La stratégie Calida-Aubade

Petits rappels : le groupe suisse Calida a racheté en juillet 2005 l’entreprise Aubade. Elle a décidé récemment de licencier 180 personnes travaillant sur le site de la Trimouille (Vienne), l’activité de production étant délocalisée en Tunisie. D’où la question : pourquoi cette délocalisation?

Dans un billet précédent, j’ai expliqué que l’hypothèse d’un licenciement boursier était plus que sujette à caution : Calida est un groupe familial à l’abri d’éventuels investisseurs institutionnels court-termistes. La délocalisation est plutôt sous-tendue par la stratégie industrielle du groupe. Explications.

Aubade est une entreprise qui appartient au secteur du textile – habillement. Elle est spécialisée dans la lingerie (principalement féminine) et sur le segment du haut de gamme. Elle est confrontée à une double concurrence : i) concurrence d’entreprises localisées dans des pays en voie de développement, notamment d’Asie, qui fabriquent des biens partiellement substituables (lingerie de gamme inférieure (montée de gamme en cours) à prix inférieur), ii) concurrence surtout des autres entreprises positionnées sur le même créneau : Dim, Playtex, Wonderbra, Princesse Tam-Tam, Barbara, etc… Pour maintenir son avantage concurrentiel, Calida-Aubade cherche donc  à réagir, en développant une stratégie multidimensionnelle.


1. La stratégie industrielle de Calida-Aubade

Différenciation

La stratégie de différenciation est double : différenciation verticale, d’abord, en développant la qualité des produits, différenciation horizontale, ensuite, avec comme arme essentielle la stratégie marketing. S’agissant du premier point, on estime qu’Aubade consacre 3% de ses ventes annuelles à la R&D. Preuve que l’innovation n’est pas qu’affaire de haute technologie. Sur le deuxième point : Aubade consacre 10% de son chiffre d’affaires à la communication, dont on connaît l’efficacité (les 71 leçons de séduction).

Diversification

La diversification est à la fois de la diversification géographique et de la diversification produit. Sur le premier point, Aubade réalise 55% de ses ventes en France et à peine 20% hors d’Europe. Cette « faible » internationalisation pèse en partie sur ses résultats, en raison de la faible croissance française et européenne, comparativement à la croissance observée sur d’autres continents. Le groupe souhaite donc renforcer cet engagement à l’international. Sur la diversification produit, Aubade s’est lancée en 2002 dans la fabrication de maillots de bain et en 2005 dans les dessous pour hommes. Ces deux activités représentent 8% du chiffre d’affaires.

Flexibilité

Les effets de mode et les besoins de différenciation des consommateurs obligent les entreprises à renouveler sans cesse leurs produits. Aubade n’échappe pas à la règle : sur la lingerie féminine, elle propose huit collections deux fois par an. L’étape « conception des produits » est donc tout à fait fondamentale.

Réduction des coûts

 On oppose trop souvent logique d’innovation et logique de coût, en pensant qu’une entreprise innovante n’a pas à se préoccuper outre mesure du niveau de ses coûts. En dehors de quelques secteurs très spécifiques, cette opposition n’est pas pertinente : l’entreprise se doit d’être innovante tout en répondant à une contrainte forte de coût (et à l’impératif de flexibilité).

 Ceci conduit certaines entreprises à procéder à des délocalisations. Non pas de l’ensemble des étapes du processus productif, mais des étapes délocalisables. Quelles sont ces étapes ? Pour l’essentiel, celles qui réclament une main d’œuvre dite peu qualifiée. Le groupe Calida est engagé depuis longtemps dans cette stratégie : 70% de la production est réalisé en Tunisie. Les autres unités de production sont localisées en Hongrie et, jusqu’à récemment, en France.


 2. Les effets de la stratégie sur l’emploi

 Pour comprendre les incidences de la réorganisation d’Aubade sur l’emploi, il faut procéder à une analyse par grande fonction de l’entreprise, en distinguant les étapes de conception, production, distribution et marketing :



L’étape de conception est essentielle, elle vise à développer des produits innovants permettant de sortir de la guerre des coûts. Cette étape se nourrit de dépenses de R&D (3% du CA) et de main d’oeuvre qualifiée (H pour capital Humain). Cette activité est localisée dans les pays développés, plus précisément sur les territoires denses en compétences adaptées. Il s’agit souvent de territoires métropolitains, dotés d’institutions de formation dans le domaine (design notamment). Implication : création d’emplois qualifiés dans certains territoires des pays développés.


