Chère Noémie

Chère Noémie,

Alors que je me rends tranquillement à Sète depuis Poitiers (quand je dis tranquillement, j’euphémise, car le trajet est un peu long et pénible, un peu plus de 7h de train pour tout vous dire), je découvre le mail que vous venez de m’adresser :

Bonjour,

Nous sommes une start-up civique qui édite un journal innovant : Le Drenche. Il s’agit d’un journal de débat dans lequel vous pouvez lire le “Pour” et le “Contre” de chaque sujet. Le but de ce journal est de permettre aux lecteurs de se forger leur propre opinion.

Le Drenche, c’est également l’assurance d’une tribune qui ne sera ni modifiée, ni tronquée, et de toucher de nombreux lecteurs sur internet et les réseaux sociaux. Nous imprimons également une version papier tirée à 80 000 exemplaires et distribuée aux étudiants.

Pour vous faire une idée, vous pouvez visiter notre site : https://ledrenche.fr/ ou lire une de nos dernières publications : https://ledrenche.fr/2018/09/agriculture-sans-pesticides-possible-1557/

Dans le cadre du débat actuel, nous souhaitons traiter la question : “Allocations chômages : doivent-elles être dégressives pour les cadres ?”.

Étant donné votre légitimité sur le sujet, nous aimerions beaucoup que vous défendiez le “Pour” dans un article de 350 à 400 mots (environ 1/2 page word) qui paraîtra sur notre site Le Drenche et celui de LCI ; votre tribune est à remplir dans le formulaire word ci-joint. Vous aurez bien sûr un contradicteur qui défendra l’avis opposé.

Il nous faudrait votre tribune pour ce soir au plus tard, est-ce possible pour vous ?

Merci beaucoup, et n’hésitez pas à me contacter pour toute information complémentaire.

Bonne journée,

Je me permets donc de vous répondre ceci :

  • non, ce n’est pas possible pour moi : je vais arriver tard à Sète, j’ai autre chose à faire que de répondre à un mail reçu à 16h30 pour le soir même, mais je vous remercie pour la sollicitation, dites à LCI que je ne suis pas dispo, disons que j’ai piscine,
  • considérer que sur tout sujet, mettre en débat le “pour” et le “contre”, le livrer à l’ensemble des lecteurs, croire que cela permettra à chacun de se forger sa propre opinion, est une excellente idée. J’ai vu par exemple que vous aviez proposé comme sujet des choses sur la légalisation de la prostitution, ou le rétablissement de la peine de mort, je vous encourage donc à poursuivre. Peut-être que quelque chose autour de la lapidation des femmes adultères serait une bonne idée ? N’hésitez pas à me solliciter pour des contacts,
  • J’ai vu dès le début de votre message que vous étiez une “startup” éditant un journal “innovant” (sur votre site, j’ai pu voir que vous vous réclamiez de la “french tech” et de l’ “économie sociale et solidaire”, et à plein d’autres partenaires), j’imagine donc que vous récoltez tout un ensemble de fonds permettant d’assurer votre développement, ce qui est une bonne chose : que deviendrait notre beau pays sans des startups innovantes telles que la votre ?

Jean Viard, nouveau revendeur de Came

Je sillonne actuellement les territoires français (prochaine date à Bordeaux le 16 octobre), pour présenter l’analyse de ce que nous avons appelé la mythologie CAME (acronyme de Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) dans le texte co-écrit avec Michel Grossetti.

Dans la partie consacrée au recensement des “revendeurs de Came”, j’ai ajouté une diapositive sur Jean Viard, suite à la lecture du texte publié par la Fondation Jean Jaurès en mai dernier, intitulé “Pour une politique disruptive du territoire : vers un nouveau pacte territorial national”. Il faut dire qu’on y trouve plusieurs formules savoureuses.

Pour rappel, dans notre texte, nous expliquons que différents chercheurs et think tank considèrent que l’avenir de la création de richesses et d’emplois se trouve désormais dans quelques métropoles, qui attirent les “talents”, les “créatifs”, les “startups”,  à la base des innovations de demain. Il convient donc de soutenir ces métropoles et, en leur sein, les personnes ou organisations “excellentes”, afin de renforcer la compétitivité de notre pays.

