Comme promis, je vais écrire quelques billets en lien avec la sortie de mon dernier livre. Pas pour redire ce qu’il y a dedans, ce serait ballot : il faut que je maximise mes droits d’auteur. Plutôt pour faire des variations sur les mêmes thèmes.
Dans le chapitre trois (titré “des petits bouts de petits mondes”. J’adore ce titre. C’est mon préféré avec celui du chapitre de conclusion. Que je ne vous dirai pas. Cf. paragraphe précédent), j’insiste sur l’idée que pour comprendre les territoires, il faut repérer leurs spécialisations (les spécialisations des entreprises présentes, plutôt), voir comment ces entreprises s’insèrent dans des chaînes de valeur ajoutée de plus en plus fragmentées, s’interroger sur la qualité de leur spécialisation, etc.
Pour cela, on peut procéder de différentes manières. Dans l’ouvrage, j’insiste sur l’idée de commencer par regarder les activités plus présentes à tel endroit qu’ailleurs, l’hypothèse étant que ce ne doit pas être que le fruit du hasard. Puis de regarder plus précisément, en allant sur le terrain, quelles sont ces activités, ce que font les entreprises, comment elles sont positionnées sur leurs marchés.
Aujourd’hui, j’ai décidé de brasser autrement les statistiques, en comparant le profil global de spécialisation des territoires français par rapport à la moyenne France entière. L’idée est de repérer les territoires dont le profil est très atypique (ils sont spécialisés dans des secteurs beaucoup moins présents ailleurs) et d’autres territoires moins atypiques (le poids des différents secteurs est assez peu différent de ce qu’on observe en moyenne).
Pour cela, on peut s’appuyer sur l’indice de Krugman (n’ayez pas peur, c’est très simple) : on regarde ce que pèse chaque secteur d’activité dans une zone, on compare à ce qu’il pèse France entière, si à chaque fois le poids est le même, à la fin l’indice vaut 0%, si à l’inverse les poids sont très différents, il tend vers 100%. Plus l’indice est élevé, plus la zone est atypique, plus l’indice est faible, plus la zone est proche de la moyenne.
J’ai calculé ces indices à l’échelle des zones d’emploi (304 en France métropolitaine, ce découpage est intéressant car basé sur une variable économique : les déplacements domicile-travail, en gros une bonne partie des gens qui y habitent y travaillent aussi), sur des données en 88 secteurs d’activité (les spécialisations se jouent à des échelles sectorielles assez fines), pour l’ensemble des actifs occupés (données Insee clap 2013) et pour le sous-ensemble du secteur privé (données Acoss de 2008 à 2016).
Plusieurs constats :
- les résultats sur l’ensemble de l’emploi (Insee) ou sur le sous-ensemble de l’emploi privé (Acoss) sont très bien corrélés (r=95%). L’introduction de l’emploi public ne modifie donc pas substantiellement les résultats sur les différences de spécialisation des territoires,
- la moyenne et la médiane des indices sont cependant plus faibles quand on raisonne sur l’ensemble public + privé (moyenne et médiane de 24%) que si on se contente de regarder le privé (moyenne et médiane de 27%) : l’activité publique lisse donc un peu les différences de spécialisation, d’exposition aux chocs qui affectent tel ou tel secteur, donc,
- je me suis amusé à regarder si le fait d’être très différent de la moyenne en termes de spécialisation, ou au contraire très proche de la moyenne, lors d’une année donnée (en l’occurrence en 2008) avait une incidence sur la croissance de l’emploi sur la période d’après (sur 2008-2016). La réponse est non, corrélation très faible (r=-12%) : des zones atypiques ont une bonne dynamique, d’autres non, et réciproquement.
Au-delà de ces constats généraux, l’idée était de voir quels étaient les territoires dont la structure de spécialisation était la plus proche de la moyenne France entière, et ceux dont la structure était la plus éloignée.
Sur les plus éloignées, on trouve Sablé-sur-Sarthe, indice de Krugman de 49% en 2008, et bonne dynamique : croissance de l’emploi privé de 9% entre 2008 et 2016. Juste derrière, même région, la Ferté-Bernard, indice de Krugman de 47%, mais mauvaise dynamique, baisse de 11% de l’emploi privé.
A l’autre extrême, la zone d’emploi la plus proche de la moyenne française, c’est Bordeaux : indice de 8% (bonne dynamique en même temps, 9%, identique à Sablé-Sur-Sarthe. Bordeaux et Sablé-sur-Sarthe, en termes de dynamique, sont donc très proches : le hasard statistico-politique).
Vous voulez savoir à quoi ressemble la France, en moyenne ? Regardez Bordeaux. Je l’avais constaté à l’échelle régionale, en analysant les différences de PIB par habitant et en les décomposant : en ex-Aquitaine, rien ne ressortait. L’ex-Aquitaine, c’est la France en plus petit.
Bordeaux est donc une ville moyenne. C’est même la plus moyenne des villes de France, sur l’aspect spécialisation. Ce qui n’est pas très grave : on peut être dynamique tout en étant moyen.
Pour compléter un peu, même si Bordeaux ressemble grave à la moyenne française, on peut détecter les secteurs qui contribuent le plus à cet indice de 8%, les secteurs qui s’écartent donc le plus du poids moyen de France métropolitaine. Pour Bordeaux, les deux secteurs les plus atypiques sont “cultures et production animale”, d’une part, et “industries alimentaires”, d’autre part. A eux deux (sur près de 90 secteurs), ils expliquent 27% de l’écart. Bordeaux ressemble étrangement à la France, mis à part le Bordeaux.