L’étape de production réclame pour l’essentiel du travail peu qualifié. Dans le secteur du textile-habillement, industrie de main d’œuvre par excellence, l’automatisation du processus est plutôt faible, si bien que le coût du travail est la composante essentielle du coût de production.  L’avantage de coût d’un pays comme la Tunisie incite fortement Aubade à localiser la production dans ce pays. Le fait que Calida connaisse ce pays (il y a délocalisé depuis longtemps une large partie de l’activité de fabrication du groupe) peut laisser penser que les coûts d’une coordination à distance, d’une part, l’ensemble des coûts de production, d’autre part, sont plutôt bien connus. Implication : destruction d’emplois peu qualifiés dans les pays développés, création d’emplois dans les pays en développement.


L’étape de distribution est étroitement liée à la géographie de la demande. L’enjeu pour Aubade est de développer des réseaux de distribution de ses produits, afin de dépendre de manière moins importante de l’évolution de la demande en métropole. Elle peut, pour cela, s’engager dans des relations de marché (appel à des distributeurs indépendants), des relations de coopération (franchisés) ou des relations hiérarchiques (développement de ses propres boutiques par croissance interne ou externe). Les qualifications nécessaires pour vendre en boutique les produits Aubade ne sont pas très élevées, mais les boutiques sont localisées dans les plus grandes agglomérations, plus précisément encore dans les quartiers les plus chics de ces agglomérations. Implication : création d’emplois sur certains territoires des pays développés ou de certains pays en développement à demande fortement croissante.

L’étape Marketing, enfin, obéit à une logique similaire à l’étape de conception : coûts fixes importants (dépenses de publicité), main d’œuvre qualifiée, localisation sur les territoires des pays développés qui disposent de cette main d’œuvre et des institutions de formation adaptées. Une localisation à proximité des principaux foyers de clientèle est souvent nécessaire afin de « sentir » les évolutions de la demande et de mieux vendre les produits. Implication : création d’emplois qualifiés sur certains territoires des pays développés.


Au final, si on généralise l’exemple, on devine une double implication en termes d’emplois : i) création d’emplois qualifiés dans les pays développés, destruction d’emploi peu qualifiés, ii) création d’emplois peu qualifiés dans les pays en développement. Cette double dynamique laisse ouverte la question du solde global sur l’emploi dans les pays développés. Plusieurs études tendent à montrer que le solde est plutôt positif, mais clairement biaisé au détriment des personnes à moindre qualification.


3. Implication en termes d’action publique

L’interdiction des délocalisations a toutes les chances d’être contreproductive : non seulement l’entreprise verra son désavantage sur l’étape fabrication s’accentuer, mais en plus son effort en matière de conception/marketing et de diversification géographique risque d’être plombé par les surcoûts occasionnés. Même chose si l’on conditionne d’éventuelles subventions à l’engagement à ne pas délocaliser : la délocalisation est un moyen pour les entreprises de réorganiser leur activité productive afin de conserver leur avantage concurrentiel. Ceci ne signifie pas que toute délocalisation est rationnelle (cf. un billet précédent), mais, à l’inverse, il ne faudrait pas croire qu’aucune délocalisation n’est rationnelle… Je rappelle également que les délocalisations sont un levier important de création d’emplois et de richesses dans les pays en développement, ce dont ils ont, paraît-il, un peu besoin (et si l’on pousse un cran plus loin : le développement de ces pays participe à l’accroissement mondial de la demande, donc à la création de nouveaux débouchés pour les entreprises localisées dans les pays développés, etc.).

Est-ce à dire qu’il faut laisser faire les entreprises, à charge pour la collectivité de gérer les transitions ? Non, et ce pour une raison évidente : la délocalisation de l’entreprise de la Trimouille était largement anticipable depuis plusieurs années, aussi aurait-on pu s’interroger sur le problème de la reconversion des personnes peu qualifiées au sein du groupe et/ou au sein du territoire (le « on » désignant l’entreprise et les collectivités locales).