L’analyse diffère sur ce que peuvent bien devenir les territoires hors métropoles : pour certains, ce n’est pas un problème, le supplément de croissance obtenu grâce aux métropoles permettra de collecter plus d’impôts et donc de solvabiliser les transferts sociaux à destination des “immobiles” de la périphérie (Cf. Askenazy et Martin dans leur note pour le CAE ou la tribune de Geoffard dans Libération qui appelle l’élite métropolitaine à consentir à l’impôt – les références précises sont dans notre texte). Pour d’autres, les territoires non métropolitains doivent se spécialiser dans l’activité dite présentielle pour servir l’élite qui vient se reposer le week-end, pendant leurs vacances, ou lors de son passage à la retraite (Davezies et Pech dans leur analyse des systèmes productivo-résidentiels). Pour d’autres encore, il conviendrait de mieux connecter la périphérie aux métropoles pour assurer leur ruissellement (c’est ce qu’aimerait France Stratégie, même si le ruissellement n’est pas au rendez-vous, comme le montre l’étude commandée à Nadine Levratto et ses collègues).

Jean Viard s’inscrit plutôt dans le deuxième courant, et il n’y va pas par quatre chemins. Il affirme d’abord :

Notre société est entraînée par une révolution numérique, collaborative et culturelle qui regroupe l’innovation, la mobilité, la liberté individuelle et la richesse dans une classe créative souvent concentrée au cœur des très grandes métropoles. Là sont produits 61 % du PIB français.

Je ne sais pas où il a trouvé ce chiffre de 61% du PIB français concentré au cœur des très grandes métropoles : au mieux, on dispose du PIB à l’échelle des régions (Eurostat le publie aussi à l’échelle des départements, ce que l’Insee refuse de faire en France car cela pose de sérieux problèmes méthodologiques). Et même la régionalisation du PIB, opérée sur la base des salaires versés, interdit d’en faire un indicateur de performance économique, comme expliqué ici ou .

Il poursuit ensuite sur le rôle dévolu aux autres territoires :

La lumière a basculé vers les métropoles, et le hors-métropoles est au bord de la révolte politique populiste (sic). (…) Le fait d’être délaissés va favoriser le rôle de ces territoires dans la production de forêt, d’air et d’eau purs, de produits agricoles de qualité et de modes de vie « paisibles »

Sur l’interprétation du vote suite aux différentes élections, nous avions expliqué dans une tribune pour le Monde l’importance des effets de composition dans les résultats obtenus, qui mettent à mal cette prétendue opposition entre urbain et rural. Dans une autre tribune pour le Monde, Frédéric Gilli a montré que les résultats étaient beaucoup moins marqués qu’on l’imagine. Sur la suite, on retrouve en sous-jacent l’analyse productivo-résidentielle : territoires périphériques, bossez sur un joli cadre de vie, que l’élite métropolitaine vienne se reposer chez vous.

Jean Viard innove cependant sur un point, car je n’avais encore jamais vu passer une telle proposition. Soucieux que tous les territoires aient un “droit à la métropole”, il préconise notamment en fin de texte :

Les départements sans métropole pourraient construire des cités universitaires dans les métropoles pour leurs jeunes.

C’est bien connu : étudier dans une université située dans une grande métropole fait que l’on est beaucoup mieux formé que dans des universités hors métropole. Universités de Poitiers, Pau, Limoges (pour ne parler que de la Nouvelle-Aquitaine), vous qui n’êtes pas situées dans une métropole, fermez vos portes et investissez dans Bordeaux, si vous voulez sauver vos jeunes.

Un nouveau revendeur de Came, donc, avec, point essentiel, aucun élément de preuve en appui à ses affirmations.

Variations sur les variations

Suite à mon dernier post, où je montrais notamment que la croissance de l’emploi était plus forte aux Herbiers qu’à Paris, le commentaire suivant a été posté sur Linkedin :

Pour me faire l’avocate de la partie adverse : peut-on vraiment comparer les taux de croissance de deux zones de taille si différente ? 1000 emplois créés aux Herbiers ça vous booste le taux de croissance (parce que c’est beaucoup par rapport au stock d’emplois initial), alors que c’est quasi invisible dans le taux de croissance parisien…

Ce n’est pas la première fois que l’on me fait cette remarque. J’ai donc posté sur twitter un sondage, voici le résultat :

Plus de 80% des sondés répondent le territoire A. La variation absolue est la même (création de 20 emplois pour chaque territoire), mais la variation relative est bien supérieure en A : taux de croissance de l’emploi de 20% en A et de seulement 0,4% en B. Or, ce qui compte, c’est bien la variation relative, donc la majorité a raison.

