L’imperatif « urtext » et le fétichisme du texte

De nos jours le fait de ne pas exécuter une œuvre romantique sans respecter le texte exact est perçu comme une violation, une trahison.
Tout ce qu’il nous reste de ce passé n’est que papier, or une pensée musicale ne peut être « capturée » par l’écriture. De plus un même signe peut signifier différentes interprétations selon son contexte.
Les vieilles habitudes ont la vie dure, et le texte constitue la principale source de l’analyse musicale.
La fixation qu’ont certains musiciens au regard de la partition tourne à la minauderie et à la suffisance.
Bruce Haynes fait part de l’avis du chef d’orchestre Gunther Schuller (qui est en fait une anti-thèse de son opinion) à ce sujet, qui discrédite n’importe quel chef d’orchestre qui ne respecterait pas la partition ; cela serait selon lui un entêtement arrogant. Il réfute donc le fait que la partition pourrait elle-même trahir la pensée du compositeur.
Cette hégémonie du texte semble liée au culte de la personnalité, du compositeur-génie, sur-humain qui naît à la période romantique.
L’auteur va jusqu’à faire un parallèle avec les écoles bibliques, talmudiques et coraniques. La partition est assimilée aux textes sacrés.
Ces termes provocateurs sont porteurs d’une idée forte : désacraliser la pensée du compositeur.
Il s’agit également de démythifier la partition comme étant le seul intermédiaire, le seul lien physique entre le passé et le présent, le compositeur et nous. Il faut lui rendre sa place symbolique d’objet et non s’y raccrocher comme une présence rassurante, une vérité établie et induscutable.
La recherche de vérité(s) ne doit pas couper l’interprète de sa propre sensibilité. Le rapport de l’interprète avec la partition peut être source de doutes, d’interrogations, de désaccords. C’est de cette mise en tension que naît la créativité.

Bruce Haynes
« The end of early music, a period performer’s history of music for the twenty-first century »

Interprétation et authenticité, Jean-Jacques Nattiez

Jean-Jacques Nattiez s’interroge quant aux origines de cette mouvance qu’est l’interprétation historiquement informée. Il présente le mouvement «authenticiste» comme étant une conséquence du positivisme au lendemain de la guerre, une volonté de décrire le passé, mais également comme étant une victime (ou complice?) d’une économie du disque grandissante au Xxème siècle.
Peut-on cataloguer ce stéréotype du «fait à l’ancienne» comme étant seulement un argument de vente?
La mouvance «historisante» se développe d’abord autour du répertoire baroque puis s’étend aux périodes Classique et Romantique. L’analyse des traités, des manuscrits, l’utilisation d’instruments d’époque sont en apparence des preuves d’authenticité.
Cela n’est pourtant pas suffisant; c’est ce qui amène certains praticiens à chercher des moyens pour renouer avec le contexte de «vie» des œuvres.
La notion même d’exécution à l’époque baroque n’est pas figée ( instrumentation, effectifs, ornementations, diminutions) c’est pourquoi il est difficile de mesurer la part de liberté à s’octroyer aujourd’hui dans l’interprétation.
La conception de la musique comme un discours-la rhétorique-, est un point sur lequel la plupart des musicologues et interprètes se rejoignent.
Cette recherche d’authenticité ne doit pourtant pas être assimilé à «la vérité». Le meilleur moyen d’être authentique est peut être de remettre en doute les vérités acquises.
Les interprètes doivent faire en quelques sorte le deuil de leur idéal d’interprétation parfaite.
D’autres paramètres, extra-musicaux, sont à prendre en compte tels que la localisation géographique ou bien la compréhension du public. Ce dernier est imprégné d’une culture propre à un lieu et comprend donc aisément le message délivré par le compositeur. L’auditeur du XIème siècle ne peut avoir les mêmes références stylistiques et culturelles.
Une interprétation ne peut pas être un catalogue de connaissances musicologiques, une photographie figée du passé.
Prendre en compte tous les paramètres contextuels d’une œuvre rend alors impossible l’interprétation en elle même.
On peut également se demander si la volonté de reconstitution historique est légitime, car il faudrait aussi une «écoute» authentique et nous ne pouvons changer les paramètres culturelles qui forment le public d’aujourd’hui. Une interprétation ne doit pas, pour être reçue, être un «essai de laboratoire».
Il est nécessaire de développer un jugement critique par rapport à tous les critères historiques qui peuvent être pris en compte afin de proposer une interprétation pertinente. Cela fait appel de nouveau à une certaine forme de subjectivité; la «sélection» des critères prioritaires est remise entre les mains des exécutants et ne peut alors être scientifiquement exacte.
Une infinie richesse musicale naît de cette absence ou multitude de vérités.