Mépris de classe, mépris de place : réflexions sur la géographie du populisme

L’élection de Donald Trump a donné lieu a de nombreuses analyses cherchant à expliquer la montée du populisme, passée et à venir, là-bas et ailleurs. Certaines analyses se sont focalisées sur la géographie du vote : Clinton gagne dans les grandes agglomérations, Trump dans les Etats à dominante rurale.

Résultat en phase avec une idéologie globale, très diffusée en France, dont on trouve une version dans le billet posté par Pierre-Yves Geoffard sur Libération, dans la droite ligne de la note pour le Conseil d’Analyse Economique co-écrite par Philippe Askenazy et Philippe Martin, dont j’avais parlé, un poil critique, il y a quelques temps. Elle sous-tend également les propos de Jacques Levy, dans une tribune pour Le Monde, je ne résiste pas à l’envie de reprendre l’un des morceaux du texte, juste exceptionnel :

L’urbanité ou son rejet, l’espace public contre l’espace privé font résonance avec d’autres éléments très forts : éducation, productivité, créativité, mondialité, ouverture à l’altérité, demande de justice, présence du futur d’un côté ; de l’autre, mépris de l’intellect, enclavement économique, absence d’innovation, appel au protectionnisme, peur de l’étranger, affirmation d’une d’identité fondée sur la pureté biologique, la loyauté communautaire, le respect de l’autorité et la référence nostalgique à un passé mythifié – toutes choses qui ne définissent pas une approche différente de la justice, mais une alternative à l’idée même de justice.

Nous avions commencé à échanger sur le sujet avec Michel Grossetti, couchant sur le  papier quelques idées, car cette idéologie globale fait beaucoup de mal, selon nous. En gros, elle oppose des “talents”, mobiles, localisés dans les métropoles, innovants, modernes, inscrits dans la mondialisation, et puis les autres, tous les autres, sédentaires, embourbés hors métropoles, pas trop aidés, quoi. Avec deux discours branchés sur cette idéologie, deux discours qui sont en fait les deux faces de la même pièce.

Un discours  progressiste, dont le billet de Pierre-Yves Geoffard est l’exemple parfait : la mondialisation est source de progrès, elle suppose pour la France d’innover, l’innovation est portée par les talents/créatifs/productifs hyper-mobiles qui n’aiment rien tant que les métropoles, c’est donc bien de soutenir le mouvement mais il faut quand même faire attention aux exclus, à ceux localisés hors métropole, qui perdent, donc à charge pour les nomades d’accepter de payer l’impôt pour dédommager les perdants, leur payer des écoles pour leurs enfants, le médecin, le dentiste, ce genre de choses. Sinon populisme assuré.

Un discours réactionnaire, de l’autre côté, porté côté recherche par un Christophe Guilluy, récupéré allègrement par le Front National ou un Nicolas Sarkozy, qui accepte exactement (je graisse, italique et souligne, au risque d’être lourd) le même schéma explicatif, mais se focalise sur les perdants supposés, les sédentaires (blancs de souche) de nos campagnes, qu’il ne faudrait pas oublier, tout de même, donc votez pour nous, on va défendre le petit peuple.

Sauf que cette idéologie ne tient pas la route. Empiriquement, je veux dire. Car sinon, côté cohérence interne, enchaînements, ça coule, ça roule. D’où sa diffusion, côté soleil ou côté ombre (je digresse : un problème important en France est l’attrait pour les discours à cohérence apparente, aux enchaînements logiques, peu importe les éléments de preuve. Les gens sont fascinés par la figure historique de l’intellectuel français, qui parle trop bien, donc ça doit être vrai). Alors bon, on s’est fendu d’une tribune pour Le Monde, histoire de montrer où ça grippe.

Car oui, quand on passe à l’épreuve des faits les enchaînements, ça grippe. Grave, même. A plein de niveaux. On insiste dans notre tribune sur l’une d’entre elles : les différences moyennes de productivité entre métropoles et hors métropoles sont dues à des effets de composition ; en France, elles opposent Paris et la province, mais ce n’est pas que les parisiens sont plus modernes, plus innovants, plus talentueux, plus performants, etc : c’est que Paris concentre certains métiers à hauts salaires, des cadres des grands groupes et des cadres de la banque et de la finance, notamment.

