La stratégie Calida-Aubade

Petits rappels : le groupe suisse Calida a racheté en juillet 2005 l’entreprise Aubade. Elle a décidé récemment de licencier 180 personnes travaillant sur le site de la Trimouille (Vienne), l’activité de production étant délocalisée en Tunisie. D’où la question : pourquoi cette délocalisation?

Dans un billet précédent, j’ai expliqué que l’hypothèse d’un licenciement boursier était plus que sujette à caution : Calida est un groupe familial à l’abri d’éventuels investisseurs institutionnels court-termistes. La délocalisation est plutôt sous-tendue par la stratégie industrielle du groupe. Explications.

Aubade est une entreprise qui appartient au secteur du textile – habillement. Elle est spécialisée dans la lingerie (principalement féminine) et sur le segment du haut de gamme. Elle est confrontée à une double concurrence : i) concurrence d’entreprises localisées dans des pays en voie de développement, notamment d’Asie, qui fabriquent des biens partiellement substituables (lingerie de gamme inférieure (montée de gamme en cours) à prix inférieur), ii) concurrence surtout des autres entreprises positionnées sur le même créneau : Dim, Playtex, Wonderbra, Princesse Tam-Tam, Barbara, etc… Pour maintenir son avantage concurrentiel, Calida-Aubade cherche donc  à réagir, en développant une stratégie multidimensionnelle.


1. La stratégie industrielle de Calida-Aubade

Différenciation

La stratégie de différenciation est double : différenciation verticale, d’abord, en développant la qualité des produits, différenciation horizontale, ensuite, avec comme arme essentielle la stratégie marketing. S’agissant du premier point, on estime qu’Aubade consacre 3% de ses ventes annuelles à la R&D. Preuve que l’innovation n’est pas qu’affaire de haute technologie. Sur le deuxième point : Aubade consacre 10% de son chiffre d’affaires à la communication, dont on connaît l’efficacité (les 71 leçons de séduction).

Diversification

La diversification est à la fois de la diversification géographique et de la diversification produit. Sur le premier point, Aubade réalise 55% de ses ventes en France et à peine 20% hors d’Europe. Cette « faible » internationalisation pèse en partie sur ses résultats, en raison de la faible croissance française et européenne, comparativement à la croissance observée sur d’autres continents. Le groupe souhaite donc renforcer cet engagement à l’international. Sur la diversification produit, Aubade s’est lancée en 2002 dans la fabrication de maillots de bain et en 2005 dans les dessous pour hommes. Ces deux activités représentent 8% du chiffre d’affaires.

Flexibilité

Les effets de mode et les besoins de différenciation des consommateurs obligent les entreprises à renouveler sans cesse leurs produits. Aubade n’échappe pas à la règle : sur la lingerie féminine, elle propose huit collections deux fois par an. L’étape « conception des produits » est donc tout à fait fondamentale.

Réduction des coûts

 On oppose trop souvent logique d’innovation et logique de coût, en pensant qu’une entreprise innovante n’a pas à se préoccuper outre mesure du niveau de ses coûts. En dehors de quelques secteurs très spécifiques, cette opposition n’est pas pertinente : l’entreprise se doit d’être innovante tout en répondant à une contrainte forte de coût (et à l’impératif de flexibilité).

 Ceci conduit certaines entreprises à procéder à des délocalisations. Non pas de l’ensemble des étapes du processus productif, mais des étapes délocalisables. Quelles sont ces étapes ? Pour l’essentiel, celles qui réclament une main d’œuvre dite peu qualifiée. Le groupe Calida est engagé depuis longtemps dans cette stratégie : 70% de la production est réalisé en Tunisie. Les autres unités de production sont localisées en Hongrie et, jusqu’à récemment, en France.


 2. Les effets de la stratégie sur l’emploi

 Pour comprendre les incidences de la réorganisation d’Aubade sur l’emploi, il faut procéder à une analyse par grande fonction de l’entreprise, en distinguant les étapes de conception, production, distribution et marketing :



L’étape de conception est essentielle, elle vise à développer des produits innovants permettant de sortir de la guerre des coûts. Cette étape se nourrit de dépenses de R&D (3% du CA) et de main d’oeuvre qualifiée (H pour capital Humain). Cette activité est localisée dans les pays développés, plus précisément sur les territoires denses en compétences adaptées. Il s’agit souvent de territoires métropolitains, dotés d’institutions de formation dans le domaine (design notamment). Implication : création d’emplois qualifiés dans certains territoires des pays développés.


