Covid 19, épisode 18 : des pneumatiques aux respirateurs

[billet écrit sur une idée de Stéphane Ménia]

La crise sanitaire en cours a conduit de nombreuses entreprises à proposer leur aide pour faire face à l’épidémie. Dans tout un ensemble de cas, l’aide octroyée n’a rien de surprenant : des entreprises disposant de stocks de masques, de charlottes, de sur-blouses, … les donnent aux hôpitaux ; des entreprises de l’industrie textile-habillement fabriquent puis donnent des masques ; un fabricant de pneus propose d’équiper les véhicules d’urgence ; etc. Dans d’autres cas, quand Michelin déclare qu’il va fabriquer 40 000 masques par semaine, ou que Valéo, équipementier automobile, s’engage dans la production de respirateurs, c’est en apparence plus surprenant.

Pour le comprendre, on peut faire un détour par l’économie d’entreprise, plus précisément les approches en termes de ressources (ou les approches en termes de compétences, ou la théorie évolutionniste, toutes très proches). L’idée de base est la suivante : une entreprise peut être vue comme un pool de ressources physiques (machines), humaines (salariés, dirigeants), immatérielles (marques, brevets, …), dont la combinaison permet de rendre des services dans différentes activités. Or, ce qui compte pour comprendre la vie de l’entreprise, ce sont moins les produits qu’elle fabrique ou les services qu’elle rend que les ressources et les compétences sous-jacentes qu’elle mobilise pour cela.

Notamment : une entreprise qui mobilise des ressources d’un certain type pour fabriquer tel produit pourra avantageusement se diversifier dans la fabrication d’un autre produit, qui peut être en apparence très différent, mais qui en fait mobilise les mêmes ressources. On parle alors de diversification cohérente. Les ressources de l’entreprise sont à la fois ce qui permet le changement (je passe d’une activité A à une activité B qui mobilise les ressources dont je dispose) et ce qui le limite (je ne vais pas m’engager dans une activité C qui demande de mobiliser des ressources trop différentes). On voit apparaître dès lors des phénomènes de dépendance de sentier : ce que je ferai demain dépend de ce que je fais aujourd’hui, qui dépend de ce que j’ai fait hier.

Avec ces petits outils conceptuels, on peut mieux comprendre l’engagement des entreprises sus-nommées dans la fabrication de masques ou de respirateurs. L’entreprise Michelin se lance dans la fabrication de masques FFP2 et de visières car elle dispose de ressources en impression 3D, de compétences en injection plastique et d’un réseau de sous-traitants qu’elle sait coordonner, qui lui ont notamment permis de prototyper puis de mettre en production rapidement un masque réutilisable équipé d’un filtre interchangeable. Ses ressources lui permettent également de fabriquer un “capteur de débit” pour les respirateurs d’Air Liquide qui risque la rupture de stock (source ici).

Autre exemple, le consortium composé d’Air Liquide, PSA, Valéo, et Schneider Electric,  censé fabriquer 10 000 respirateurs en 1 mois, alors que la production d’Air Liquide, seul fabricant français jusqu’alors, est de 200 par an. Ce passage à l’échelle est tout sauf simple, d’où le recours d’Air Liquide à d’autres entreprises, notamment dans l’automobile. C’est d’ailleurs là une des demande adressée par Air Liquide à Peugeot : trouver des fournisseurs dans l’automobile capable de fabriquer rapidement un grand nombre de pièces. Peugeot lui a ainsi conseillé de faire appel à l’entreprise Bontaz, dans la Vallée de l’Arve, pour fabriquer 7 000 pièces spécifiques pour respirateurs (je cite cet exemple car il m’a rappelé de vieux souvenirs : l’entreprise Bontaz est au coeur du documentaire passionnant Ma Mondialisation).

Que peut apporter Valéo, de son côté ? Cette entreprise dispose d’abord de compétences dans les systèmes thermiques (climatisation, boucle d’air dans les véhicules…), dont la fabrication “se rapproche de l’expertise nécessaire à la fabrication de respirateurs” déclare le porte-parole du groupe. Un respirateur est composé ensuite de plusieurs centaines de pièces livrées par une centaine de fournisseurs différents à trouver dans des délais réduits. Or, “nous avons l’habitude, chez Valeo, de gérer une chaîne d’approvisionnement très complexe avec des milliards de composants qui arrivent dans nos usines chaque jour, c’est pourquoi nous avons mis en place une équipe d’acheteurs avec des compétences en matière de plastique et d’électronique”. Valéo s’engage également, si une pièce venait à manquer, à mobiliser ses ingénieurs R&D en électronique, plastique et impression 3D pour “redessiner une pièce si nécessaire” (source des citations ici).

Au final, c’est à la mise en œuvre d’innovations collaboratives entre des entreprises disposant de compétences et de ressources complémentaires que l’on assiste. Reste à savoir si le pari des 10 000 respirateurs pour fin mai sera gagné. On peut également se demander s’il restera quelque chose de tout cela après l’épidémie, si les collaborations en cours donneront l’idée aux entreprises impliquées de travailler ensemble sur d’autres sujets.