Deux grandes possibilités existent :

* développer la formation de ces personnes afin qu’elles puissent évoluer dans le groupe ou qu’elles puissent être employées dans d’autres entreprises du territoire (territoire régional ou départemental, avec des problèmes évidents de mobilité géographique de la main d’œuvre),

* s’interroger sur les emplois peu qualifiés en émergence : une prospective du Conseil d’Analyse Stratégique (une publication pilotée par C. Afriat est prévue en décembre 2006) indique qu’à horizon 2015, 25% des emplois créés en France relèveront des Services aux Personnes. Il y a là matière à repositionnement des personnes les moins qualifiées, pour autant que l’on anticipe les besoins et que l’on travaille à l’organisation de cette filière d’activité, afin que les emplois proposés ne soient pas sous-payés, fragmentés, etc…

La première possibilité est, dans l’état actuel des choses, difficile à mettre en œuvre : tant que l’entreprise est satisfaite de sa situation, elle n’a aucune incitation à former sa main d’œuvre. L’entreprise est également fortement incitée à ne pas divulguer d’information, ressource stratégique essentielle des organisations. Ce n’est qu’en renforçant les relations élus-managers (la route est longue et la pente est forte, et dans les deux sens !) d’une part, et en réfléchissant autour de la thématique de la sécurisation des parcours professionnels (ou terminologie approchante), d’autre part, que l’on pourra avancer sur ce dossier.

Les collectivités locales ont un rôle décisif à jouer dans le domaine, car des dispositifs territorialisés innovants existent (genre groupements d’employeurs, mais il y en a d’autres) pour concilier besoins de flexibilité de l’entreprise et besoins de sécurité des salariés. Il me semblerait plutôt pertinent de conditionner les subventions aux entreprises non pas à la « promesse » de ne pas délocaliser, mais plutôt  à l’engagement de s’insérer et de favoriser le développement de ce type de dispositifs.

La professionnalisation de l’Université

En route pour Fribourg, j’ai pu lire et apprécier quelques articles du quotidien les Echos (édition du 24/10) au sujet du rapport de la commission Hetzel. Il y a de mon point de vue de très bonnes propositions, d’autres plus discutables, j’y reviendrai à l’occasion. Juste un petit billet d’humeur ici…

La commission Hetzel, créée au lendemain de la crise du CPE, a remis son rapport (mardi 24 octobre 2006) au gouvernement. Un objectif clé : donner à tous les étudiants les moyens de s’insérer correctement et durablement sur le marché de l’emploi. Car, nous dit-on, 11% des jeunes sont au chômage trois ans après leur sortie du système éducatif. Une raison essentielle avancée : la mauvaise professionnalisation de l’Université… Dans cette perspective, afin d’améliorer l’insertion des jeunes, la commission propose de doter chaque cursus de licence d’outils professionnalisant : anglais, informatique, préparation d’un CV.

Je trouve ces propositions très intéressantes : dans notre faculté, nous utilisons en effet des bouliers pour que les étudiants résolvent leurs problèmes de statistiques, comptabilité-gestion, macroéconomie, microéconomie, etc… Bien sûr, c’est assez intéressant d’un point de vue financier, car les bouliers s’usent peu. Mais les calculs prennent parfois pas mal de temps, si bien qu’un passage à l’informatique me semble nécessaire. Pour l’anglais aussi, c’est une bonne idée. On n’y avait encore jamais pensé. Les étudiants n’ont d’ailleurs pas de cours d’anglais, ils ne peuvent pas partir à l’étranger pour étudier les langues, on ne leur propose pas de passer le Toeic ou assimilé, etc. Rien… (Non, je rigole : on leur fait des cours d’anglais ; bon, mais c’est vrai on utilise la méthode globale, ne le répétez pas, surtout, on se ferait virés…).

La rédaction des CV me semble en revanche superflue, en tout cas à court terme : puisqu’on n’apprend rien d’utile à l’insertion professionnelle, je ne vois pas l’intérêt de rédiger des documents vierges. Ca ne fera qu’accroître le problème de la déforestation.

Délocalisations : élargir la problématique


Je suis invité dans le cadre du Congrès International Francophone en Entrepreneuriat et PME (CIFEPME) qui a lieu à Fribourg (Suisse) du 24 au 27 novembre à une conférence-débat intitulée : "Délocaliser dynamise l’emploi dans l’entreprise mère?".  Participent également un chef d’entreprise ayant délocalisé en Chine, un élu suisse/président d’un syndicat de salariés, le directeur de la Chambre de commerce, de l’industrie et des services de Fribourg. La "commande" qui m’a été adressée est de prendre un peu de recul par rapport aux cas qui seront évoqués par les acteurs de terrains, d’où le titre de mon intervention : "Délocalisations : élargir la problématique". J’ai organisé ma présentation autour de dix idées clés (je ne les évoquerai sans doute pas toutes), qui ont pour vocation à chaque fois de chasser quelques idées reçues. La plupart ont déjà été évoquées sur le blog, ce billet permet donc de réorganiser un peu l’ensemble (j’ai mis quelques liens pour retrouver les autres billets).