La montée du populisme, oui, c’est la faute de certains politiques, de certains médias. Mais de certains chercheurs en sciences sociales, aussi. Qui devraient commencer par réfléchir à leurs sujets de recherche : pourquoi est-il plus « noble » pour un économiste de travailler sur la mondialisation, l’innovation, la finance internationale, les start-up, les firmes multinationales, Paris, Los Angeles, Tokyo, …, que sur le commerce et l’artisanat, la fonction publique, les PME, le monde rural, Lorient, Figeac, Belfort et Montbéliard ? Des chercheurs qui devraient faire attention aux données qu’ils mobilisent, aux indicateurs et aux méthodes qu’ils utilisent ; qui devraient aller voir sur le terrain, aussi, ça éviterait d’interpréter à tort quelques régularités ; qui devraient faire preuve, aussi et surtout, d’un peu de réflexivité…

Notre billet est visible ici. Commentez ici où là-bas.

Dis, Le Monde, si tu passes par là, ce billet je ne l’ai pas écrit tout seul, il est co-écrit avec Michel Grossetti, c’est même lui qui a commencé ! Regarde dans tes boîtes mails, je te l’ai signalé ce matin, tu pourrais corriger très vite ? Tu veux que je me fâche avec un sociologue, toulousain, d’origine Corse ?! C’est (partiellement) corrigé !

L’Université à la pointe du progrès !

L’Université est un monde peuplé de personnes réfléchies, innovantes, à la pointe des connaissances, faisant preuve de réflexivité, progressistes, modernes, etc. Pour preuve, le graphique du jour, trouvé sur ce site, grâce à @Freakonometrics.

femmes_universiteBien sûr, pour être rigoureux, il faudrait comparer ces proportions à celles observées dans d’autres milieux professionnels, n’hésitez pas à apporter des éléments en commentaire. Dans tous les cas, il y a du boulot…

 

Réussir la réforme des Régions

Mercredi 9 novembre 2016, j’interviendrai aux Journées de l’Économie organisées à Lyon dans le cadre d’une table ronde intitulée “Réussir la réforme des Régions”. Voici quelques idées en vrac que j’aimerais défendre.

  1. l’un des arguments avancés pour soutenir la fusion des régions consistait à dire que les régions françaises étaient trop petites, comparativement à leurs homologues allemandes, les fusionner allait permettre de leur faire atteindre une “taille critique”. Cet argument “taille critique”, que l’on retrouve pour le soutien aux métropoles, mais qui sous-tend aussi la réorganisation des Universités, ne tient pas la route empiriquement, comme expliqué à de nombreuses reprises sur ce blog ou ailleurs (voir ici pour la recherche, ou là pour des analyses à l’échelle des régions et des villes),
  2. cet argument tient d’autant moins pour les régions que, même après la fusion, les régions françaises restent toutes petites, comme expliqué dans ce billet : elles sont grandes en termes de superficie ou de population, elles restent des naines en termes de budget. Ceci est d’ailleurs rappelé dans l’annonce de la table ronde : “A ce jour, les Régions françaises représentent 1,3% du PIB contre 9,2% du PIB pour les Länder autrichiens et 12,8% du PIB pour les Länder allemands”,
  3. un autre argument beaucoup plus recevable consistait à supprimer la clause générale de compétence des collectivités, afin d’éviter la duplication des efforts sur les mêmes thèmes (au hasard : en matière de développement économique), notamment entre département et région.  Mais les départements, très fâchés, semblent quelque peu contourner le système. Petit exemple près de chez moi, la création par le département de la Vienne de “l’Agence de créativité et d’attractivité du Poitou”, où l’on nous explique que tourisme et économie sont indissociables et complémentaires, et que “C’est pourquoi, l’Agence Touristique de la Vienne présente une modification de ses statuts en vue de l’extension de son objet à la prospection et au développement économique”. Ce n’est pas près de ne plus doublonner.

