observe un accroissement du niveau de vie de tous les pays, signe que la croissance économique est supérieure à la croissance démographique. Le jeu économique n’est pas un jeu à somme nulle,
  • l’allure générale des deux graphiques est très claire : les inégalités entre les pays se réduisent fortement, on assiste à un processus de convergence des niveaux de vie des populations.

Du point de vue strictement économique, toutes ces évolutions sont positives et souhaitables ; elles témoignent de la sortie de la pauvreté de milliards d’habitants sur la planète, sans que ceci se fasse au détriment des habitants des pays développés.

Territoires : une France coupée en deux ?

“Territoires : une France coupée en deux ?” C’est le titre d’un dossier du numéro de décembre 2014 d’Alternatives Economiques, accessible ici (€) ou en kiosque (p. 34-37).

Y sont présentées les thèses de Laurent Davezies et Thierry Pech, d’une part, et celles de Christophe Guilluy, d’autre part. Ainsi que les critiques de ces deux  thèses : la critique que Michel Grossetti et moi-même avons adressée au travail de Davezies/Pech ; la critique d’Eric Charmes et celle de Violaine Girard, adressées aux travaux de Guilluy.

Dossier très bien fait, je trouve, signé de Vincent Grimault et Xavier Molénat, qui conclut à l’importance de ce débat “si on veut éviter d’aggraver les difficultés du pays au lieu de les réduire à l’occasion de la réforme territoriale”.

La métropolisation, horizon indépassable de la croissance économique ?

En septembre 2014, Terra Nova a publié une note de Laurent Davezies et Thierry Pech intitulée « La nouvelle question territoriale ». Cette note repose pour une bonne part sur les travaux menés depuis une dizaine d’années par Laurent Davezies (2008, La République et ses territoires ; 2012, La crise qui vient ; tous deux au Seuil/La République des Idées).

Laurent Davezies est un chercheur influent, dont les travaux diffusent largement hors sphère académique. Le problème est que, s’il a dans le passé mis en évidence des choses intéressantes (la déconnexion entre PIB par habitant et Revenu par habitant à l’échelle régionale par exemple), ses analyses souffrent parfois de sérieux défauts. Ce qui ne les empêche pas d’être mobilisées pour justifier certaines réformes.

Cela fait plusieurs années que Michel Grossetti et moi-même nous disions qu’il nous fallait rédiger quelque chose d’un peu consistant pour mettre en évidence ces limites. Nous l’avons fait un peu, chacun de notre côté, lui ici par exemple, moi dans ce billet là, mais de manière partielle. Cette fois, nous nous sommes décidés à développer nos analyses convergentes dans un texte commun.

Nous avons fini une première version de ce texte, que nous venons de déposer sur Hal. Voici le résumé :

En septembre 2014, Terra Nova a publié une note de Laurent Davezies et Thierry Pech intitulée « La nouvelle question territoriale ». Cette note repose pour une bonne part sur les travaux menés depuis une dizaine d’années par Laurent Davezies (2008, 2012). Elle nous semble représentative des travaux menés par cet auteur et par d’autres chercheurs qui partagent ses analyses, travaux qui inspirent en partie les réformes politiques en cours, qu’il s’agisse de la fusion des régions ou du soutien à la métropolisation. Dans ce texte, nous discutons leur analyse, qui souffre à notre sens de plusieurs limites importantes, limites à la fois théoriques, méthodologiques et empiriques, ce qui invalide largement certaines de leurs conclusions et de leurs préconisations. Cette discussion s’appuie d’une part sur un traitement des mêmes données selon une perspective différente et d’autre part sur une critique de l’usage qu’ils font de l’économie géographique.

Nous avançons plus précisément quatre grandes critiques : 1) l’inversion de la courbe de Williamson, base empirique qui sous-tend tout leur raisonnement, n’est pas d’actualité, 2) le fait empirique majeur en matière d’évolution des disparités interrégionales est celui d’un accroissement, sur les dernières années, du PIB par habitant de l’Ile-de-France relativement à la moyenne des régions, ce qui n’est pas synonyme de surproductivité intrinsèque de la région capitale, mais qui pose plutôt question en termes d’évolution des inégalités sociales, 3) le renvoi systématique aux analyses de la nouvelle économie géographique pour légitimer d’un point de vue théorique le soutien à la métropolisation est insatisfaisant, les auteurs faisant selon nous une lecture erronée de ces travaux qui ne concluent pas au renforcement inéluctable de la concentration des activités, 4) si les auteurs montrent que quelques métropoles réussissent très bien en matière de création d’emplois, ils montent ensuite trop vite en généralité pour affirmer que les métropoles sont désormais le lieu presque unique de concentration de l’activité productive ; l’analyse systématique du lien entre taille des territoires et croissance de l’emploi montre en effet clairement l’absence d’effets taille, ainsi que l’existence d’autres effets, sur lesquels il convient de se pencher.

