Délocalisation des centres d’appels : le retour !

C’est reparti sur la question des délocalisations des centres d’appels, suite à la décision du syndicat des transports parisiens (Stif) de confier son service relation clients à une entreprise localisée au Maroc. Les politiques se sont bien sûr emparés du sujet et dénoncent tous en coeur cette délocalisation.

Première remarque : le Stif n’a pas délocalisé son centre d’appels au Maroc. Le Stif ne possède pas de centre d’appels. Le Stif a lancé un appel d’offres auquel plusieurs entreprises ont répondu et c’est une entreprise dont l’établissement est localisé au Maroc qui a remporté le contrat, préalablement assuré par l’entreprise Webhelp. La perte de ce contrat affecte bien sûr deux établissements de Webhelp localisés en France, mais ça n’a rien à voir avec une délocalisation, qui correspond stricto sensu à la fermeture d’un établissement en France suivi de sa réouverture à l’étranger. Si a chaque fois qu’une entreprise localisée à l’étranger remporte un appel d’offres lancé par une collectivité on crie à la délocalisation, on n’est pas rendu…

Deuxième remarque : Frédéric Jousset, un des responsables de l’entreprise Webhelp, qui s’offusque de la décision du Stif de délocaliser au Maroc et demande que le Conseil Régional revienne sur sa décision au nom de “l’intérêt général” (sic) est un petit rigolo : Webhelp est certes implanté en France, mais aussi en Roumanie et… au Maroc.

Il faut dire que ce secteur des centres d’appels fait fantasmer médias, politiques et citoyens, tous convaincus que ce secteur n’a pas d’avenir en France, que forcément, tous les emplois afférents vont disparaître. J’en ai parlé à plusieurs reprises ici, je vous redonne les liens et actualise sur l’aspect statistique.

Je vous renvoie d’abord à ce texte co-écrit avec Emilie Bourdu et Marie Ferru, qui analyse l’évolution de l’organisation du secteur des centres d’appels et montre que la question des délocalisations est secondaire.  Autre lien, ce billet où je faisais le point sur l’évolution des effectifs du secteur des centres d’appels externalisés, en France, entre 2004 et 2008.

Actualisation des chiffres, ensuite. De moins en moins simple, car les bases de données Unistatis ne sont plus disponibles aussi facilement qu’avant et que côté Insee, j’ai dû naviguer sur plusieurs pages pour arriver à trouver l’info (ils ont délocalisé leur service statistique à l’Insee et à Pôle Emploi?).

Résultats :

Vous constaterez que les effectifs de ce secteur ne sont pas franchement déclinants… Sur la période 2004-2010, le taux de croissance des emplois équivalent temps plein est, en moyenne, de 9,6%. Quel secteur fait mieux? (Attention cependant, il peut s’agir d’emplois d’autres secteurs que les entreprises ont décidé d’externaliser auprès d’entreprises de ce secteur, pas sûr qu’il s’agisse de créations nettes, pas en totalité en tout cas.)

Affaire à suivre, mais je redoute le pire dans les déclarations à venir de nos politiques…

L’insolente pertinence d’un article du Monde…

Via Ceteris Paribus, je découvre, dans un article du Monde, un morceau d’anthologie journalistique. Titre de l’article : “selon une étude, le pouvoir d’achat des allemands est intact depuis vingt ans”. Début de l’article :

Comme si l’insolente santé du marché de l’emploi, de l’industrie et des comptes publics allemands ne suffisait déjà pas, une étude enfonce le clou mardi 24 juillet en soulignant que l’introduction de l’euro n’a pas entamé le pouvoir d’achat outre-Rhin. Aujourd’hui comme il y a vingt ans, une bière vaut trois minutes de travail en Allemagne.

 Je signale au journaliste du Monde qui s’est fendu de ce passage qu’un objectif économique essentiel n’est pas que le pouvoir d’achat “soit intact”, autrement dit qu’il stagne, mais plutôt qu’il augmente! Faire de cette stagnation un signe supplémentaire de “l’insolente santé” de l’économie allemande est… impressionnant…

Petit complément : je suis allé regarder rapidement sur le site d’Eurostat, pour chercher de l’info sur le pouvoir d’achat dans quelques pays, pouvoir d’achat traditionnellement mesuré par le PIB réel par habitant. Le pouvoir d’achat d’un indice 100 en 1995 en Allemagne est passé à un indice de 124 en 2011, soit une hausse de 24% sur la période. Pendant ce temps, la France a connu une croissance de 18% et l’UE à 15 de 23%. Le graphique ci-dessous permet de se faire une meilleure idée de ces évolutions :

Conclusion : i) le pouvoir d’achat allemand ne stagne pas sur la période, mais il augmente, et c’est heureux pour les allemands, ii) cette évolution allemande n’a rien d’insolente, elle est en deçà de la moyenne de l’UE à 15 sauf en toute fin de période.

