De quoi le PIB par habitant de l’Ile-de-France est-il le nom ?

L’INSEE vient de publier sa dernière analyse des PIB régionaux, où l’on apprend que le PIB par habitant, qui est en moyenne de 34 100€ en France, est de 57 600€ en Ile-de-France, contre 29 175€ ailleurs en France métropolitaine, soit un rapport du simple au double. Est-ce à dire qu’on est deux fois plus performant quand on est en Ile-de-France plutôt qu’ailleurs dans le pays ? Non, le PIB par habitant, dans sa déclinaison régionale, n’est pas le nom de la performance économique, pour plusieurs raisons que je vous propose de développer [1].

La première est que tous les habitants ne contribuent pas à la création de richesses, car tous ne sont pas en âge de travailler, et pour ceux qui le sont, tous ne travaillent pas. D’où la nécessité de décomposer le PIB par habitant en deux parties : le PIB par emploi (appelé aussi la productivité apparente du travail, plus proche de l’idée de performance économique, même si nous allons avoir ensuite que pas totalement, loin de là), d’un côté, et le ratio emploi par habitant, de l’autre. Le PIB par habitant est le produit de ces deux termes.

On constate alors que le PIB par emploi de l’Ile de France (111 073€) n’est plus égal à deux fois celui du reste de la France métropolitaine (72 886€), il est 1,5 fois plus élevé. Même si elle reste très importante, la différence est divisée par deux. Le reste est dû au ratio emploi par habitant, qui est 1,3 fois plus élevé en Ile-de-France (51,9 emplois pour 100 habitants) que dans le reste de la France métropolitaine (40 emplois pour 100 habitants). Le PIB par habitant est donc le nom, en partie, de choses très éloignées de la performance économique, en lien avec le rapport observé sur un territoire donné entre le nombre d’emplois et le nombre d’habitants, rapport sur lequel je reviendrai plus loin.

La deuxième raison est liée aux effets de spécialisation : un PIB par emploi supérieur en A à ce qu’il est en B peut résulter du fait non pas qu’on est plus performant en A qu’en B, mais que la région A est plus spécialisée que B dans les secteurs à forte productivité apparente du travail. Le PIB par habitant de l’Ile-de-France est donc le nom, aussi, de la division régionale du travail, avec certains secteurs plus présents dans la région capitale, et d’autres plus présents dans les autres régions, secteurs qui comprennent des établissements qui travaillent ensemble et qui rendent donc indissociables des territoires qu’on a trop tendance à séparer. L’agriculture est environ 20 fois moins présente en Ile-de-France qu’ailleurs, l’industrie 1,6 fois moins présente (notamment l’industrie agro-alimentaire plus de 3 fois moins présente), tandis que le secteur de l’information-communication y est près de deux fois plus présent et celui de la banque, de la finance et des assurances 1,8 fois plus.  Nous avions fait le calcul dans un article pour la revue de l’OFCE, à l’époque ces effets de composition réduisaient d’un tiers environ la surperformance apparente de l’Ile-de-France, on tomberait donc avec les chiffres actuels à un rapport autour de 1,3 fois le PIB par emploi hors effets de composition (ce serait à vérifier bien sûr, ça a pu changer un peu).

La troisième raison, non évoquée par l’INSEE, est d’une importance  cruciale : en fait, il n’est pas possible de calculer un PIB régional stricto sensu, c’est-à-dire de faire la somme des valeurs ajoutées des entreprises d’une région, parce que beaucoup d’entreprises détiennent des établissements dans plusieurs régions, et qu’on ne dispose pas d’une comptabilité par établissement, mais par entreprise. Comment calculer malgré tout un PIB régional ? Ce que fait l’INSEE, et c’est la moins mauvaise solution, c’est de ventiler la valeur ajoutée localisée au siège social de l’entreprise au prorata de la masse salariale versée dans ses différents établissements.

Cette façon de faire est acceptable si on considère que les différences de salaires correspondent à des différences de productivité, mais c’est une hypothèse quelque peu héroïque, notamment quand on parle des traders de la finance, de l’état-major des grands groupes, du salaire des superstars, …, pratiquement tous localisés en France dans la région capitale : toujours dans le même article, nous avions montré que les deux-tiers des 1% des salaires les plus hauts et les quatre cinquièmes du 0,1% des salaires les plus hauts étaient localisés en Ile-de-France. Ajoutons à cela le fait que les salaires parisiens sont en moyenne plus élevés parce que le niveau des prix est également plus élevé, d’environ 9% estime l’INSEE (voir ici par exemple), sans lien, là encore, avec les niveaux de productivité des salariés.