N’hésitez pas à nous faire part de toute remarque, commentaire, question, critique et, bien sûr, à diffuser largement si vous le jugez utile. Nous travaillons à une version plus synthétique que nous devrions pouvoir diffuser bientôt.

L’économie mondiale en 2050

Goldman Sachs se livre régulièrement à un exercice intéressant : des prévisions de croissance économique à l’horizon 2050, pour un certain nombre de pays, l’accent étant mis sur l’évolution différenciée entre le club des six pays les plus développés (G6), composé des Etats-Unis, du Japon, de l’Allemagne, de la France, du Royaume-Uni et de l’Italie, et les grands pays émergents, à savoir le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine (BRIC).

Premier exercice du genre, à ma connaissance, en 2003, résultats synthétisés dans ce document. Ils ont récidivé récemment (décembre 2011), en actualisant l’analyse, résultats ici. Bien sûr, les prévisions reposent sur différentes hypothèses (forme de la fonction de production, évolution démographique, taux de participation, investissement, progrès technique, etc.), mais les simulations faites sur la période passée sont plutôt convaincantes. Il ne s’agit de toute façon pas de déterminer la valeur du PIB pour tel ou tel pays à la virgule près, mais plutôt d’identifier des tendances.

Dans un premier temps, on peut s’amuser à se faire peur, en se focalisant sur le PIB des pays. On obtient alors ce premier graphique :

En 2050, le leader économique mondial, si l’on considère que le leadership est mesuré par le poids dans le PIB mondial, est la Chine. L’Inde est troisième, le Brésil quatrième et la Russie cinquième. La France, cinquième en 2010, rétrograde au dixième rang. On notera que, selon les projections de Goldman Sachs, la France est derrière l’Allemagne en 2010 mais devant l’Allemagne en 2050…

Même idée, sur un temps plus long, dans ce tableau :

Raisonner sur le PIB n’a cependant qu’un intérêt très limité du point de vue économique : c’est un indicateur de la taille des pays, pas du niveau de vie des habitants. Il convient donc plutôt de regarder les estimations faites sur une autre variable, le PIB par habitant. On obtient alors ce nouveau graphique :

Plusieurs remarques : i) les pays développés restent en tête du classement, avec quelques évolutions en leur sein (recul du Japon, progression du Royaume-Uni), ii) chez les BRIC, c’est la Russie qui progresse le plus, elle passe même devant l’Italie, iii) la forme générale du graphique laisse deviner un processus de convergence entre les pays, les écarts étant plus faibles.

Ce dernier point est confirmé par un dernier graphique :

Les deux graphiques montrent, chacun à sa manière, que le monde devient de moins en moins inégalitaire, conclusion plutôt rassurante.

Au final, la dynamique économique fait grimper dans le classement du PIB les pays dont la population pèse le plus dans la population mondiale, ce qui est une bonne chose : dans un monde égalitaire, après tout, chaque pays devrait peser dans le PIB ce qu’il pèse dans la population. Ceci ne se fait pas au détriment des pays de plus petite taille et/ou des pays développés, puisque les niveaux de vie de l’ensemble des habitants de la planète augmentent. La dynamique économique n’est pas un jeu à somme nulle mais, potentiellement, un jeu à somme positive. C’est aussi ce que montrent ces graphiques.

Pauvre Europe…

Je crois que l’on a atteint des sommets que je pensais inaccessibles avec la déclaration de Herman Van Rompuy, Président de l’Union Européenne :

l’austérité est le fondement sur lequel nous devons développer une stratégie complète en faveur de la croissance

Je suggère à notre Président de réviser un peu son économie. Consulter un manuel de macroéconomie de première année d’Université devrait suffire. Il peut également lire cet article de Christina D. Romer (trouvé via Gizmo), Professeur d’Economie à Berkeley et Directrice du Council of Economic Advisers d’Obama, paru dans les colonnes du New York Times et justement intitulé Hey, Not So Fast on European Austerity. Il peut lire aussi, régulièrement, les tribunes de Paul Krugman, en commençant par celle-là, par exemple.

