Vote rural, vote urbain : une distinction peu opérante

Je reviens à la charge sur l’analyse des votes, suite à un message reçu sur Linkedin, qui renvoyait sur le post ci-dessous, représentatif de tout un ensemble d’interprétations du vote du premier tour (il ne s’agit donc pas de dénoncer les propos de l’auteur du post, mais de les déconstruire) :

La personne qui m’a écrit me demandait ce que je pensais de ce post, compte-tenu de ma tendance à critiquer les discours opposants métropoles, villes moyennes et monde rural. Or, le post semble interpréter les résultats à l’aune d’une fracture territoriale, qui opposerait monde urbain et monde rural (ou Métropoles et France périphérique pour reprendre le vocabulaire le plus usuel), et qui semble bien réelle. Voici des éléments d’analyse.

Le premier problème avec cette carte, c’est qu’elle donne à voir, pour chaque commune, le candidat arrivé en tête, si bien qu’on a l’impression, quand une commune est en bleue, que tous les habitants de ladite commune ont voté le Pen, et quand elle est en beige, que tous ont voté Macron, ce qui n’est pas le cas. Mieux vaut s’en remettre aux pourcentages obtenus par les candidats. En l’occurrence, je vous propose de me concentrer sur Macron et le Pen, et d’analyser les scores sur la base de la grille communale de densité, qui permet de distinguer le monde urbain (communes très denses et de densité intermédiaire) et le monde rural (communes peu denses et très peu denses).

votes obtenus par les deux premiers candidats au premier tour de la présidentielle de 2022 (%)

Les votes en France métropolitaine varient selon le degré de densité, un peu pour Macron, plus fortement pour le Pen, avec environ dix points d’écarts entre les communes très denses et les autres. Les résultats pour la Moselle sont peu différents, si ce n’est que le vote Macron y est un peu plus faible et que le vote le Pen y est plus nettement plus fort.

Le problème est que ces différences sont liées en partie aux différences de composition sociale des territoires : supposons que les ouvriers votent plus souvent le Pen que les autres catégories sociales, et qu’ils soient plus présents dans les communes peu denses et très peu denses, on s’attend à ce que le vote le Pen soit plus fort dans ces communes, non pas parce qu’elles sont « rurales », mais parce que la composition des personnes qui y vivent est différente.

Distinguer entre ces effets de composition et les effets de densité est essentiel, pour ne pas mésinterpréter les votes. Si on ne le fait pas, on s’expose à des interprétations du type : les personnes qui vivent dans le rural votent plus souvent pour le Pen, car ils sont moins tolérants, ils ne sont pas ouverts aux autres, moins ouverts à la diversité à laquelle ils ne sont pas confrontés au quotidien, ils pâtissent d’un faible degré d’urbanité, etc.

J’ai procédé ailleurs à une analyse qui permet de distinguer effets de composition et effets de densité. Méthodologiquement, il s’agit « d’expliquer » les votes en ne retenant que la densité comme variable (on obtient alors des effets bruts), puis en retenant d’autres variables à côté de la densité, pour obtenir des effets nets. Plus précisément, j’ai retenu dans mon analyse la part des personnes diplômées du supérieur, le taux de chômage, la part des plus de 65 ans, la part des 15-29 ans et la part des immigrés (j’ai également intégré une indicatrice régionale pour la France métropolitaine).

effets bruts et effets nets de la densité sur les scores des deux premiers candidats au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 (%)

La partie haute du tableau reprend les résultats pour l’ensemble de la France métropolitaine, la partie basse pour la Moselle. Je vous explique comment lire le tableau, en prenant l’exemple de sa partie haute , le chiffre de -1,4 de Macron pour les communes de densité intermédiaire : ce qu’il signifie, c’est qu’en moyenne, en France métropolitaine, le score de Macron est inférieur de 1,4 point de pourcentage dans les communes de densité intermédiaire, par rapport à son score dans les communes très denses (qui sont prises comme modalité de référence). Quand on neutralise les effets de composition, on constate que l’effet “densité intermédiaire plutôt que forte densité” passe de -1,4 à +0,1 point de pourcentage.

Que ce soit en France métropolitaine ou dans le département de la Moselle, le résultat principal est que l’effet de la densité sur le vote le Pen est très sensiblement réduit, il passe de plus de 10 points à 1 ou deux points. De plus, en Moselle, les coefficients attachés aux communes de densité intermédiaire, peu denses et très peu denses ne sont pas significativement différents de 0 (pas de différence statistiquement significative au seuil de 1% pour le score de le Pen entre les différents types de communes).