idée #1. les délocalisations vers les pays en développement pèsent peu

Les statistiques disponibles (étant entendu qu’il existe des problèmes de définition et de quantification) montrent que les délocalisations vers les pays en développement pèsent peu.  L’hypothèse d’une désindustrialisation des pays développés est à rejeter (voir ici ). Ceci ne signifie pas qu’il n’y a pas de problème, mais que le problème ne se réduit pas à celui des délocalisations/désindustrialisation. La question est celle du processus (multidimensionnel) de réorganisation transnationale des activités économiques.

idée #2. la minimisation des coûts de production ne se limite pas à la minimisation du coût du travail

On se focalise sur les différentiels de coût du travail, mais la variable stratégique est le coût salarial unitaire, qui incorpore les différentiels de productivité. Des écarts subsistent, mais ils sont réduits, et tendent à se réduire car les salariés des PVD bénéficient des gains de productivité (+/- selon les pays). Ceci montre aussi qu’un enjeu essentiel est de gagner en productivité, ce qui dépend des choix d’investissement en capital physique, humain, public et de l’évolution des pratiques organisationnelles (dans et entre entreprises).

 idée #3. la minimisation des coûts ne se limite pas à la minimisation des coûts de production

Il faut prendre en compte aussi les coûts de la coordination à distance. nombre d’IDE échouent en raison d’une insuffisante prise en compte de ces coûts (délais d’approvisionnement, problèmes de qualité, problèmes de fiabilité, etc..). La minimisation de l’ensemble des coûts permet de comprendre le rôle toujours décisif de la proximité.

 idée #4. la flexibilité des entreprises n’est pas synonyme de flexibilité des salariés

Toutes les entreprises sont soumises à la contrainte de flexibilité, mais il existe plusieurs façons d’y répondre : i) flexibilité quantitative externe, ii) flexibilité quantitative interne, iii) flexibilité qualitative interne, iv) externalisation. La flexibilité quantitative externe n’est pas synonyme d’accroissement de la précarité si elle est gérée intelligemment sur les territoires (exemple des groupements d’employeurs). (cf. ici pour des développements)

idée #5. L’innovation ne se réduit pas à la haute technologie

L’entrée pertinente n’est pas le secteur. Dans chaque secteur, il existe des possibilités importantes d’innovation. Exemple évident : les textiles techniques. Plus généralement, « raisonner par secteurs comme l’électronique, l’informatique, les télécoms, n’a plus de sens, tant l’innovation se diffuse rapidement : il faut identifier les produits hi-tech dans chaque secteur. L’OCDE et Eurostat en ont listé 252 parmi 5111 catégories de produits échangés dans le commerce international » (Fontagné (€)).

 idée #6. L’activité d’innovation ne se réduit pas à l’activité de recherche

De plus, des entreprises innovent sans avoir développé d’activité spécifique de R&D. Elles bénéficient d’effets d’apprentissage (learning by doing, using, interacting…). Exemple de certains districts industriels ou approchants (je développerai un exemple un de ces jours, il y en a dans les Nouvelles géographies du capitalisme).

 idée #7. Les clusters technologiques ne sont pas le seul modèle de développement territorial

On a tendance à prôner le rapprochement local de tous les acteurs impliqués (entreprises, recherche, formation). D’autres stratégies réseaux pourraient être tentées (voir ici pour des développements sur la critique des pôles de compétitivité, transposition française des clusters).

idée #8. Les marchés financiers produisent parfois des résultats collectivement irrationnels

Le problème essentiel sur les marchés financiers n’est pas un problème de moralité (présupposé des rapports sur les bonnes pratiques de gouvernance), mais un problème de comportements mimétiques et court-termistes. Il convient d’en prendre acte et de favoriser la survie/le développement des différents modes de gouvernance. Ces problèmes de gouvernance sont cependant à relativiser (cf. ici).

idée #9. La rationalité des entreprises doit être interrogée

Les choix de délocalisations sont parfois assimilables à de pures conventions : on délocalise par imitation des concurrents des mêmes secteurs, sans avoir mis dans la balance l’ensemble des coûts à supporter (comportements mimétiques / stratégie du pingouin, je développe dans les Nouvelles géographies du capitalisme…).

idée #10. En matière d’action publique, il n’existe pas de one best way

L’étude des différents pays montre la diversité des capitalismes. Il n’y a pas de réponse unique à l’approfondissement de la mondialisation, mais des réponses plurielles, qui dépendent de l’économie, de la géographie et de l’histoire des territoires, et des rapports de force entre les collectifs d’acteurs. La one best way préconisé implicitement ou explicitement par certains politiques ou institutions (banque mondiale par exemple), relève plus de la diffusion d’une idéologie que d’un quelconque déterminisme économique.