Pourquoi ? Parce qu’une partie de l’activité économique est liée à la population présente. Petit exemple pour le comprendre : supposons que pour vivre correctement, un coiffeur a besoin de 10 clients par jour et que la population se rend deux fois par mois chez le coiffeur. Supposons en outre qu’aucun résident ne dispose des compétences de base pour vous coiffer. En A, cela va « attirer » 1 coiffeur (100 personnes, 2 rendez-vous par mois, répartis sur 20 jours ouvrables : (100*2)/20= 10 clients par jour en moyenne, soit de quoi faire vivre un coiffeur). En B, 50 ((5000*2)/20=500, soit potentiellement 50 coiffeurs). Soit, un passage de 100 à 101 personnes en A, et de 5000 à 5050 en B. Variation absolue supérieure en B, mais taux de croissance similaires (1%).

Une autre partie de la croissance n’est pas liée à la population, mais à la capacité des acteurs à vendre des produits à des consommateurs localisés hors de leur territoire. Si la probabilité de créer une telle entreprise performante est la même pour tous les territoires, on observera un nombre d’entreprises performantes proportionnel, une fois encore, à la taille initiale des territoires.

Cette relation de proportionnalité n’est pas toujours vérifiée : dans certains cas, la grande taille confère un avantage, dans d’autres cas, elle pénalise. Pour le savoir, on peut par exemple estimer des lois d’échelle (voir mon dernier article pour un exemple d’application) :

e=αpβ

Avec e l’emploi, p la population, α et β des paramètres à estimer. Si l’emploi est strictement proportionnel à la taille de la population, β est égal à 1. C’est le cas avec mon exemple des coiffeurs (α étant quant à lui égal à 1%).Si β est supérieur à 1, cela signifie que l’emploi est plus que proportionnel à la taille des territoires, on parlera d’économies d’agglomération ; symétriquement, si β est inférieur à 1, on parlera de déséconomies d’agglomération.

Dès lors, ceux qui pensent qu’il est plus facile de créer de l’emploi au sein de territoires de plus petites tailles font l’hypothèse, sans s’en rendre compte je pense, que β est inférieur à 1, donc qu’il existerait des déséconomies d’agglomération. Dans les faits, cela dépend des activités : la recherche, par exemple, est surreprésentée dans le haut de la hiérarchie urbaine, alors que l’agriculture et l’industrie y sont sous-représentées.

Au final, Les Herbiers sont donc bien plus performants que Paris, sans que l’on puisse affirmer que cela est plus facile pour eux.

Les Herbiers 5, Paris 0. Cet autre match.

Paris a gagné la coupe de France, on en attendait pas moins, et puis tout le monde est reparti joyeux, donc tout va bien.

Sur le terrain économique, pourtant, l’histoire n’est pas la même.

Question taille et densité, qui font rêver certains, le match est plié depuis longtemps : 19 000 habitants aux herbiers, avec une densité de 165 habitants au kilomètre carré, 12 millions sur Paris, densité supérieure à 700. Je ne vous dis pas le gradient d’urbanité.

Côté attractivité, cependant, les Herbiers tiennent la barre : 1% de croissance de la population sur 2009-2014, contre 0,5% sur Paris (données à l’échelle des aires urbaines, idem pour la suite). 1-0. Supplément de croissance qui n’est pas le produit du solde naturel, supérieur à Paris (0,9%) à ce qu’il est aux Herbiers (0,5%), mais d’un solde migratoire sensiblement plus fort : +0,8% aux Herbiers, -0,4% sur Paris. Les Herbiers attirent, Paris repousse. 2-0.

Non contents d’attirer plus de population, les Herbiers créent aussi plus d’emplois : +0,6% en moyenne annuelle, contre +0,1% sur Paris. 3-0. Le taux de chômage y est aussi sensiblement plus faible : 9,3% l’échelle de l’aire urbaine, contre 12,6% sur Paris, pour les 15-64 ans, fin 2014 (le taux de chômage fin 2017 à l’échelle de la zone d’emploi des Herbiers est inférieur à 5%, mais ne le répétez pas). 4-0.

Plus de population, plus d’emplois, moins de chômage et, cerise sur le gâteau, moins de pauvreté : 8,3% de personnes dites “pauvres” aux Herbiers, contre 15,3% sur Paris, toujours fin 2014. 5-0.

S’il fallait trouver un modèle, personnellement, je vote pour les Herbiers, score sans appel. Heureusement, l’économie n’est pas un match de foot, où quand l’un gagne, l’autre perd. C’est un jeu à somme positive, qui se nourrit des interdépendances. Que Paris se rassure, donc : les Herbiers ruissellent (un peu) sur la Capitale.

Les fonctions métropolitaines sont-elles de plus en plus métropolitaines ?