L’étape de production réclame pour l’essentiel du travail peu qualifié. Dans le secteur du textile-habillement, industrie de main d’œuvre par excellence, l’automatisation du processus est plutôt faible, si bien que le coût du travail est la composante essentielle du coût de production.  L’avantage de coût d’un pays comme la Tunisie incite fortement Aubade à localiser la production dans ce pays. Le fait que Calida connaisse ce pays (il y a délocalisé depuis longtemps une large partie de l’activité de fabrication du groupe) peut laisser penser que les coûts d’une coordination à distance, d’une part, l’ensemble des coûts de production, d’autre part, sont plutôt bien connus. Implication : destruction d’emplois peu qualifiés dans les pays développés, création d’emplois dans les pays en développement.


L’étape de distribution est étroitement liée à la géographie de la demande. L’enjeu pour Aubade est de développer des réseaux de distribution de ses produits, afin de dépendre de manière moins importante de l’évolution de la demande en métropole. Elle peut, pour cela, s’engager dans des relations de marché (appel à des distributeurs indépendants), des relations de coopération (franchisés) ou des relations hiérarchiques (développement de ses propres boutiques par croissance interne ou externe). Les qualifications nécessaires pour vendre en boutique les produits Aubade ne sont pas très élevées, mais les boutiques sont localisées dans les plus grandes agglomérations, plus précisément encore dans les quartiers les plus chics de ces agglomérations. Implication : création d’emplois sur certains territoires des pays développés ou de certains pays en développement à demande fortement croissante.

L’étape Marketing, enfin, obéit à une logique similaire à l’étape de conception : coûts fixes importants (dépenses de publicité), main d’œuvre qualifiée, localisation sur les territoires des pays développés qui disposent de cette main d’œuvre et des institutions de formation adaptées. Une localisation à proximité des principaux foyers de clientèle est souvent nécessaire afin de « sentir » les évolutions de la demande et de mieux vendre les produits. Implication : création d’emplois qualifiés sur certains territoires des pays développés.


Au final, si on généralise l’exemple, on devine une double implication en termes d’emplois : i) création d’emplois qualifiés dans les pays développés, destruction d’emploi peu qualifiés, ii) création d’emplois peu qualifiés dans les pays en développement. Cette double dynamique laisse ouverte la question du solde global sur l’emploi dans les pays développés. Plusieurs études tendent à montrer que le solde est plutôt positif, mais clairement biaisé au détriment des personnes à moindre qualification.


3. Implication en termes d’action publique

L’interdiction des délocalisations a toutes les chances d’être contreproductive : non seulement l’entreprise verra son désavantage sur l’étape fabrication s’accentuer, mais en plus son effort en matière de conception/marketing et de diversification géographique risque d’être plombé par les surcoûts occasionnés. Même chose si l’on conditionne d’éventuelles subventions à l’engagement à ne pas délocaliser : la délocalisation est un moyen pour les entreprises de réorganiser leur activité productive afin de conserver leur avantage concurrentiel. Ceci ne signifie pas que toute délocalisation est rationnelle (cf. un billet précédent), mais, à l’inverse, il ne faudrait pas croire qu’aucune délocalisation n’est rationnelle… Je rappelle également que les délocalisations sont un levier important de création d’emplois et de richesses dans les pays en développement, ce dont ils ont, paraît-il, un peu besoin (et si l’on pousse un cran plus loin : le développement de ces pays participe à l’accroissement mondial de la demande, donc à la création de nouveaux débouchés pour les entreprises localisées dans les pays développés, etc.).

Est-ce à dire qu’il faut laisser faire les entreprises, à charge pour la collectivité de gérer les transitions ? Non, et ce pour une raison évidente : la délocalisation de l’entreprise de la Trimouille était largement anticipable depuis plusieurs années, aussi aurait-on pu s’interroger sur le problème de la reconversion des personnes peu qualifiées au sein du groupe et/ou au sein du territoire (le « on » désignant l’entreprise et les collectivités locales).

Deux grandes possibilités existent :

* développer la formation de ces personnes afin qu’elles puissent évoluer dans le groupe ou qu’elles puissent être employées dans d’autres entreprises du territoire (territoire régional ou départemental, avec des problèmes évidents de mobilité géographique de la main d’œuvre),

* s’interroger sur les emplois peu qualifiés en émergence : une prospective du Conseil d’Analyse Stratégique (une publication pilotée par C. Afriat est prévue en décembre 2006) indique qu’à horizon 2015, 25% des emplois créés en France relèveront des Services aux Personnes. Il y a là matière à repositionnement des personnes les moins qualifiées, pour autant que l’on anticipe les besoins et que l’on travaille à l’organisation de cette filière d’activité, afin que les emplois proposés ne soient pas sous-payés, fragmentés, etc…

La première possibilité est, dans l’état actuel des choses, difficile à mettre en œuvre : tant que l’entreprise est satisfaite de sa situation, elle n’a aucune incitation à former sa main d’œuvre. L’entreprise est également fortement incitée à ne pas divulguer d’information, ressource stratégique essentielle des organisations. Ce n’est qu’en renforçant les relations élus-managers (la route est longue et la pente est forte, et dans les deux sens !) d’une part, et en réfléchissant autour de la thématique de la sécurisation des parcours professionnels (ou terminologie approchante), d’autre part, que l’on pourra avancer sur ce dossier.