Un autre résultat intéressant pour la Moselle est que l’effet de densité s’inverse pour Macron : il est négatif quand on analyse l’effet brut, il devient positif quand on analyse l’effet net. Ceci signifie qu’à caractéristique identique, en Moselle, les personnes vivant dans les communes moins denses ont plus voté pour Macron que celles vivant dans des communes plus denses. Ce n’est pas le cas ailleurs en France, les effets de densité restent négatifs pour Macron quand la densité diminue.

A caractéristiques identiques, les écarts de vote entre monde rural et monde urbain sont donc limités. Si l’on observe des différences, c’est, pour l’essentiel, parce que les caractéristiques des populations qui y vivent diffèrent. On peut donc en déduire que les interprétations à coup de gradient d’urbanité sont à prendre avec d’infinis précautions, pour dire le moins.

Ceci étant, il reste des effets de densité en France métropolitaine, limités mais significatifs. Comment peut-on l’expliquer ? Première hypothèse : les variables mobilisées ne capturent qu’une partie des différences de composition sociale, si je pouvais les capturer totalement, les effets de densité disparaîtraient.  Deuxième hypothèse, qui a ma préférence : en dehors des effets de composition, il existe des différences significatives entre monde rural et monde urbain, notamment en matière d’accessibilité aux services et aux équipements, qui peuvent conduire à des différences dans les votes.

Ceci me permet d’insister pour finir sur un point important : je dénonce souvent l’opposition entre métropoles, villes moyennes, petites villes et monde rural, mais c’est sur le plan de la capacité à innover ou à créer des emplois. Ceci ne signifie pas qu’il n’existe aucune différence entre ces catégories de territoires : il en existe, notamment sur ce sujet des services à la population. Ce qui me conduit à plaider pour qu’on arrête de croire que l’horizon indépassable de la création de richesse et d’emploi, ce sont les métropoles, d’une part, et qu’on se focalise sur les enjeux d’aménagement et d’équipement des territoires, en se préoccupant de ceux qui pâtissent d’un déficit en la matière, d’autre part.

Suite à des demandes, voici en complément les résultats obtenus pour Jean-Luc Mélenchon :

Présidentielles 2022 : quelle(s) géographie(s) du vote ?

Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle à peine tombés, des cartes sur la géographie du vote commencent à circuler. La tendance dominante consiste à proposer des cartes des candidats arrivés en tête, à l’échelle des communes (France Info par exemple) ou des départements (Huffigton Post, France Bleu), façon très réductrice de présenter les choses. C’est que cartographier les résultats du vote est un exercice périlleux et tout sauf anodin. Sur le sujet, je recommande particulièrement la lecture de cet article d’Aurélien Delpirou, joliment titré « l’élection, la carte et le territoire : la victoire en trompe l’œil de la géographie », qui date des dernières élections mais qui reste d’actualité.

Pour ma part, j’ai décidé de ne pas faire de carte, mais de me livrer à de petits exercices statistiques, avec en tête les interrogations suivantes : le score au premier tour d’Emmanuel Macron, de Marine Le Pen ou de Jean-Luc Mélenchon est-il plus important dans les communes rurales ou dans les communes urbaines ? En Ile-de-France, en Nouvelle-Aquitaine ou dans le Grand Est ? Dans les communautés de communes ou dans les communautés d’agglomération ? Parmi ces différents effets (effet rural/urbain, effet d’appartenance régionale ou effet d’inclusion dans tel ou tel type d’intercommunalité), quel est le plus déterminant ?

Pour commencer à apporter des réponses, j’ai exploité les résultats du premier tour des présidentielles 2022 à l’échelle des communes de France métropolitaine. Or, il s’avère que si on trouve bien des effets géographiques, ils sont variables selon les candidats, et ils n’expliquent pas tout.