Pour autant, comme les masses salariales sont la clé de répartition de la valeur ajoutée, la région Ile-de-France récupère beaucoup de la valeur ajoutée des entreprises, si bien que le calcul de la productivité apparente du travail (le terme « apparent » devient particulièrement important) s’appuie sur des différences de salaires censées en rendre compte, alors que, pour partie, ces différences n’ont rien à voir avec elle. On peut donc dire que le PIB par habitant de l’Ile-de-France est aussi, pour partie, le nom de la concentration géographique de l’élite du pays (élite économique, artistique, médiatique ou encore de la haute administration), qui bénéficie de salaires peu liés à une quelconque productivité et plus généralement des inégalités de revenu issu du travail non liées totalement aux différentiels de productivité.

La ventilation de la valeur ajoutée au prorata des rémunérations versées pose un autre problème quand on veut parler de productivité : elle désavantage les régions où les processus productifs sont plus intensifs en capital et, en dynamique, celles pour lesquelles l’intensité capitalistique augmente. Imaginez une entreprise qui détient deux sites, dans deux régions différentes A et B. Le site de production en B investit dans de nouvelles machines, automatise le processus, réduit ses effectifs. Le site de commandement en A est inchangé. Implication : hausse de la valeur ajoutée et de la productivité apparente en A et baisse de la valeur ajoutée et de la productivité apparente en B. Pour pallier ce problème important, il faudrait évaluer la productivité totale des facteurs, mais on ne dispose pas des données pour cela à l’échelle des régions.

Revenons à l’autre ratio qui influe sur les différences de PIB par habitant : le ratio emploi par habitant. Il dépend lui-même de plusieurs éléments (sa décomposition est précisée dans le document), notamment du rapport entre le nombre d’emplois et le nombre d’actifs occupés, et le rapport entre le nombre de personnes en âge de travailler et le nombre d’habitants, deux ratios plus élevés en Ile-de-France que dans le reste de la France métropolitaine.

S’agissant du rapport entre nombre d’emplois localisés en Ile-de-France et nombre d’actifs occupés résidant en Ile-de-France, la valeur élevée du ratio (1,05 en Ile-de-France contre 0,96 ailleurs en France métropolitaine) s’explique par le fait que de nombreuses personnes travaillent dans la région capitale mais résident dans des régions limitrophes. Mécaniquement, ceci fait monter le ratio emploi par habitant et donc le PIB par habitant. J’ai cependant un problème avec la façon dont l’INSEE en parle, en disant que Paris « attire des travailleurs résidant dans les régions voisines, notamment en Bourgogne-Franche-Comté, Centre-Val de Loire et dans les Hauts-de-France », affirmation reprise par certains médias, par exemple ici. C’est aller bien vite en besogne d’affirmer que « Paris attire », car on peut tout aussi bien dire que « Paris repousse » des personnes qui travaillaient sur Paris, qui ne peuvent plus y vivre compte-tenu du prix de l’immobilier et qui donc s’éloignent, se localisent dans les régions limitrophes, en allongeant ce faisant leurs trajets domicile-travail. On ne peut pas trancher entre les deux processus, celui d’attraction par l’emploi ou de répulsion résidentielle, les deux existent, ils conduisent tous deux à l’augmentation du ratio emploi par habitant et donc à celui du PIB par habitant, qui est pour partie le nom des mobilités interrégionales domicile-travail. A noter que ce n’est pas la première fois que la façon dont l’INSEE mobilise le terme “attractif” me pose problème, j’en avais parlé au sujet de ce que je considère comme les très mal nommées “aires d’attraction des villes”.

S’agissant du rapport entre personnes en âge de travailler et nombre d’habitants, si sa valeur est forte sur l’Ile-de-France (65,5% contre 61,3% ailleurs en France métropolitaine), c’est aussi parce que les retraités quittent la capitale lors du passage à la retraite pour couler des jours heureux ailleurs, notamment sur les littoraux de l’Ouest et du Sud. Là encore, ceci se traduit par un PIB par habitant plus élevé que pour une région qui ne connait pas une telle « fuite » de ses retraités, le PIB par habitant est cette fois, pour partie, le nom des mobilités résidentielles des personnes passant à la retraite.

Au total, le PIB par habitant de l’Ile-de-France est le nom de processus géographiques complexes, non réductibles à une question de performance économique : il est le nom d’un vaste marché du travail où exercent des personnes qui pour partie résident ailleurs, par choix ou par nécessité ; il est le nom d’une région dans laquelle on ne reste pas pour finir ses vieux jours ; il est le nom de l’éclatement géographique des processus productifs et des spécialisations territoriales associées ; il est le nom de la concentration géographique de l’élite économique, politique, médiatique, …, à très hautes rémunérations ; il est le nom des inégalités de salaires non liées aux différentiels de productivité ; il est le nom de prix à la consommation plus élevés sur Paris qu’ailleurs. Avec comme enjeu évident l’analyse fine de ces processus complexes et interdépendants, et la nécessité d’en tirer des implications en termes d’action. Je ne suis pas sûr que cela soit réellement fait.


[1] Je m’appuie pour cela sur une analyse et une décomposition du PIB par habitant que nous avions proposée avec Michel Grossetti dans un article pour la Revue de l’OFCE, décomposition que l’INSEE reprend en partie.