Les réactions individuelles au mécontentement

Comment penser de manière simple et efficace les réactions individuelles au mécontentement, qu’il s’agisse d’un client mécontent de la qualité d’un produit, d’un salarié mécontent de sa hiérarchie, d’un politique mécontent des décisions de son parti, d’une femme insatisfaite dans son couple, … ?

Un des modèles le plus puissant, de mon point de vue, est le modèles exit-voice d’Hirschman, dont j’avais déjà parlé ici. Je propose cependant aujourd’hui de le compléter par l’analyse de Guy Bajoit, sociologue, qui a publié en 1988, dans la Revue Française de Sociologie, un article sur lequel je viens de retravailler.

Hirschman envisage trois réactions face à un mécontentement :

  • l’exit (défection, fuite, exil) : le consommateur insatisfait de la qualité d’un produit en achète un autre, le salarié mécontent de sa hiérarchie démissionne, la femme divorce, etc.
  • le voice (ou prise de parole, protestation) : le consommateur se plaint au service après-vente, le salarié se plaint auprès de son supérieur, la femme engueule son mari, etc.
  • le loyalty (loyauté, fidélité) : le consommateur ne fait pas défection, ne prend pas la parole, car il a confiance dans la capacité de l’entreprise à revoir rapidement la qualité de son produit ; le salarié, idem, sait que sa hiérarchie va pallier le problème qu’il rencontre ; la femme ne divorce pas, n’engueule pas son mari, elle a confiance dans sa capacité à corriger ses défauts, etc.
Bajoit reprend l’analyse d’Hirschman et propose d’ajouter une quatrième catégorie, non pas absente chez Hirschman, mais fondue dans la catégorie loyalty, à tort selon Bajoit, que je suis sur ce point. Pour comprendre l’analyse de Bajoit, je reprends l’exemple éclairant qu’il donne en début d’article :

Quand Mme Y a épousé M. X, elle en était très éprise. Les défauts de son mari lui sont apparus peu à peu dans la vie quotidienne. Elle était déçue, mais gardait sa confiance en l’homme qu’elle aimait et prenait patience. Elle était loyale. En l’absence d’une amélioration sensible, Mme Y est passée des doux reproches aux scènes de ménage régulières, donc à la protestation. Faute de résultats tangibles, après quelques années, elle a envisagé de se séparer de cet homme décidément insupportable : elle voulait faire défection. Mais elle avait des enfants, une maison, un milieu social, de l’argent, de la sécurité et même… un amant! Elle est restée, résignée.