C’est le titre de l’article que je viens de mettre en ligne. La réponse est non. En voici le résumé :

L’objectif de cet article est d’analyser l’évolution de la géographie de l’emploi en France métropolitaine, en exploitant des données par fonction d’emploi à l’échelle des aires urbaines sur période longue, avec un focus particulier sur les fonctions dites métropolitaines.

Nous mobilisons plus précisément les données issues des recensements de 1982, 1990, 1999, 2009 et 2014. Nous retenons la typologie opérée par l’Insee qui agrège les 486 PCS 2003 en 15 fonctions d’emploi, elles-mêmes agrégées en 4 grandes fonctions : fabrication concrète, fonctions métropolitaines, fonctions présentielles et fonctions transversales. Ces données sont exploitées pour trois ensembles d’aires urbaines : l’ensemble des aires urbaines (AU771), les 68 plus grandes aires urbaines (aires de plus de 50 000 emplois, notées AU68), ces mêmes aires urbaines hors aire urbaine de Paris (AU67).

Compte-tenu de l’hypertrophie francilienne caractéristique de la géographie française, nous commençons par analyser l’évolution du poids de l’aire urbaine de Paris dans l’économie du pays : nous montrons qu’il recule pour 13 des 15 fonctions d’emploi, les baisses relatives les plus marquées concernant 4 des 5 fonctions métropolitaines.

Nous estimons ensuite des lois d’échelle pour nous prononcer sur l’évolution de la hiérarchie urbaine française dans son ensemble. Nous montrons que la hiérarchie urbaine des fonctions métropolitaines est globalement stable sur la période. L’analyse des résultats pour le sous-ensemble des cadres des fonctions métropolitaines, plus hétérogènes, ne permettent pas d’apporter de conclusions sensiblement différentes.

Au final, l’hypothèse d’un accroissement du processus de métropolisation paraît devoir être rejetée.

S’agissant de Paris, son poids est passé de 25,8% en 1982 à 25,0% en 2014, une baisse relativement modérée, donc, mais plus marquée pour les fonctions métropolitaines, dont le poids passe de 39,2% à 34,2%. La baisse la plus forte concerne la fonction conception-recherche (dans laquelle ne sont pas comptés les enseignants-chercheurs, je précise).

Poids de l’aire urbaine de Paris dans l’ensemble des aires urbaines de France métropolitaine

Fonction 1982 2014 Variation du poids
production concrète 17.6% 16.4% -1.2%
Agriculture 4.8% 5.2% 0.5%
Fabrication 19.9% 16.7% -3.2%
Bâtiment travaux publics 19.9% 18.8% -1.1%
Fonctions métropolitaines 39.2% 34.7% -4.5%
Commerce interentreprises 37.6% 32.5% -5.2%
Conception recherche 46.2% 39.3% -6.9%
Culture loisirs 46.2% 42.0% -4.2%
Gestion 37.9% 31.7% -6.2%
Prestations intellectuelles 39.6% 38.7% -0.9%
Fonctions présentielles 25.1% 23.0% -2.1%
Administration publique 27.1% 24.6% -2.5%
Distribution 22.5% 21.1% -1.4%
Education formation 21.7% 23.4% 1.7%
Santé action sociale 24.2% 20.3% -3.9%
Services de proximité 28.8% 25.5% -3.3%
Fonctions transversales 24.4% 21.7% -2.7%
Transports logistique 26.3% 24.0% -2.3%
Entretien réparation 22.1% 19.2% -3.0%
Ensemble des fonctions 25.8% 25.0% -0.8%

Pour la structure urbaine en général, j’ai estimé des lois d’échelles. L’idée est de calculer un paramètre β qui vaut 1 si la fonction d’emploi considérée est répartie comme l’ensemble des emplois, qui est supérieur à 1 si la fonction d’emploi est plutôt concentrée dans le haut de la hiérarchie urbaine et qui est inférieur à 1 si la fonction d’emploi est plutôt concentrée dans le bas de la hiérarchie urbaine.

Par définition, les fonctions métropolitaines présentent des valeurs supérieures à 1, l’objectif de l’article étant de voir si ces valeurs ont augmenté, diminué ou sont restées stables sur la période.

Voilà ce que ça donne par grandes fonctions :

C’est particulièrement stable pour les fonctions métropolitaines, sans trop de différences selon que l’on raisonne sur l’ensemble des aires urbaines où les sous-ensembles des plus grandes aires.

Dans le détail des fonctions métropolitaines, voici les résultats :

Globalement stable également, il n’y a guère que la fonction “prestations intellectuelles” qui tend à se concentrer, dans le sous-ensemble des grandes aires urbaines, parmi les plus grandes d’entre elles.