Vu la situation actuelle de l’Europe, prôner l’austérité en période de récession, c’est s’assurer de plus de récession encore. Avec un creusement encore plus important des déficits et de la dette, panne de croissance oblige. Que dire d’autre? S’en amuser s’en doute, comme le fait Maître Eolas sur twitter, en détournant la formule  : “La maladie est le fondement sur lequel nous devons développer une stratégie complète en faveur de la guérison”… Pour ma part, je proposerais bien quelque chose comme : “La stupidité est le fondement sur lequel nous devons développer une stratégie complète en faveur de l’intelligence”. Ça colle bien à l’Europe en ce moment, je trouve…

Le bien-être des Nations

En 2008, Nicolas Sarkozy a installé la Commission sur la
mesure de la performance économique et du progrès social
, dite également commission Stiglitz. L’idée de base : l’indicateur habituellement utilisé (le PIB par habitant) est une mesure
contestable de ces éléments, il convient de proposer des mesures plus pertinentes.

En fait, cela fait déjà pas mal de temps que les économistes se sont penchés sur ce sujet (en France, voir notamment les travaux de
Marc Fleurbaey).

Un document de travail du NBER de Charles Jones et Peter Klenow, qui
vient juste de paraître, propose une mesure alternative du bien-être des pays, la met en oeuvre à l’échelle internationale, pour aboutir à un ensemble de résultats pas inintéressant.

* leur indicateur prend en compte la consommation par personne, le temps de loisir, les inégalités sociales et l’espérance de vie à la
naissance.

* ils montrent que la corrélation entre cet indicateur et le PIB par habitant est forte : ce dernier indicateur n’est donc pas à jeter
à la poubelle. Cette corrélation ne signifie cependant pas qu’on apprend rien avec ce nouvel indicateur, la situation relative des pays étant parfois fortement modifiée

Beyond1.jpg

* les auteurs proposent en introduction une comparaison France/Etats-Unis : le PIB et la consommation par habitant est plus forte aux
Etats-Unis qu’en France, mais les inégalités sont plus faibles, l’espérance de vie y est plus forte, le temps de loisir est plus important. Quel bilan? Si l’on se focalise uniquement sur le PIB
par habitant, la France a un indicateur égal à 70% de celui des Etats-Unis. Si l’on retient l’indicateur des auteurs, elle passe à 97%

* le résultat obtenu pour la France se retrouve plus généralement pour les pays d’Europe Occidentale : leur PIB par habitant est en
moyenne de 70% du PIB par habitant américain, le nouvel indicateur les fait passer en moyenne à 91%

* à l’inverse, la plupart des pays en développement voient leur situation relative se dégrader, en raison d’inégalités beaucoup plus
fortes et d’une espérance de vie beaucoup plus faible

Beyond2.jpg

* l’analyse en dynamique du nouvel indicateur est également instructive : le taux de croissance économique sur la période 1980-2000 est
de 1,80% par an, il passe à 2,54%, l’accroissement de l’espérance de vie y contribuant pour beaucoup. L’Afrique sub-saharienne fait hélas exception, avec un taux de croissance encore plus bas et
une contribution négative de l’évolution de l’espérance de vie…

Beyond3.jpg

Travail intéressant, donc, qui présente bien sûr certaines limites recensées par les auteurs, mais qui permet d’affiner sensiblement le
diagnostic qu’on peut poser sur les pays.

 

La France enfin meilleure que l’Allemagne

D’après notre premier ministre (souligné par
moi):

Je veux rappeler que nous sommes, au début de cette année 2010, le pays européen qui a les meilleures prévisions de
croissance avec 1,5 %. Ce sont les prévisions du FMI, ce sont des prévisions qui sont meilleures que celles de notre voisin allemand, je le dis simplement parce que ce n’est pas très
courant dans l’histoire récente de nos deux pays, que la France ait des performances en matière de croissance supérieures à celle de l’Allemagne
. Le FMI d’ailleurs nous fait pour 2011
une prévision à 1,8, qui est encore supérieure à celle de notre voisin allemand.

(…) Ces résultats, c’est naturellement le fruit de la politique économique que conduit le
Gouvernement
. Et c’est le fruit du plan de relance que nous avons mis en place.

 

Je me suis permis de vérifier cela, en collectant les taux de croissance du PIB réel de la France et de l’Allemagne. Sur
la période 1995-2009, le taux de croissance de la France a en fait été supérieur à celui de l’Allemagne… 13 années sur les 15… L’Allemagne n’a devancé la France qu’en 2006 et
2007.

Sur une période plus longue (1971-2009), soit 39 années, la France a eu un taux de croissance supérieur 26 fois,
autrement dit dans 2/3 des cas.

 

Notre gouvernement est tellement fort que sa politique actuelle a des effets rétroactifs…