Les territoires de l’innovation



Nouvel article de recherche intitulé "Les Territoires de l’Innovation", paru dans la Revue Economique et Sociale, 64(3), p. 53-58. C’est un petit article qui insiste sur les limites actuelles des politiques en termes de Pôles de Compétitivité (vision étroite de l’innovation et biais du localisme notamment). Si vous êtes intéressés, envoyez-moi un mail, je vous transmettrai une version préliminaire de l’article.

add : je viens de trouver comment mettre en ligne sur over-blog des fichiers de toute nature… plutôt que de m’envoyer un mail, cliquez-ici pour obtenir la version préliminaire de l’article. Toute remarque est bienvenue!

 

La Vienne dans la tempête : complément #1

Petit complément pour développer la réponse à la question « sur quels secteurs d’avenir la Vienne peut-elle miser ? », car les propos repris dans la NR ne me paraissent pas satisfaisants.

Le point essentiel est le suivant : quand les politiques s’interrogent sur le ou les secteurs à soutenir, ils adoptent souvent des comportements mimétiques. Tous regardent du côté des secteurs porteurs en terme de demande, et rêvent de développer localement un pôle spécialisé dans ce ou ces secteurs. Ceci pose deux problèmes : on assiste d’abord à un accroissement de la concurrence territoriale, puisque chaque territoire veut son pôle en biotechnologies, multimédia, nouveaux matériaux, etc. On sait ensuite que toutes les régions ne partent pas d’un pied d’égalité : en matière de biotechnologie, par exemple, Poitou-Charentes dispose de moins de ressources (au sens large) que des régions comme Rhône-Alpes ou l’Alsace (doux euphémisme…). Est-ce à dire qu’il ne faut rien faire en la matière ? Non, mais qu’il faut se poser la question de la spécialisation plus précise dans le domaine, en s’interrogeant également sur la façon de se raccrocher aux pôles les plus compétitifs déjà existants (on sort dès lors des logiques de pôles, au profit de logiques de réseaux).

Il existe de plus une autre façon d’identifier les secteurs clés : en partant de l’existant, c’est-à-dire en repérant les secteurs surreprésentés localement, et en considérant que cette surreprésentation est un marqueur de la présence de ressources locales spécifiques. Des outils statistiques existent depuis longtemps pour se livrer à un tel exercice. Les données statistiques également, qu’il s’agisse des données Insee, Sessi, Banque de France, …. C’est à un tel travail que nous nous sommes livrés en nous focalisant sur l’industrie de Poitou-Charentes à partir de données Sessi (voir un billet précédent et le document disponible ici). Une première étape dans le travail de diagnostic territorial que tous les acteurs semblent appeler de leurs vœux consisterait donc à actualiser cette analyse statistique en l’élargissant à l’ensemble des secteurs d’activité.

 Ce travail d’identification des secteurs clés n’est bien sûr qu’une première étape : il convient ensuite de mener des analyses plus qualitatives afin de décrypter les dynamiques sectorielles globales, de repérer le positionnement des entreprises picto-charentaises dans leur secteur d’appartenance, puis de définir des pistes d’action publique afin d’accompagner, voire d’orienter, les évolutions en cours. Là encore, l’économie a développé depuis longtemps des outils d’analyse performants, mais les collectivités ne semblent pas véritablement les mobiliser. Sans doute peut-on imaginer des partenariats efficaces entre collectivités et laboratoires de recherche de l’Université afin d’avancer dans cette direction.

Délocalisations : les actionnaires coupables?


Le numéro de novembre de la revue Sciences Humaines est dans les kiosques. Au sommaire, un dossier sur les nouvelles formes du capitalisme (€). Dans le dossier, une interview de Richard Senett, sociologue, sur les failles culturelles du nouveau capitalisme, un article de Bruno Amable intitulé "Le modèle européen ébranlé", et un article d’un certain Olivier Bouba-Olga intitulé "Délocalisations : les actionnaires coupables?"