Vous trouverez plus de résultats et les détails sur la méthodologie et les données dans l’article que vous pouvez télécharger en cliquant ici. Tout commentaire est bienvenu.

Niort, première métropole de Nouvelle-Aquitaine

Je suis en train de brasser des statistiques Insee sur la géographie des fonctions d’emploi en France métropolitaine, sur la période 1982-2014, dans le cadre de la préparation d’un article dont le titre sera “les fonctions métropolitaines sont-elles de plus en plus métropolitaines ?”.

Vu les résultats obtenus, je tue dès maintenant le suspense : la réponse est non. Mais laissons cela pour un prochain billet. Aujourd’hui, je voulais juste vous faire part d’un résultat rigolo : la 1ère métropole de Nouvelle-Aquitaine, ce n’est pas Bordeaux, c’est Niort.

Si l’on regarde la taille des villes (des aires urbaines, plus précisément, c’est le découpage que j’ai retenu) en nombre d’emplois, Bordeaux est certes en pôle position, avec 517 351 emplois au recensement 2014, contre 71 324 pour Niort, soit 7 fois moins environ. Mais bon, à ce compte-là, Pékin, Bombay et São Polo sont plus métropoles que New-York, Londres et Paris.

Une autre façon de mesurer la “métropolisation” consiste à regarder ce que pèsent les fonctions d’emploi dites métropolitaines, ou bien, au sein de ces fonctions d’emploi, le sous-ensemble des cadres des fonctions métropolitaines, censés assurer des fonctions de “commandement” (je laisse ouverte la question de la qualité dudit commandement).

Qu’est-ce qu’une fonction métropolitaine, me direz-vous ? C’est une notion forgée par l’Insee, à partir d’une agrégation des 486 professions en 15 fonctions d’emploi. 5 de ces 15 fonctions sont dites métropolitaines (conception-recherche, commerce interentreprises, gestion, culture-loisir et prestations intellectuelles), sur la base d’une analyse de leur géographie : les fonctions métropolitaines sont les fonctions surreprésentées dans le haut de la hiérarchie urbaine. Définition tautologique s’il en est, qui mériterait pas mal de discussion, mais bon, c’est une façon de mesurer le phénomène et son évolution.

Sur la base des données disponibles, on peut donc calculer pour chaque aire urbaine ce que pèsent, dans l’ensemble des emplois, les emplois des fonctions métropolitaines, ainsi que le poids de l’ensemble des cadres des fonctions métropolitaines.

Sur l’ensemble des 771 aires urbaines, la part moyenne des fonctions métropolitaines est de 27,4%, celle des cadres des mêmes fonctions est de 11,4%. Regardons ce que cela donne en Nouvelle-Aquitaine.

S’agissant de l’ensemble des emplois des fonctions métropolitaines, c’est Niort qui est en tête, avec une part de 34,7%, contre 28,4% pour Bordeaux. Viennent ensuite Pau (26,1%), Cerizay (23,3%), Poitiers (23,2%) et la Rochelle (23,1%), tout ça pour le recensement 2014 (qui correspond en fait à une interrogation quinquennale qui couvre la période 2012-2016).

Pour les cadres des fonctions métropolitaines, Niort est toujours en tête de la région, avec une part de 12,7%, contre 11% pour Bordeaux, 9,8% pour Pau, 7,3% pour Poitiers et 7,2% pour la Rochelle.

France entière, sur l’ensemble des aires urbaines de “grande taille” (les 68 aires urbaines de plus de 50 000 emplois), Niort se classe d’ailleurs juste derrière Paris (38%) mais devant Toulouse (32,6%), Lyon (32,5%) et Nantes (32,1%), Bordeaux n’arrivant qu’en 15ème position. Pour les cadres des fonctions métropolitaines, Niort recule au 6ème rang (derrière Paris, Toulouse, Grenoble, Lyon et Montpellier), Bordeaux remonte au 11ème rang (Nantes, Lille, Rennes et Marseille s’intercalent entre les deux prétendants).

La métropolisation étant l’avenir incontournable de la création de richesses et d’emplois pour la France, je préconise donc, logiquement, que l’on concentre l’ensemble des pouvoirs régionaux sur la ville de Niort, plutôt que sur Bordeaux, largement reléguée.

Trafic de CAME à Poitiers

Dans notre dernière contribution, Michel Grossetti et moi indiquions que le trafic de CAME était loin de ne concerner que les métropoles (voir la note 14 page 11 pour être précis). La preuve avec cet article de la Nouvelle République, suite au vote par Grand (sic) Poitiers de son schéma de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.

