Le concert au salon : musique et sociabilité à Paris au XVIIIe siècle

Antoine Lilti

Le sujet de cet article est défini de manière très claire par l’auteur, qui établit un constat de l’état actuel des recherches effectuées autour de sujets similaires afin de placer le sujet dans son contexte musicologique. La «sociologie» des élites parisiennes à l’opéra a déjà fait l’objet de recherches, ainsi que l’écoute des publics des concerts mais l’auteur veut s’intéresser à la pratique musicale, je cite, de «l’intérieur des demeures aristocratiques», ce qui inclue la question du mécénat et des orchestres et de l’éducation. L’étude de cette pratique musicale est indissociable de l’étude de son contexte social qui est celui des salons parisiens uniquement.

Il est d’abord question des «concerts particuliers et à la musique de société». L’auteur s’intéresse aux orchestres permanents généralement  constitués d’une quinzaine de musiciens et financés par de riches aristocrates ou financiers ; c’est le cas de l’orchestre de La Pouplinière qui jouissait d’une grande renommée et constituait «un centre d’innovation musicale»

L’auteur cite à juste titre un extrait d’article de l’hebdomadaire l’Avantcoureur (Paris, 2 mars 1761) qui définit parfaitement le contexte socio-culturel de cette société: «Aujourd’hui que la musique est devenue un amusement presque universel, il s’est formé diverses sociétés particulières d’amateurs et d’artistes qui s’assemblent dans différents quartiers de la ville, pour y exécuter des morceaux choisis de nos meilleurs musiciens.» Ces sociétés (qui ne le sont pas en termes juridiques) sont fondatrices de la vie mondaine. Il est important de préciser qu’il y a, à cette période, peu de dichotomie entre la pratique amateur et professionnelle. La musique est pensée comme un moment de partage et n’est pas une activité solitaire. Elle entretient le tissu social.

Cette pratique aristocratique a aussi pour conséquence de créer une «économie» de la musique grâce à un fort développement du commerce éditorial.

Durant la seconde moitié de ce siècle le nombre de partitions spécialement adaptées à cette pratique mondaine est en augmentation. On trouve ainsi d’innombrables recueils d’airs choisis ou d’ariettes transcrits sur un modèle standard dessus/basse, trio ou quatuor. Cela concerne principalement les airs d’opéra et d’opéra-comique, très en vogue à cette période.

S’il n’existe que peu de différence entre amateurs et professionnels il existe pourtant (en France) une forte distinction entre la pratique privée et la pratique publique. L’aristocrate va au concert et a une pratique instrumentale de haut niveau. Il n’est en revanche pas concevable qu’il se produise en dehors d’une autre société que la sienne, en public lors d’un concert payant. Cette pratique de haut niveau est le témoignage d’une éducation, d’une érudition, elle permet de briller et de se mettre en valeur dans ces sociétés. Elle fait aussi partie d’un mode de vie, des rituels de l’hospitalité aristocratique; aux salons les moments musicaux sont mêlés aux autres divertissements (comme le théâtre), aux repas et au jeux. Il est aussi important pour l’auditoire (l’auteur précise que le terme «public» est réservé aux spectacles publics) d’avoir la capacité à juger et apprécier les qualités musicales des exécutants. Ces moments musicaux pouvaient avoir lieu dans un salon de musique, ou bien dans des salons de compagnie, des cabinets, ou d’autres pièces de sociabilité.

La frontière entre concerts privés et concerts semi-publics est mince et il est difficile de définir l’un et l’autre de façon catégorique. A ce sujet l’auteur tient à nuancer la thèse qui suppose le déclin des premiers au profit des seconds. (idée soutenue par David Hennebelle dans un article paru dans la Revue de musicologie, 87/2, 2001)

En effet les concerts privés étaient toujours en activité durant les dernières années de l’Ancien Régime et les concerts semi-publics étaient aussi partie intégrante du milieu aristocratique et mondain.