L’objectif de cet article est de relativiser la thèse selon laquelle nous serions entrés dans un capitalisme patrimonial, au sein duquel les actionnaires auraient tous les pouvoirs et seraient donc à l’origine de tous nos maux. Ce n’est pas (encore) le cas, n’en déplaise à Jean Peyrelevade, ou Patrick  Artus et Marie-Paule Virard.

Exemple d’actualité : l’entreprise Aubade, dont j’ai parlé il y a quelques jours (fermeture du site de la Trimouille (86) et délocalisation vers la Tunisie). Certains ont dénoncé dans les médias picto-charentais des "licenciements boursiers". On peut en douter. Petite enquête sur le contrôle de l’entreprise…

En 1875, le Docteur Bernard créé une entreprise de fabrication de Corsets qui deviendra Aubade en 1958. Depuis, se succèdent à sa tête trois génération de Pasquier (la petite dernière étant Ann-Charlotte). En juillet 2005, Aubade a été rachetée par le groupe suisse Calida. La question du contrôle d’Aubade est dès lors déplacée : qui contrôle Calida?

A la tête du groupe, on trouve la société Calida Holding AG, dont le capital est détenu à 36,2% par la famille Kellenberger. Les autres actionnaires ont tous moins de 5% du capital. Calida Holding détient la totalité du capital d’autres entités du groupe, certaines spécialisées dans la production, d’autres dans la vente, d’autres encore dans la publicité, etc… Une de ces entités, détenue à 100% par Calida Holding, est la société Calida France SAS. Cette société, à son tour, détient 100% du capital de Aubade France SAS qui détient elle-même la totalité (en fait de 99 à 100% selon les cas) du capital des sociétés de l’ex-groupe Aubade. La division vente de la branche Aubade est dirigée par Claude Flauraud. Les divisions Marketing et Management des produits sont dirigées par Ann-Charlotte Pasquier.

Petit schéma récapitulatif :


Le groupe Calida est donc un groupe à contrôle familial, largement à l’abri de la "dictature" des marchés financiers. Comprendre le choix de délocalisation suppose donc de regarder dans une autre direction : non pas du côté des marchés financiers, mais du côté de la sphère réelle, en s’interrogeant sur la stratégie industrielle suivie par l’entreprise. La suite au prochain numéro…

Coûts cachés

Je l’ai dit souvent sur ce blog, expliquer les délocalisations par les différentiels de coût du travail n’a pas de sens : il faut intégrer d’une part les différentiels de productivité et d’autre part les coûts de la coordination à distance liés à la délocalisation (coûts de transaction).
Si on peut espérer que les responsables d’entreprises intègrent les différentiels de productivité avant de prendre une décision, on peut s’interroger sur leur prise en compte des coûts de la coordination à distance. C’est d’une certaine façon ce qui ressort d’un de mes derniers billets sur les problèmes de qualité. C’est ce qui ressort également d’une étude de McKinsey [1] réalisée aux Etats-Unis en 2005.

Graphique et explications :

Le Cabinet d’étude compare, pour deux secteurs d’activité (fabrication de plastique et habillement) les coûts liés à une production en Californie (Cal. sur les graphiques) et les coûts liés à une fabrication en Asie.
Première colonne : les gains de coût perçus par les responsables d’entreprises en délocalisant. 22% dans la fabrication de plastique, 50% dans l’habillement.
Deuxième colonne : les gains en intégrant les coûts complets, c’est à dire les surcoûts liés à la logistique, assurance, formation, défauts, etc… Ces coûts complets sont la somme des coûts de production et des coûts de transaction, ils sont souvent sous-estimés par les entreprises.
Troisième colonne, les gains de "coût complets réels après lean".

La lean production correspond à un mode d’organisation de la production ("production au plus juste") introduit par Toyota et destiné à réduire les délais, les stocks et à améliorer la qualité des produits. Et si les firmes occidentales, dans tout un ensemble de secteurs, en voient bien les avantages, elles ont parfois du mal à le mettre en oeuvre.

Ce que suggère l’étude McKinsey, c’est que les entreprises auraient intérêt à mettre dans la balance la réduction potentielle des coûts liée à cette nouvelle forme d’organisation. Au final, le différentiel de coût entre délocaliser en Asie, d’une part, ou rester aux Etats-Unis avec travail de réorganisation de l’activité, d’autre part, est considérablement réduit : 3% dans le plastique, 13% dans l’habillement. Dans certains cas, l’écart résiduel reste suffisant pour que le choix se porte sur la délocalisation (l’écart de 13% dans l’habillement). Dans d’autres cas, il est "négligeable" (l’écart de 3% dans le plastique) voire favorable aux pays développés,  surtout si l’on garde en tête que l’étude de McKinsey relève d’un travail de "statique comparative", qui néglige la dynamique des coûts.