En quelques paragraphes, on y retrouve toute la mythologie. Cela commence avec les propos d’Alain Claeys, Président de la Communauté Urbaine :

Face aux grandes métropoles, Grand Poitiers s’appuie sur ses forces pour développer son attractivité

Le journaliste continue :

A l’heure où la compétition entre agglomérations devient plus vive, Grand Poitiers veut rassembler les énergies

Avant de citer les propos d’Alain Dorat, directeur du Cabinet DMS Conseil, “sollicité par Grand Poitiers pour faire des propositions que le service attractivité devra mettre en musique” :

La priorité, c’est de créer du lien pour faire naître des pépites, ces micro-entreprises à même de créer des emplois à partir d’une découverte en laboratoire

Bon, je crois qu’on a tout : des métropoles, de la compétitivité, de l’attractivité, des pépites excellentes. Je signale donc un trafic de CAME à Poitiers. Je ne sais pas combien elle a coûté, mais pour info, il y a mieux, à moins cher.

La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ?

C’est le titre du dernier article co-écrit avec Michel Grossetti, dont voici le résumé :

La période récente se caractérise par l’émergence d’une mythologie séduisante dans le champ du développement économique : l’approfondissement de la mondialisation plongerait l’ensemble des territoires face à un impératif de compétitivité, seules quelques métropoles pouvant rivaliser pour attirer les talents et les leaders de demain, métropoles qu’il conviendrait donc de soutenir en concentrant les efforts sur l’excellence. Nous la résumons par l’acronyme CAME pour Compétitivité, Attractivité, Métropolisation et Excellence.

Une analyse attentive des différents composants de la CAME montre cependant qu’aussi séduisante —voire addictive— qu’elle soit, elle ne résiste pas à l’épreuve des faits. Malgré cela, portée de manière plus ou moins marquée par certains chercheurs et organismes privés ou publics d’analyse et de conseil, elle sous-tend tout un ensemble de politiques publiques ; elle a même structuré une partie des débats autour des résultats des élections dans différents pays.

Non seulement la CAME ne produit pas les effets attendus, mais elle provoque des effets indésirables. Les ressources publiques étant limitées, les dédier fortement à quelques acteurs (startups, chercheurs jugés « excellents »…) ou à quelques lieux (métropoles) conduit à renforcer les inégalités socio-spatiales. Quelques éléments de réflexion sur des alternatives envisageables, qui nous semblent plus saines, seront présentés afin d’aider à s’en désintoxiquer.

Vous pouvez télécharger le texte complet en cliquant ici. Commentaires bienvenus !

Les représentations genrées des étudiants

Je dispense en 3ème année de licence économie-gestion de l’Université de Poitiers un cours d’analyse sectorielle, qui consiste à présenter aux étudiants la “boîte à outils” de l’analyse de secteur et à leur demander de l’utiliser tout au long du semestre pour traiter d’un cas pratique (bon, ce n’est pas de l’économie industrielle “à la Tirole”, plutôt “à la Moati”, avec les pieds dans la boue, mais j’assume).

Cette année, je leur demande d’entrer dans l’analyse non pas par un secteur d’activité stricto sensu, mais par une “filière”, car cette notion revient grave à la mode : le gouvernement a défini quatorze filières stratégiques ; la Région Nouvelle-Aquitaine, dans son schéma de développement économique, en a retenu 12. J’ai fait un mix des deux listes, pour aboutir à un choix de dix “filières” : Aéronautique ; Automobile ; Bois et industries papetières ; Cuir, luxe, textile et métiers d’art ; Ferroviaire ; Industries agroalimentaires et filières agricoles ; Nautisme ; Santé, Bien-être ; Silver économie ; Tourisme (en fait il y a un intrus dans la liste, présent dans aucune des deux listes mentionnées, que j’ai ajouté parce que c’est comme ça, c’est moi le prof).

Lors du premier cours (en deux groupes, l’un lundi soir, l’autre mardi matin), j’ai affiché ces dix filières, et j’ai demandé à chacun de noter sur une feuille la filière qu’il aimerait prioritairement étudier (en précisant que ce ne serait pas nécessairement celle sur laquelle ils travailleraient, que ce n’était pas la peine de dire à son copain/copine “on met la même comme ça on sera dans le même groupe”, etc.). Juste celle qui le motivait le plus. Ainsi que leur nom et prénom.