Sur la base de cet exemple (et d’un autre concernant le salarié d’une entreprise), Bajoit explique que la conduite de Mme Y face au mécontentement “dénote plutôt une forme de résignation que, faute d’un terme plus adéquat, je propose d’appeler apathie”.
Nous voilà donc dotés d’une typologie intéressante pour penser les réactions individuelles face au mécontentement. Les acteurs peuvent faire défection, prendre la parole, rester loyaux ou demeurer apathiques. Tout l’enjeu, bien sûr est de repérer ensuite les déterminants des choix des acteurs, les éléments qui peuvent les conduire à opter majoritairement pour tel comportement à telle période, tel autre comportement à telle autre période, etc. Bajoit, dans on article, analyse ainsi l’exemple des réactions des homosexuels à l’oppression dont ils sont l’objet, comment, entre 1976 et 1981, a pu se développer un mouvement de protestation en leur sein.
Quelques illustrations, maintenant, très (trop) rapidement.
S’agissant des relations de couple, d’abord, il est clair que l’évolution du cadre législatif, l’évolution des mentalités, l’accès des femmes au marché du travail et donc leur plus grande autonomie financière, leur ont permis d’opter plus souvent qu’avant pour une réponse de type exit plutôt que de rester résignées, d’où la montée tendancielle du nombre de divorces (voir ici par exemple).
S’agissant des salariés dans l’entreprise, plusieurs propositions peuvent être formulées : les salariés les moins qualifiés, donc les plus exposés au chômage, ne peuvent que difficilement opter pour l’exit, au contraire des salariés les plus qualifiés. Ils seront donc plus enclins à des réponses de type voice, mais encore faut-il qu’ils puissent s’appuyer sur des organisations représentatives (syndicats). Dans le secteur industriel, de telles organisations existent, les protestations se développent rapidement en cas de mécontentement. Dans les services, c’est beaucoup moins le cas, les syndicats sont peu présents, les salariés ne peuvent très souvent que se résigner (exemple de la grande distribution).
A l’Université, mon milieu professionnel, j’ai également le sentiment que l’apathie domine. Organisation bureaucratique difficile à faire bouger, le voice et le loyalty sont donc peu privilégiés ; statut avantageux de fonctionnaires pour les membres de l’organisation, exit non envisageable la plupart du temps ; reste l’apathie, la résignation. Plus généralement, le développement de modes managériales plutôt calamiteuses, évoquées ici, que ce soit dans les entreprises privées ou dans les fonctions publiques, me laisse penser que l’apathie se développe.
Il y aurait sans doute des choses à dire concernant la sphère politique et les comportements des citoyens qui s’engagent de moins en moins en politique et optent parfois en masse pour l’abstention. Résignation, encore.
Je vous laisse commenter, critiquer, compléter ce billet. En guise de devoir de vacances, n’hésitez pas à mobiliser ce petit modèle pour penser vos propres réactions au mécontentement afin d’éprouver son pouvoir explicatif!

La fragmentation des processus productifs

J’en avais déjà parlé ici et , la comptabilité traditionnelle du commerce international masque la tendance à la fragmentation croissante des processus productifs : quand une entreprise française exporte une voiture pour une valeur de 100, on ajoute 100 aux exportations françaises, en négligeant le fait que cette voiture incorpore des composants importés par le fabricant français. Comment intégrer cette tendance? Il convient de mesurer le commerce en valeur ajoutée, autrement dit déduire des 100 exportés ce que le fabricant a acheté à l’étranger.

Robert Johnson et Guillermo Noguera viennent de publier sur Vox-Eu un billet présentant les résultats du travail qu’ils ont réalisé en ce sens. On y découvre que le déficit commercial des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine est réduit de 40% avec cette nouvelle comptabilité, car la Chine importe nombre des composants qu’elle assemble ensuite, une part importante de la valeur ajoutée lui échappe donc. Pour tous les pays, on observe que l’industrie pèse moins et les services pèsent plus qu’on l’imagine dans le commerce mondial. Les ratios calculés pour la France sont dans la moyenne des pays de leur échantillon.

Détention d’armes à feu et homicides

Petit billet d’actualité suite à la tuerie du Colorado, qui ne va pas manquer de relancer le débat sur le lien entre port d’armes à feu et taux d’homicide. Je suis donc allé traîner du côté de Google Scholar pour recherche quelques articles sur le sujet.

J’ai trouvé cet article de M. Killias qui teste la corrélation entre taux d’équipement des ménages en armes à feu et taux d’homicide et de suicide par armes, sur la base d’une enquête réalisée auprès de 14 pays (11 pays européens, Australie, Canada, Etats-Unis). Résultat : corrélation positive entre taux d’équipement et taux d’homicide/suicide. Il montre également qu’il n’y a pas de corrélation négative entre taux d’équipement en armes et taux d’homicide et de suicide par d’autres moyens que les armes, résultat complémentaire important qui signifie que les autres moyens mobilisables pour tuer (ou se tuer) ne viennent pas compenser le sous-équipement.

J’ai également trouvé un article de W. Cukier qui se focalise sur la comparaison Etats-Unis/Canada :

3,5 fois plus d’armes à feu aux Etats-Unis, 3,6 fois plus de décès par armes à feu. Le lien semble donc très fort.

Une nuance cependant, les ratios diffèrent selon les type de décès : 3,5 fois plus d’armes à feu aux Etats-Unis, donc, mais “seulement” 2,3 fois plus de suicide par armes à feu et, en revanche, 12 fois plus d’homicides par armes à feu.

Conclusion : le plus fort taux d’équipement en armes semble bien conduire à plus d’homicides par armes à feu, mais il n’explique pas tout.

N’hésitez pas à poster en commentaire des liens vers d’autres articles, je n’ai fait qu’une petite recherche rapide.