Ceci permet de comprendre pourquoi, au final, les délocalisations vers les pays en développement pèsent peu. Ceci montre aussi que si des adaptations sont nécessaires côté pays développés, elles consistent moins à faire pression à la baisse sur les salaires qu’à faire évoluer les modes d’organisation dans l’entreprise et entre les entreprises…

Notes

[1] McKinsey, "California Manufacturing Competitiveness Initiative", 2005

La pizza, le pneu et le soutien-gorge…

Quel point commun ? Le département de la Vienne.

* les pizzas, c’est pour le groupe Marie, qui a annoncé hier la suppression de 171 emplois à Mirebeau et à Airvault.
* le pneu, c’est pour le groupe Michelin, dont la direction a été assignée en justice par les syndicats pour obtenir l’annulation d’une restructuration qui a conduit, il y a un an environ, au transfert de l’activité  localisée à Poitiers sur le site de Tours.
* le soutien-gorge, c’est pour l’entreprise Aubade, détenue par le groupe suisse Calida : 180 licenciements et fermeture du site de la Trimouille, délocalisation en Tunisie.

Inutile de vous dire que les réactions des politiques fusent. Je me concentre sur Aubade, quelques extraits :

* Ségolène Royal, présidente du Conseil Régional, propos repris ce matin dans La Nouvelle République du Centre Ouest (10/10/2006, p. 3) : "nous sommes dans un pays de droit, une entreprise qui fait des bénéfices ne peut licencier massivement."
* Alain Fouché, président du Conseil Général : "il faut bloquer cette décision prise trop rapidement et de façon trop autoritaire. Il faut qu’il y ait un moratoire de ces licenciements"
* Jean-François Macaire, premier secrétaire PS de la Vienne, vice-président du Conseil Régional : "le groupe Aubade Calida dont le capital est à 60% d’actions et 40% familial s’inscrit dans la logique de marges et répond certainement à des concentrations d’entreprises toujours plus denses qui créent des situations de quasi-monopole, engendrant des guerres féroces entre ceux qui restent pour se partager la part du marché à quelques uns (…) Nous manquons toutefois d’explications sur la logique de délocalisation d’Aubade vers les pays à faible coût salarial. Qui sera destinataire de ces marges résultant de l’économie de main d’œuvre ? Le consommateur ? Verrons nous demain, dans nos magasins, le prix de vente de cette lingerie de luxe baisser de façon significative ? Nous restons évidemment sans réponse… » (NR, 7 et 8 octobre 2006, p. 3)

Bref, comme le dit le journaliste de la NR, les élus, tous bords confondus, "sont révoltés contre ces licenciements injustifiés car la marque Aubade fait des bénéfices" (NR, 10/10/2006, p.3).

Bon, l’envie m’en démange, mais je ne commente pas plus avant : en effet, hasard de calendrier, une table ronde est organisée à l’Espace Pierre Mendès-France de Poitiers, jeudi 12 octobre, de 18h30 à 20h, à l’occasion de la sortie du numéro spécial de la Revue Economie et Société auquel différents chercheurs de la faculté de sciences économiques de Poitiers ont contribué. Numéro spécial et table ronde intitulés … Globalisation et gouvernances territoriales.

Avec comme participants, outre votre humble serviteur,  Jacques Léonard, directeur du laboratoire de la fac, Jean-François Macaire (cité ci-dessus), Alain Fouché (cité ci-dessus – add : il a décliné et sera remplacé par Jean-Yves Chamard, député UMP de la Vienne), Claude Rouleau (ancien président du Conseil Economique et Social Régional, l’actuel (Pierre Guénand) étant pris par ailleurs). Le tout animé par Marc Dejean, directeur départemental de la NR.

Nul doute qu’il y sera question des affaires Marie et Aubade (il en a déjà été longuement question lors de l’interview que Jacques Léonard et moi-même avons accordée à Marc Dejean, interview à paraître dans la NR demain matin 11 octobre). L’entrée est libre et gratuite (la table ronde s’inscrit dans le cadre de "la fête de la science"), les lecteurs poitevins de mon blog sont cordialement invités. Pour les autres, promis-juré, je reviens avec un billet compte-rendu de la table ronde très vite, puis, dans la foulée, avec un billet sur le cas Aubade.