Est-ce à dire qu’il n’y a rien à attendre de positif de cette réforme ? Peut-être parce que je suis d’un naturel optimiste, je dirais que non. Rien d’automatiquement positif, mais des potentialités, à charge pour les acteurs de s’en saisir :

  1. si je prends l’exemple de la Nouvelle Aquitaine, cette région est tellement grande qu’animer le développement économique depuis Bordeaux est impossible (alors que le développement économique de la Région Poitou-Charentes était largement animé depuis Poitiers). Il n’est donc pas exclu que le développement économique soit analysé et animé à des échelles plus fines qu’auparavant, ce qui, compte-tenu de la géographie des spécialisations économiques, me semble être une bonne chose,
  2. les Régions rédigent désormais des schémas prescriptifs, autrement dit des schémas qui s’imposent aux autres collectivités. Certaines collectivités s’en inquiètent, elles ont peur de tomber sous la dictature du Conseil Régional, je pense que cela peut surtout obliger à un peu plus de coordination et de cohérence dans ce qui est fait aux différentes échelles (Région, Métropole, EPCI),
  3. j’observe également que les rivalités locales souvent calamiteuses entre communes ont tendance à s’estomper, les intercommunalités se développent et s’organisent, pour pouvoir mieux négocier et contractualiser avec les Conseils Régionaux. C’est une très bonne chose, car à l’échelle locale, il existe clairement des économies d’échelle statiques en matière de gestion des services publics (transports, eau, écoles, zones commerciales, …),
  4. l’émergence de grandes régions (ainsi que de métropoles) peut avoir un autre effet bénéfique, car il conduit à l’émergence de contre-pouvoirs face à l’Etat central. Certes, les régions disposent de moyens financiers limités, comme expliqué plus haut, mais des politiques d’envergure nationale semblent penser qu’une carrière à gérer une grande région ou une grande ville vaut aussi bien qu’un poste temporaire de Ministre. Si ceci peut réduire un peu le jacobinisme à la française, ce ne sera pas un mal.

Bref : le pire n’est pas sûr, même s’il n’est pas à exclure non plus. Tout va dépendre de comment les régions vont s’organiser et penser leur développement économique. Comme je le dis souvent, ma crainte est que l’on reproduise à l’échelle des régions des “France en plus petit”, c’est-à-dire un développement économique exclusivement centré autour d’une métropole, au mépris des potentialités de développement économique qui existent sur de nombreux territoires non métropolitains. Si on évite ce travers et que l’on essaie d’inventer d’autres formes de développement, basées sur une meilleure connaissance des réalités locales et sur le développement de coopérations aux différentes échelles, ma foi, cette réforme peut déboucher sur des choses positives.

Vu le bazar actuel sur les territoires, cependant, une chose est sûre : ça va prendre du temps…

Innovation, Success Stories, Failure Stories, ce genre de choses…

Petit billet complémentaire à celui posté par Alexandre Delaigue, qui indique que l’innovation, ben… c’est bien… oui… mais peut-être moins important qu’on l’imagine… Que la maintenance de choses très banales, c’est important aussi, même si ça fait moins rêver… Message auprès des décideurs qui s’égareraient par là, lisez son billet : ce qui ne tue pas rend plus fort, ce genre de choses, vous connaissez…

L’idée est de livrer en complément quelques interrogations par rapport à ce sujet qui passionne les foules (ou pas).