J’ai collecté tout ça sous un tableur, j’ai ajouté une colonne homme/femme, voilà ce que ça donne :

Filière Femmes Hommes Total
Automobile 3 13 16
Cuir, luxe, textile et métiers d’art 9 5 14
Santé, Bien-être 11 3 14
Tourisme 11 3 14
Industries agroalimentaires et filières agricoles 6 5 11
Aéronautique 10 10
Ferroviaire 1 4 5
Nautisme 1 2 3
Silver économie 1 2 3
Bois et industries papetières 2 2
Total général 45 47 92

Certaines filières ont la cote, d’autres moins (la silver economy n’a pas la cote, alors que c’est l’avenir de la France). Mais ce n’est pas l’essentiel. Je voulais surtout me faire une idée de l’ampleur, début 2018, des différences hommes/femmes :

  • Les étudiants sont attirés par les voitures, les avions et les trains,
  • Les étudiantes par le tourisme et la filière santé/bien-être,
  • plus équilibré sur industrie agroalimentaire et filières agricoles.

Au final, les représentations genrées ont un bel avenir devant elles…

Les inégalités spatiales de salaire en France : différences de productivité ou géographie des métiers ?

C’est le titre d’un article que nous avons rédigé avec Michel Grossetti et Benoît Tudoux, suite à une sollicitation de l’INSEE pour un numéro spécial d’Economie et Statistique.

Notre idée de départ était d’interroger l’hypothèse au cœur des modèles de l’économie géographique qui considère que les salaires versés sur le marché du travail sont égaux à la productivité du travail. Cette hypothèse, courante en économie, explique que les chercheurs, pour évaluer la surproductivité éventuelle de tel ou tel territoire, estiment des équations de salaire : s’ils observent à tel endroit un salaire supérieur de 10% à la moyenne, ils en déduiront que sur ce territoire, les salariés sont 10% plus productifs. Sauf que cette hypothèse est très contestable pour certains métiers (cadres de la finance, états-majors des grands groupes, artistes, …). Donc, si ces métiers ont une géographie particulière, on risque de faire dire aux sursalaires de grosses bêtises en termes de surproductivité…

Pas qu’aux sursalaires, soit dit en passant : pour régionaliser les PIB, l’INSEE s’appuie précisément sur les salaires versés. Un PIB par emploi supérieur de 10% à la moyenne à tel ou tel endroit correspond, en fait, à un salaire moyen versé supérieur de 10% à la moyenne, rien d’autre. Considérer que cela signifie que les personnes sont 10% plus productives, c’est accepter l’hypothèse que salaire=productivité, ce que certains font sans s’en rendre compte, comme d’autres font de la prose.

Nous voulions donc voir dans quelle mesure la géographie de ces professions atypiques influait sur la géographie des salaires.  Nous voulions également creuser un deuxième point : l’importance des effets de composition. Qu’un territoire verse en moyenne des salaires supérieurs de 10% peut s’expliquer par le fait non pas que chaque salarié est plus productif, mais par le fait que les spécialisations des territoires diffèrent.  Jusqu’à récemment, neutraliser ces effets de composition était difficile, car les données disponibles étaient relativement agrégées : pour les professions, on avait un détail en une trentaine de postes seulement. Nous avons donc exploité une base plus récente et plus détaillée, sur données 2013, avec un détail des professions en plus de 400 postes. Ce dernier point est décisif : seul un tel niveau de détail permet d’appréhender l’influence des métiers particuliers (par exemple les cadres des marchés financiers) sur les différences géographiques de salaire.

Résultat des courses ? Les différences géographiques de salaires sont avant tout des différences de spécialisation métiers des territoires, elles sont très peu liées à des effets géographiques intrinsèques. Pour le dire autrement, une fois neutralisés les effets de spécialisation, on n’observe que très peu de différences de rémunération (donc de productivité si on retient l’hypothèse initiale) entre les territoires français. L’Ile-de-France fait cependant exception. Plus précisément Paris et les Hauts-de-Seine. Est-ce dû à une plus forte productivité sur ces territoires ? Bof : une bonne part de l’écart tient à la surreprésentation des cadres de la banque et de la finance, et à la présence des états-majors des grands groupes… Une fois neutralisés effets de composition et effet professions atypiques, l’Ile-de-France présente des sursalaires d’environ 10%, soit l’écart moyen de prix entre la région capitale et les autres régions…

Sur la base de ces résultats, nous proposons une autre explication des différences géographiques de salaire : elles seraient moins liées à des différences de « performance » des territoires qu’à la géographie des métiers, elle-même héritée de l’histoire et des choix politiques. Nous nous livrons notamment en fin d’article à une petite comparaison France-Allemagne qui nous semble éclairante.