Audience du blog

Pour la première fois ici, quelques stats sur l’audience. Histoire de dire qu’un blog d’économiste, ça attire finalement pas mal de monde.
Bon, j’ai commencé le 10 février 2006, avec 2 visiteurs (moi compris, bien sûr) et 26 pages vues (j’ai dû regardé 25 fois la page, histoire de voir si ca marchait et comme c’était joli!). Le 11/02, je suis passé à 5 visiteurs (sûr que Le Monde titrerait "explosion du nombre de visiteurs : +150% en une journée!" – cf. ici et pour comprendre), puis 1 (moi, sûrement), puis 13, etc… Ensuite, crise du CPE aidant, j’ai eu pas mal de temps pour rédiger des billets, qui ont attiré pas mal d’étudiants ayant eux aussi du temps à perdre. Eté plus calme, puis redémarrage en trombe depuis septembre.

Plus précisément, en 233 jours (10/02 au 30/09), ce blog a attiré 43 013 visiteurs uniques, qui ont regardé 224 356 pages, soit en moyenne 5 pages par visiteur par jour. Ils ont regardé l’un des 97 billets que j’ai posté, et déposé 879 commentaires, soit 9 commentaires par billet en moyenne.

Tableau récapitulatif par mois des visiteurs uniques et des pages vues :

mois visiteurs uniques pages vues
février 216 1 077
mars 3 218 15 837
avril 4 750 25 594
mai 6 953 39 556
juin 6 343 30 019
juillet 4 904 24 145
août 5 858 30 246
septembre 10 771 57 882
total 43 013 224 356

Trois jolis graphiques ensuite, chiffres au jour le jour. Nombre de pages vues au quotidien, avec en trait gras la moyenne mobile sur 10 jours (ce qui permet de lisser les résultats). Figure également sur le graphique la droite de régression des pages vues par rapport au temps, ce qui permet de mettre en évidence la tendance de la série (en l’occurrence, ici, trend ascendant).



idem pour le nombre de visiteurs uniques.


dernier graphique, le rapport entre pages vues et visiteurs uniques :

Relative stabilité autour de 5 pages vues par visiteur unique.

Bon, exercice un peu narcissique, qui a surtout pour but d’inciter des collègues à tenter l’aventure, on se sentirait moins seuls! 

Le papy boom, un levier pour la délocalisation?



Le papy boom, un levier pour la délocalisation? C’est en gros la question que m’a posée la semaine dernière un journaliste de libé pour alimenter sa réflexion suite, notamment, à l’annonce par Axa quer sur les 3 000 départs en retraite prévus à l’horizon 2012, 1 500 postes seront délocalisés au Maroc…

Ce à quoi je lui ai répondu à peu près dans cet ordre :
1. Les départs massifs en retraite donnent effectivement de la souplesse aux entreprises pour se réorganiser. Elles le font déjà, la réorganisation pourrait s’accélerer.

2. Ne pas croire cependant que l’on est dans une économie du tout délocalisable. La réorganisation va affecter plus particulièrement certains métiers, certaines tâches (cf. le billet précédent). D’où de l’externalisation auprès d’entreprises françaises dans certains cas, étrangères dans d’autres cas. D’où des besoins importants en main d’oeuvre qualifiée aussi.

3. Ne pas croire cependant que le papy boom va conduire à un problème général de recrutement qui obligerait les entreprises à délocaliser (ou, autre idée reçue ayant pas mal circulée, que le Papy boom est synonyme de fin du chômage) . Une étude récente de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (depp, Ministère de l’éducation nationale) montre que "sur la période 2002-2015, les recrutements de jeunes sortant du système éducatif pourraient représenter un flux annuel d’entrées dans l’emploi se situant légèrement au-dessous de 600 000. Ces besoins seraient vraisemblablement inférieurs aux flux de sortie du système éducatif qui pourraient être d’environ 680 0000." Les problèmes à venir sont donc plus des problèmes "locaux" (problèmes dans certains secteurs et/ou sur certains territoires).


Vous pouvez retrouver en partie ces idées dans un article paru vendredi dernier, signé par Florent Latrive et Judith Rueff, au milieu d’autres exemples plutôt intéressants.

PS : quel succès médiatique des économistes bloggeurs! à peu près en même temps, Econoclaste se faisait interviewé sur France Inter. J’en profite pour recommander vivement et explicitement à tout étudiant d’économie qui traînerait ici de prendre une dose d’Econoclaste matin, midi et soir pendant toute l’année universitaire, amélioration des résultats universitaires garantie!