Cette seconde partie a pour objectif de déterminer quelles sont les influences des ces différentes particularités sur l’interprétation des œuvres de Chopin.
Cet article va faire un point concernant deux questions essentielles que l’on est amené à se poser quand il s’agit de l’interprétation : les techniques (ici, les techniques pianistiques) et le résultat sonore. Cette analyse est en lien avec l’article précédent, Chopin et Pleyel – Partie 1.
Il est très étonnant de constater que Chopin n’utilisait presque qu’exclusivement des pianos Pleyel dont la mécanique était à simple échappement. En effet, la mécanique à double échappement, inventée par Sébastien Erard en 1822, est déjà en usage à cette époque. C’est donc une caractéristique essentielle du jeu de Chopin que de privilégier une mécanique légère permettant l’expression de subtiles couleurs sonores grâce au toucher.
Malgré une plus grande possibilité de jeu sur les timbres, la mécanique à simple échappement complique la mise en œuvre des répétitions rapides puisque qu’il est nécessaire de relever l’intégralité de la touche pour rejouer la note.
Chopin privilégiait un jeu réfléchi, subtil et en aucun cas, c’est d’ailleurs ce qu’il enseignait à ses élèves : « le but n’est pas de savoir jouer tout d’un son égal. Il me semble d’un mécanisme bien formé de savoir bien nuancer une belle qualité de son1. » Il conseillait également à ses élèves de « Caresse[r] la touche, [de] ne jamais la heurte[r]2. »
Cette recherche constante de subtilité dans le son était une des principales et constantes préoccupations de Chopin, il avait en effet l’habitude de répéter à ses élèves : « Jouez cette note convenablement qu’elle n’aboie pas3 »
Pour Chopin, la préhension générale du clavier nécessitait, en complément, un travail sur l’attaque puisqu’elle lui permettait de donner aux notes une identité sonore. Parmi les nombreux motifs sonores, il semblerait qu’il était très attaché au legato. Cependant, chaque doigt devait, selon lui, apporter une spécificité et ne pas, au contraire obéir aux exigences actuelles qui demandent un jeu de force égale.
«On a longtemps agi contre nature en exerçant les doigts à donner de la force égale. Chaque doigt étant conformé différemment, il vaut mieux ne pas chercher à détruire le charme du toucher spécial de chaque doigt, mais au contraire le développer. Chaque doigt a de la force selon sa conformation. […] Autant de différents sons que de doigts4.»
Ce parti pris nous surprend car il est à l’opposé de ce qui est enseigné actuellement dans les institutions comme le Conservatoire.
Bien évidemment, si Chopin est si attaché à la technique pianistique qu’il enseigne et qu’il pratique lui-même, c’est pour obtenir ce qu’il considère être comme un idéal sonore. La technique est donc le moyen mis en œuvre pour arriver au résultat. Mais cette seule technique n’est pas suffisante pour produire le son désiré, la qualité et les caractéristiques du piano jouent également un rôle primordial, notamment la mécanique.
La mécanique permet, contrairement aux pianos contemporains d’extraire une palette de timbres plus large. En effet, le jeu avec les nuances ne modifie pas uniquement le volume sonore comme c’est le cas avec les pianos modernes où l’harmonisation est égale sur l’ensemble du registre. Il est peut-être utile de considérer que les nuances indiquées par Chopin sont en réalité plus un jeu sur le timbre de l’instrument qu’un jeu sur le volume sonore. Cette idée nous paraît aujourd’hui inconcevable car cette question sur le timbre n’est plus exploitable sur les pianos contemporains. L’enseignement dispensé de nos jours ne fait plus état de ces possibilités, pourtant multiples et intéressantes. Notre jeu perd donc de la « saveur » et nous nous retrouvons confrontés à une pauvreté de timbres, conséquence directe d’une pauvreté de couleurs des instruments aujourd’hui usités.
Les pianos Pleyel possédaient une identité sonore qui leur était propre, raison pour laquelle Chopin les plébiscitait. En effet, la sonorité particulière était une des volonté principale de Pleyel : chaque registre possédait une caractéristique qui lui était propre, comme le souligne Montal : « Les dessus devinrent brillants et argentins, le médium pénétrant et accentué, la basse nette et vigoureuse5 ». Cette particularité correspondait tout à fait à la personnalité de Chopin et à l’idée qu’il avait de la manière dont devaient sonner ses œuvres. L’écriture de Chopin implique une individualisation de chaque note et des timbres.
Cependant, ces instruments étaient connus pour être désagréables lors du jeu en fortissimo dont le son fondamental était étouffé par le marteau. Autrement dit, l’attaque de la note n’était pas nette mais confuse et le son ne résonnait que pleinement une fois le marteau redescendu. L’instabilité du jeu fortissimo, malgré sa laideur de prime abord, pouvait être un moyen supplémentaire d’expression s’il était utilisé avec réflexion et sensibilité.
Ceci est un indice très important concernant l’interprétation sur ces instruments ; le jeu en fortissimo ne doit pas être violent, comme le mentionne Kalkbrenner qui mettait en garde ses élèves « contre le danger de boxer leur piano ».
De nombreux témoignages ont appuyé cet élément, notamment celui d’Emilie von Gretsch, une élève de Chopin, qui est particulièrement éloquent :
« Sur ce genre de pianos [les claviers résistants], il est impossible d’obtenir les plus fines nuances dans les mouvements du poignet et de l’avant-bras, comme de chaque doigt pris isolément. Ces nuances, j’en ai souvent fait l’expérience chez Chopin sur son beau piano à queue au toucher si proche des instruments viennois. […] Ce qui sortait parfaitement sur mon solide Erard devenait dur, brusque et laid sur le piano de Chopin.6 »
Une autre caractéristique de ces pianos influait également sur le résultat sonore. Il s’agissait de l’augmentation du diamètre et de la longueur des cordes du piano, ce qui entraînait une lourdeur conséquente et accrue sur l’ensemble de l’instrument, c’est la raison pour laquelle les pianos des années 1830 et 1840 sonnaient plus lentement que ceux fabriqués au début du XIXème siècle.
Tous ces éléments, techniques et sonores, nous paraissent assez étrangers. En effet, l’idéal sonore a évolué au cours des années et des siècles pour arriver à une « uniformisation » du son. L’autre raison pour laquelle nous ne sommes pas vraiment familiers avec l’idée que se faisait Chopin de la manière dont devait sonner la musique, est, précisément, que c’est l’idéal personnel de Chopin. Les goûts, étant subjectifs, ils ne peuvent pas être partagés par tout le monde. Ce n’est donc pas qu’une question de différence d’époque, la preuve en est que Liszt, contemporain de Chopin, privilégiait les pianos produits pas Érard. Ces pianos produisaient un son plus dur, plus percussifs, à l’opposé de ce que plébiscitait Chopin.
1 EIGELDINGER, Jean-Jacques, Chopin vu par ses élèves, Neuchâtel: A la Baconnière, 1988, page 53
2 EIGELDINGER, Jean-Jacques, Chopin vu par ses élèves, Neuchâtel: A la Baconnière, 1988, page 54
3 EIGELDINGER, Jean-Jacques, Chopin vu par ses élèves, Neuchâtel: A la Baconnière, 1988, page 54
4 EIGELDINGER, Jean-Jacques, Chopin vu par ses élèves, Neuchâtel: A la Baconnière, 1988, page 55
5 EIGELDINGER, Jean-Jacques, Chopin et Pleyel, Paris : Fayard, 2010, page 166
6 EIGELDINGER, Jean-Jacques, Chopin et Pleyel, Paris : Fayard, 2010, page 167
Marion Quintard