Nous avons donc soumis notre article, qui a été évalué par deux rapporteurs, qui nous ont fait part d’un ensemble de remarques, que nous avons intégrées dans une nouvelle version de notre article. Deuxième analyse par les rapporteurs, ensuite, pour apprendre au final que l’article était finalement rejeté, compte-tenu des commentaires de l’un des deux rapporteurs, que je ne peux m’empêcher de vous livrer, avec des commentaires sur ses commentaires.

Les auteurs souhaitent démontrer que la géographie très inégalitaire des salaires en France est en réalité due à la géographie des métiers. Or parmi les variables individuelles prises en compte en plus des effets géographiques et de structure ne figurent que l’âge, le sexe et la nature privée ou publique du contrat de travail. Quid des qualifications et des diplômes? En l’absence de proxies valables pour ces derniers, leur effet est très certainement capturé par les indicatrices métiers. Or il s’agit bien de dimensions différentes qu’il conviendrait de distinguer pour démontrer de manière convaincante que les disparités spatiales de salaires en France s’expliquent pour l’essentiel par la géographie des métiers.

C’est gentil, mais l’information sur les qualifications et les diplômes ne figure pas dans la base, ce que l’évaluateur est censé savoir… Et avec une décomposition en plus de 400 professions, on peut considérer qu’elle est bien capturée, cette information, en effet… Et même si elle y figurait et qu’elle jouait significativement, elle ne pourrait que réduire encore les effets géographiques, donc renforcer notre argumentation…

Par ailleurs, les auteurs invoquent l’histoire pour rendre compte de la géographie des métiers. Mais cela n’invalide pas l’existence d’effets d’agglomération : le rôle des accidents de l’histoire dans l’agglomération spatiale des activités est d’ailleurs au cœur de l’économie géographique.

L’histoire au cœur des modèles d’économie géographique, on croit rêver… Ils évoquent des « accidents historiques » pour dire qu’on ne peut pas expliquer l’émergence de telle ou telle activité à tel ou tel endroit, mais qu’ensuite on a des processus économiques cumulatifs qui confèrent des avantages irréversibles à ces endroits. Je n’ai pas vu passer de modèle d’économie géographique expliquant la structure urbaine déséquilibrée de la France et la structure urbaine équilibrée de l’Allemagne. Des études historiques, si.

Enfin, l’analyse est essentiellement descriptive et aucun mécanisme n’est étudié de façon rigoureuse empiriquement.

Le jour où j’ai reçu cet avis, j’ai lu ce billet retweeté par Antoine Belgodère, où il est question de cette hiérarchie entre économétrie et statistiques descriptives, que j’invite tous les chercheurs en sciences sociales à lire. Pour les non-initiés au petit monde de la recherche en économie : dire d’une analyse qu’elle est descriptive figure au rang de pire insulte. On a les critères de scientificité qu’on peut.

L’approche me semble ainsi trop légère pour remettre en question de manière convaincante plusieurs décennies de recherche théorique et empirique sur les déterminants et les effets de l’agglomération spatiale des activités.

Là, je me suis dit d’abord que Popper devait se retourner dans sa tombe…  Je me suis dit ensuite que cela fait des dizaines d’années, en effet, que les modèles d’économie géographique, dans leurs versions empiriques, considèrent que salaire=productivité, que c’est une hypothèse, qu’elle est contestable, très contestable même, que la contester fait bouger les résultats et l’interprétation qu’on peut en faire. Autant ne pas la remettre en question, donc, pour que la connaissance avance.

Après discussion avec Michel Grossetti et Benoît Tudoux, on a décidé de poster notre article sur Hal, car au-delà des objectifs de publication de nos recherches, la diffusion des résultats est importante. En voici le résumé :

L’objectif de cet article est d’analyser les différences géographiques de salaire de France métropolitaine, en exploitant des données individuelles localisées de salaire pour l’année 2013 (données DADS), qui proposent notamment une décomposition fine des métiers en plus de 400 postes.

Nous estimons dans un premier temps des équations de salaire, avec comme variables explicatives des caractéristiques individuelles, des indicatrices géographiques et des indicatrices métiers. Nous montrons que les indicatrices métiers expliquent une part importante des différences de salaire, les indicatrices géographiques ne jouant qu’à la marge.

A métiers identiques, certains territoires, tous en Ile-de-France, présentent cependant des salaires significativement supérieurs à la moyenne. Un focus sur ces territoires montre que ces sursalaires s’expliquent pour une part importante par la présence des secteurs de la banque et de la finance et de l’activité des sièges sociaux, au sein desquels figurent des métiers relevant de marchés à très fortes inégalités de rémunération.

L’article est visible ici. N’hésitez pas à commenter.