Les collectivités locales ont un rôle décisif à jouer dans le domaine, car des dispositifs territorialisés innovants existent (genre groupements d’employeurs, mais il y en a d’autres) pour concilier besoins de flexibilité de l’entreprise et besoins de sécurité des salariés. Il me semblerait plutôt pertinent de conditionner les subventions aux entreprises non pas à la « promesse » de ne pas délocaliser, mais plutôt  à l’engagement de s’insérer et de favoriser le développement de ce type de dispositifs.

10 commentaires sur “La stratégie Calida-Aubade

  1. Cette analyse équilbrée dune situation pratique et localisée montre les efforts qu’il reste à faire pour construire de véritable politique publique local de développement économique !La nouvelle décentralisation, le SRDE, les Maisons de l’emploi, les pôles de compétitivité?, les pôles d’excellence rural ? sont en train de se mettre en place et pourrait être la préfiguration d’une nouvelle politique publique de développement économique où les acteurs de proximités (Entreprises de toutes sortes : classique et d’économie sociale) sont aussi des co-constructeurs ! Pour cela, la première des conditions de réussite, comme vous le suggérez, est le changement de "lignes", de relations entre les élus et les managers !Et si l\\\’économie sociale (Associations employeurs, coopératives, mutuelles) était une des réponses faite par le territoire : les services aux personnes ne sont-ils pas produit majoritairement par des entreprises d’économie sociale? Poussons encore plus loin la refléxion : Pourquoi l’économie sociale semble-t-elle adaptée à la production de service, notamment des services relationnelles où la co-production entre l’usager et le prestataire est nécessaire ? Le fonctionnement acapitaliste de ces entreprises y est-il pour quelque chose ? Quel intérêt aurait les collectivités locales à promouvoir ce genre d\\\’entreprises puisqu’elles ne "produisent" pas d’impôts locaux ?Merci de cette juste analyse et de cet engagement, tout aussi juste : conditionner les subventions à l’engagement des entreprises dans les politiques publiques de développement économique voir de développement tout court !!

  2. Ce n’est pas vraiment le sujet mais à la lecture de votre article, je me demande Olivier quelle est votre position sur l’immigration. Faut-il encore accepter sur notre territoire des arrivants peu qualifiés alors qu’il y a de moins en moins de débouchés pour eux ici (en attendant  "l’horizon 2015") et de plus en plus chez eux?

  3. @ emmanuel : merci poour le commentaire. Vos questions sur les spécificités de l’économie sociale me semblent pertinentes, elles renvoient plus généralement à la question des avantages/inconvénients des différentes formes de gouvernance, il n’y a hélas pas suffisamment de travaux sur la question, on peut espérer qu’ils viennent rapidement sur l’agenda de certains chercheurs… @ vulgos : difficile de faire une réponse courte à cette question ! je dirais juste i) la question de l’immigration ne doit pas être réduite à sa dimension économique (les migrations économiques ne sont d’ailleurs pas majoritaires dans les flux), ii) dire qu’il y a de plus en plus de débouchés dans les pays d’origine des migrants est à nuancer très fortement dans certains cas (Afrique sub-saharienne pour ne prendre qu’un exemple), iii) on peut difficilement poser la question du contrôle de l’immigration sans poser immédiatement celle du développement des pays d’origine, iv) la réflexion est toujours polluée par les réflexions populistes et court-termistes de nombre de politiques, etc…  Bon, question à approfondir, peut-être dans un prochain billet ou sur un autre blog?

  4. Vous avez parfaitement répondu à mon attente et je vous félicite pour la qualité de la réflexion.
    Reste à transformer les rapports sociaux au sein des entreprises pour anticiper ce qui serait réalisable.
    Bien qu’agé, je ne désespére pas de voir un début de "révolution" en ce domaine !