  1. la plupart des chercheurs et des politiques ont en tête la séquence : innovation=croissance=emploi. Il faut donc soutenir l’innovation, à toutes les échelles. Ce faisant, on occulte la distinction essentielle entre l’innovation et la diffusion de l’innovation. Ce qui est source de croissance et d’emploi, c’est moins l’innovation stricto sensu (introduction d’un nouveau produit, procédé, mode d’organisation au sein d’une entreprise) que sa diffusion à l’ensemble du système économique. On ferait bien de consacrer moins d’argent à tenter de repérer le nouveau Steve Jobs qu’à favoriser la diffusion des innovations passées dans l’ensemble du système (en la matière, les innovations organisationnelles sont les parents pauvres du système, sphères publiques et privées comprises. Il y a du boulot, pourtant),
  2. Le top du top, pour le politique, c’est donc de se doter d’un système permettant de détecter les futurs innovateurs (les futurs Steve Jobs, Bill Gates, etc.), histoire de se dire que si on investit quelques millions d’euros sur un projet, autant que ce soit le bon, que ce soit la pépite. Sauf qu’il y a contradiction dans les termes : si on était capable d’identifier à l’avance l’innovation de rupture, ce ne serait plus une innovation de rupture, juste un truc un peu nouveau, un peu anticipable. L’innovation de rupture, par définition, c’est l’innovation non anticipable, celle qu’on ne peut pas détecter, à l’avance. Autant arrêter de la chercher : on ne la trouvera pas.
  3. Quelle solution alors, pour le politique ? Favoriser le bouillonnement, le jeu d’essais/erreurs, savoir qu’il y aura beaucoup d’essais, beaucoup d’erreurs, quelques réussites. Ne pas se dire qu’un type qui a planté un projet, c’est une planche pourrie (mal français par excellence), regarder ce qu’il a fait, pourquoi il s’est planté, le soutenir de nouveau, en fonction. Se méfier des chasseurs de prime, aussi, diversifier son portefeuille, quoi.
  4. Décentralisation oblige, ce réflexe « cherchons l’innovateur sur notre territoire pour avoir la croissance et l’emploi » se déploie à toutes les échelles. Avec un angle mort, à chaque fois, une question qui reste ouverte : est-ce que la géographie de l’innovation est la même que la géographie de la croissance et de l’emploi ? Un innovateur localisé dans la région X peut développer de l’activité et de l’emploi dans la région Y. Pas beaucoup d’études sur le sujet, pour l’instant, tout le monde raisonne comme si lieu d’innovation, de création de richesses et d’emplois se superposaient. Mon intuition est que non, que ce n’est pas très grave si on raisonne en termes d’intérêt général, que c’est très grave si on raisonne en termes de retombées locales des dépenses publiques, que ce faisant la décentralisation peut faire du mal si elle consiste à faire croire que tous les territoires sont en concurrence les uns avec les autres, que C’EST MAL si un innovateur toulousain créée de l’emploi à Bordeaux (ou l’inverse), ce genre de chose.
  5. Schumpeter a dit des choses passionnantes sur l’innovation, mais il a fait beaucoup de dégâts, aussi, lui ou ses thuriféraires : genre le type tout seul dans son garage, qui développe une invention géniale, lui tout seul, vraiment tout seul, mec. En fait, désolé de vous décevoir, ce type n’existe pas. Un mec tout seul, vraiment tout seul, il n’innove pas : il se suicide. L’innovation est un truc très collectif, dont les motivations sont très hétérogènes, qui parfois aboutit, parfois n’aboutit pas. L’innovateur est un type très banal, au final, qui ressemble au serial killer dont ses voisins vous parlent, dans les journaux télé : « il avait l’air normal, il avait l’air gentil, franchement, je ne comprend pas… ».
  6. Ce qui manque le plus, dans les médias, dans la tête des politiques, dans la recherche, ce n’est pas une histoire des success stories, c’est une histoire des failure stories, des mecs qui se plantent grave, des échecs, quoi. Pas pour se moquer d’eux, juste parce que c’est nous. J’ai toujours été amusé de l’appétence des médias (des politiques, des chercheurs) pour les trucs qui ont fonctionné. Le créateur de start-up devenu multimillionnaire. L’acteur à l’affiche d’un blockbuster. Le romancier à succès. Vous trouverez toujours un passage, dans l’article, quand le mec ou la nana vous explique que « ça a été dur, que j’ai beaucoup bossé pour ça, que c’est sans doute une des clés expliquant mon succès ». Je pressens que si on interrogeait le créateur de start-up qui a lamentablement échoué, l’acteur qui se rêvait tout en haut de l’affiche (mais non, colleur d’affiche, à la limite!), le romancier qui se voyait prix Goncourt (mais non mon gars c’est nul ton truc!), tous auraient dit que « ça a été dur, j’ai beaucoup bossé pour ça, mais en fait, aujourd’hui, je suis …[Complétez comme vous voulez]».
  7. On peut assez facilement transposer au monde de la recherche ce que je viens de dire au sujet de l’innovation. Parce que le lien c’est Recherche=innovation=croissance=emploi. Mais en fait non. Parce que le lien recherche/innovation, c’est compliqué. Parce que le lien innovation/croissance, c’est compliqué. Parce que le lien croissance/emploi c’est compliqué (quoique, par rapport aux autres, c’est le moins compliqué. Comme quoi, toute relation n’est pas nécessairement compliquée). Les politiques ont plutôt tendance à demander “quels sont les excellents, qu’on mise tout dessus?”, en oubliant que l’excellence d’hier ne dit rien de demain. Bon, je ne développe pas, j”en avais parlé ici. Je reste persuadé qu’arroser un peu large est la meilleure option.

Avec tout ça, j’en oublie le sujet… Ah  oui, l’innovation ! Ah oui, l’innovation. Ah oui, l’innovation…