On ne peut exclure les liens entre le monde des concerts privés et la franc-maçonnerie ainsi  que les enjeux de protection et de réputation inhérents à ce modèle mondain.

L’envers du décor de ces salons sont bien les réputations qui se font ou se défont. Un musicien se doit de fréquenter les salons s’il espère pouvoir bénéficier de la protection d’un grand. Il y a donc une dépendance certaine entre le musicien et son mécène, sans qui il ne pourrait avoir un emploi et un revenu stable. L’auteur qualifie cela, à juste titre, de «patronat institutionnalisé». Il cite l’exemple de Grétry qui en effet a su «utiliser» ce système en côtoyant de très près cette mondanité, et surtout en la séduisant ! Bénéficiant de la protection de grands noms du monde aristocratique parisien il pu voir ses oeuvres exécutées aussi bien dans les salons privés qu’à l’opéra. Il est sous-entendu que c’est parce qu’il a pu avoir avoir accès à l’espace musical privé et à des protections qu’il a pu ensuite conquérir l’espace public. La carrière de Grétry fut conditionnée par le mode de fonctionnement de cette société, de ses codes et de ses évolutions. Il est utile de préciser que Grétry saura s’adapter aussi aux changements sociaux engendrés par la Révolution française et au renversement de l’aristocratie.

Dans ces salons, ce ne sont pas uniquement les musiciens qui mettent en jeu leur réputation puisque pour les aristocrates un instrument de musique est aussi un moyen de se distinguer. A ce sujet le point de vue de l’auteur peut être nuancé, puisque l’on doit prendre en compte la notion de «nécessité» d’une bonne réputation. Les enjeux ne sont pas les mêmes car un musicien dépend de cette réputation pour subvenir à ses besoins, ce qui n’est pas le cas des grands aristocrates.

Dans le but d’ouvrir une autre perspective l’auteur pose la question de la réceptivité et de l’écoute du public des salons et nous fait part des recherches effectuées par James Johnson sur ce sujet. Ce système mondain place -t- il la musique elle même sur un second plan?

La thèse de Johnson, que l’auteur soutient en partie, est celle d’un public attentif au spectacle social plus qu’à la musique ou aux autres arts représentés. L’art serait un faire-valoir. L’auteur apporte néanmoins un éclairage quant aux critiques de l’époque étayant cette thèse, jugeant celles-ci quelque peu «démagogiques» et peu fiables en tant que source.

Une autre source qu’est l’iconographie est elle aussi discutée. En effet, Johnson s’appuie sur certaines sources iconographiques qui ont pu être contestées par Barbara Hanning. Selon elle, il était d’usage pour les peintres de mélanger plusieurs scènes, plusieurs moments dans un même tableau. On ne peut donc pas considérer que la peinture constitue une preuve matérielle irréfutable. Il s’agit plutôt du témoignage d’un moment de la vie mondaine auquel prenaient part la musique et les arts.

Les correspondances sont aussi une source importante pour le musicologue. L’auteur cite l’exemple d’une lettre de Mozart envoyée à son père dans laquelle il explique dans quelles conditions il fut reçu par la duchesse de Chabot ; il ne fut pas écouté attentivement et fut traité en domestique.

Par ces références l’auteur ouvre le débat puisqu’il nous permet de dépasser les questions ayant déjà été traitées et d’aller ainsi là où il souhaite nous emmener : oublier les présupposés que nous avons en tant qu’auditeurs modernes, influencés par les normes qui s’imposent dès l’époque romantique. Il n’y a pas un public type des salons parisiens. La place prépondérante qu’y tenait la musique était certes dans un but de divertissement, mais cela ne peut être catalogué comme uniquement superficiel ou artificiel. Si tel était le cas nous pouvons supposer que les «acteurs» de cette société mondaine se seraient contentés de quelques jeux de société.

 

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