Prenons l’exemple du caractère rural ou urbain des communes. Pour le mesurer, je me suis appuyé sur la grille communale de densité, qui permet de distinguer les communes dites rurales, qui sont très peu denses ou peu denses, et les communes dites urbaines, qui sont de densité intermédiaire ou très denses. Pour le vote Macron, il s’avère que le degré de densité « n’explique » que 4% des différences de score : ceci signifie que Macron fait des scores élevés, moyens et faibles sur les communes des différentes catégories de densité. Pour les votes le Pen et Mélenchon, en revanche, le degré de densité est plus déterminant, il « explique » 36% des différences de scores chez le Pen, et 38% chez Mélenchon, mais dans un sens opposé : le score de Marine le Pen diminue, et celui de Jean-Luc Mélenchon augmente, avec la densité. Autrement dit encore, le vote Le Pen est surreprésenté en milieu rural, le vote Mélenchon est surreprésenté en milieu urbain. Mais attention, cela n’explique pas tout : le degré de densité explique moins de 40% des différences observées, pour l’un comme pour l’autre.

On peut faire le même type d’analyse pour d’autres effets : à côté de la densité, j’ai testé l’effet de l’appartenance régionale (13 régions de France métropolitaine) et celui de l’appartenance à tel ou tel type d’intercommunalité (en distinguant communautés de communes, communautés d’agglomération, communautés urbaines et métropoles). J’ai alors calculé, pour chaque candidat (ainsi que pour le taux d’abstention), ce que ces typologies des communes expliquaient des différences de scores. Les résultats sont repris dans le tableau ci-dessous.

Lecture : le degré de densité explique 17% des différences de taux d’abstention entre communes, l’appartenance régionale en explique 16% et le type d’EPCI 5%. Pour le vote Macron, ces trois effets expliquent respectivement 4%, 22% et 4% des différences de scores entre communes.

Il s’avère que les trois candidats pour lesquels les effets géographiques sont relativement marqués sont Le Pen, Mélenchon et Lassalle (sans surprise un effet rural pour ce dernier). Pour les autres candidats, ces effets géographiques n’expliquent qu’une petite partie des différences observées, avec quelques différences intéressantes entre effets géographiques : aucun effet rural/urbain pour Zemmour, Macron et Hidalgo, mais quelques effets régionaux, notamment pour le premier.

Je me concentre maintenant sur les candidats arrivés aux trois premières places. J’ai estimé un modèle des différences de vote avec comme variables explicatives le degré de densité des communes et leur région d’appartenance. Le tableau ci-dessous présente les résultats obtenus, voici comment il se lit : la commune de référence est une commune très dense d’Auvergne-Rhône-Alpes. Le fait d’être une commune de densité intermédiaire plutôt que d’être une commune très dense réduit le score d’Emmanuel Macron de 0,8 points de pourcentage. Le fait d’être en Bretagne plutôt qu’en Auvergne-Rhône-Alpes l’augmente de 5,3 points de pourcentage.

Ce modèle n’explique que 25% des différences de vote pour Emmanuel Macron, mais 43% pour Jean-Luc Mélenchon et jusqu’à 58% pour Marine Le Pen, candidate pour laquelle la géographie est la plus marquée.

S’agissant des effets de densité, on constate qu’ils jouent fortement dès qu’on sort des communes très denses, pour Le Pen comme pour Mélenchon, avec une variation de plus de 8 points de pourcentage entre communes très denses et communes de densité intermédiaire, à la hausse pour Le Pen, à la baisse pour Mélenchon.

S’agissant des effets régionaux, on observe un effet positif pour Macron en Bretagne et en Pays de la Loire et des effets négatifs principalement en Corse, en PACA et en Occitanie. Pour Le Pen, des effets très positifs en Hauts-de-France, PACA et Grand Est (à noter que le vote Zemmour bénéficie d’effets régionaux positifs en Corse et PACA seulement). Pour Mélenchon, enfin, les effets régionaux sont moins marqués, l’effet positif le plus important se retrouve en Ile-de-France, l’effet négatif le plus important se situe en Corse et en PACA.

Je me suis enfin amusé à analyser l’évolution de la géographie des votes pour les trois mêmes, entre le premier tour 2017 et le premier tour 2022, en me concentrant sur les effets densité et les effets régionaux.

Lecture : la densité des communes “explique” 18% des différences de vote Macron en 2017, et 4% en 2022.

Pour Macron, les effets densité et régionaux jouent encore moins en 2022 qu’en 2017. Pour Le Pen, et surtout pour Mélenchon, ils jouent en revanche sensiblement plus. En 2017, en dépit des propos avancés par certains, on n’avait pas un vote des villes pour Macron et un vote des campagnes pour Le Pen. En 2022, on n’a toujours pas de vote des villes ni des campagnes pour Macron, on a un peu plus un vote des campagnes pour Le Pen, et un peu plus un vote des villes pour Mélenchon.