  5. "Cette double dynamique laisse ouverte la question du solde global sur l’emploi dans les pays développés"Il est heureux pour le France que cette question ne se soit jamais posée en ces termes lorsqu’il s’est agi, au nom d’une certaine logique industrielle que personne n’a jamais remis en question, de spécialiser les régions de France, telle le Nord, la Lorraine, le Languedoc-Roussillon, la Bretagne, en laissant l’emploi peu qualifié se developper dans les régions qui devinrent "industrielles" ou "agricoles", puis disparaître au fur et à mesure des mutations technologiques et de la mécanisation  progressive de l’activité, au profit, essentiellement, de Paris. Peut-on aujourd’hui se revendiquer comme progressiste et ne vouloir considérer la question de la prospérité que sous l’angle de sa lorgnette ? J’avoue en douter, et ce, pour plusieurs raisons :La première, qui n’est pas la moindre, est que rien n’impose au fond une solidarité entre citoyens français surtout au vu de l’hétérogénéité des territoires et des populations : quels intérêts ont donc en commun le viticulteur languedocien et le consultant en organisation industrielle résidant à Issy-les-Moulineaux ?La seconde est la motivation du détenteur du capital : doit-on, sous prétexte qu’on est capitaliste et citoyen d’un pays riche, considérer que "faire le bien" c’est nécessairement developper l’emploi dans son pays ? à l’évidence, non. Doit-on pour autant imposer aux citoyens capitalistes un patriotisme obligatoire ?La troisième est humaniste : ne peut-on constater que le drame du chômage est infiniment plus supportable en France que ne l’est la misère ailleurs ? Et puisque le système financier supporte le renvoi à échéance inderminée du solde de tout compte de la solidarité organisée, ne peut-on constater que verser un salaire là-bas tout en imposant le versement d’une allocation pour perte d’emploi ici accroit la quantité de monnaie en circulation, et donc, le sentiment de prospérité ?

  6. Bravo pour ce billet très interessant.
    vous indiquez "L’interdiction des délocalisations a toutes les chances d’être contreproductive"
    Mais qui parle de cela!? il me semble qu’effectivement il s’agit plutot au niveau local pour l’anticipation de la formation professionnelle mais aussi et surtout au niveau de l’Etat pour la participation au coût social d’une délocalisation, que l’accent devrait être mis.
    Si cette taxation ou coût social préidentifié existait, il entrerait dans les stratégies individuelles de chaque entreprise, serait clairement identifié et entrerait en balance lors du choix de délocalisation. Enfin, si la décision de délocaliser devenait effective, ce qui est le libre choix de l’entreprise, justifié economiquement ou non, le coût social de cette délocalisation ne serait pas à fond perdu pour l’intérêt général par la taxation assujettie à cette décision, permettant de financer les formations et les requalifications des laissés pour compte d’une décision d’entreprise individuelle.

  7. Bien d’accord avec tout cela.
    Agir localement, oui, mais avec quelle collectivité territoriale?
    Le niveau pertinent devrait être celui du bassin d’emploi. Le Crédoc qui fait l’enquête annuelle besoin de main d’oeuvre pour les Assédic en distingue neviron 400 en France: on est à peu près au niveau des sous préfectures. Simplifier les structures tant territoriales que des services publics de l’emploi aiderait à rélaiser efficacement l’anticipation de l’emploi et de la formation
    Pour ce qui est des peu qualifiés, il faut distinguer les personnes de niveau V de l’EN (CAP ou BEP) qui ont un métier des personnes de niveau VI qui sont le vrai problème. L’étude de la DARES reprise par le rapport SEIBEL avait montré que 16% des embauches d’ici 2010 concerneront des niveaux VI alors que l’EN en sort 20% par an. Quand on sait que les personnes de niveau V ou IV peuvent venir prendre les places en question, on comprend l’ampleur du problème. D’autant que le reserrement des hiérarchies salariales causées par un rapport SMIC sur salaire moyen élevé, ne pousse pas ces titualires d’une formation de niveau IV ou V à délaisser les postes de niveau VI
    Pour ce qui est de l’immigration, on observe une élevation du niveau de^de formation des immigrants. Voir ici:http://verel.over-blog.com/article-3726821.html

  8. Je suis perplexe quant au rôle que peuvent jouer les collectivités locales… Les formules zones franches et leurs dérivées ont montré leurs limites… Remember Daewo (excellent bouquin non économique de F. Bon sur ce sujet).Il est clair que dans les pays développés les emplois qui  demandent peu de qualification se raréfient. Et l’on voit bien que la notion d’entreprise citoyenne n’est qu’un slogan.Peut-être que les collectivités locales pourraient prendre en charge les licienciés et leur donner une formation adaptée à la nouvelle donne. Mais combien de salariés seraient concernés?Peut-être à l’instar du commerce équitable faudrait-il développer d’autres stratégies de vente et de marketing?

  9. @ stefbac : les collectivités locales ont des choses à faire, l’Etat (central) aussi, l’Europe également… Les solutions type zones franches sont peu adaptées car elles supposent que les choix de localisation dépendent pour l’essentiel des différentiels d’imposition ou assimilables, ce qui est largement faux. Il y a des choses à faire en matière de formation, c’est clair, en matière d’aide à l’innovation, également (surtout quand le tissu productif est dense en PME), en matière "d’innovation sociale" (mise en place de dispositifs territoriaux pour sécuriser les parcours des salariés) etc. Le problème est qu’elles manquent souvent de compétences… économiques…

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