Louis Maurin m’a contacté il y a quelques jours pour me demander s’il était possible d’actualiser les chiffres datant de 2010 publiés dans cet article, sur la composition sociale des territoires. L’enjeu notamment est d’interroger un discours selon lequel les catégories populaires seraient concentrées dans le rural (la “France périphérique”), qu’elles auraient été chassées des plus grandes villes, au sein desquelles on ne trouverait plus qu’une élite mondialisée ou des bobos déconnectés.
Son mail est bien tombé, pile au moment d’une petite insomnie. J’ai donc décidé d’analyser la géographie des catégories sociales, avec un focus sur les différences rural-urbain. J’ai exploité pour cela les données sur la population active occupée du recensement millésime 2020 à la commune[1]. J’ai par ailleurs retenu comme définition du rural et de l’urbain la grille communale de densité : les communes dites urbaines sont les communes très denses ou de densité intermédiaire, les communes dites rurales sont les communes peu denses[2]. J’ai également introduit une distinction importante entre lieu de résidence et lieu de travail : des actifs peuvent en effet habiter une commune rurale mais travailler dans une commune urbaine, ou inversement.
Toutes catégories confondues, un tiers des actifs occupés réside dans le rural et deux tiers dans l’urbain. Quand on analyse les lieux de travail plutôt que les lieux de résidence, les proportions sont respectivement d’un cinquième dans le rural et de quatre cinquièmes dans l’urbain, signe d’une concentration géographique de l’emploi dans l’urbain plus forte que celle de la population.
L’analyse par catégorie sociale montre que, sans surprise, les agriculteurs exploitants résident et travaillent essentiellement dans des communes rurales, autour de 85% (en creux, cela signifie quand même qu’environ 15% des agriculteurs sont des urbains). Pour toutes les autres professions, c’est la localisation dans l’urbain qui est majoritaire, dans des proportions certes variables, mais avec un minimum de 58% pour les ouvriers localisés à leur résidence.
On observe également des écarts importants entre lieux de résidence et lieux de travail pour toutes les professions, d’où l’intérêt de la distinction : l’écart monte à 15 points de pourcentage pour les professions intermédiaires, qui sont 17% à travailler dans le rural mais plus de 32% à y résider, il est encore de 10 points pour les cadres et professions intellectuelles supérieures, qui sont deux fois plus nombreux à résider dans le rural (20%) qu’à y travailler (10%).
Le Tableau 2 présente en complément, à partir des mêmes chiffres, la composition sociale des territoires, au lieu de résidence et au lieu de travail. S’il existe des différences entre rural et urbain, il convient de ne pas les exagérer : les cadres et professions intellectuelles supérieures ne sont pas absents du monde rural, puisqu’environ 1 habitant sur 10 y travaille ou y réside, et inversement, les catégories dites populaires (employés et ouvriers) sont loin d’être absentes du monde urbain, puisqu’elles représentent autour de 45% de la population et de l’emploi de ces communes.
Le Tableau 3 complète les deux premiers en présentant les résultats à un niveau plus détaillé de la grille de densité, du niveau de densité le plus fort (grands centres urbains) au niveau le plus faible (rural à habitat très dispersé). Les 4 premiers niveaux correspondent à l’urbain, les 3 derniers au rural. Si on se focalise sur les catégories dites populaires, on constate que plus d’un ouvrier sur 4 et plus d’un employé sur 3 habitent dans un grand centre urbain (le tableau reprend les chiffres au lieu de résidence, pas au lieu de travail).
Le tableau 4 présente à partir des même chiffres la composition sociale des territoires (lecture colonne). Les ouvriers sont sous-représentés dans les grands centres urbains et les ceintures urbaines, mais ils représentent cependant une fraction non négligeable des habitants (a minima près de 15% des habitants des grands centres urbains). C’est encore plus vrai pour les employés.
Il convient donc de ne pas caricaturer la composition sociale des territoires (« les cadres sup sont tous dans l’urbain », « les classes populaires sont toutes dans le rural »), ni assigner les personnes à un type d’espace, alors que, souvent, elles circulent de différentes façons entre rural et urbain.
[1] Source : https://www.insee.fr/fr/information/7619431
[2] Pour des éléments de définition et une discussion de l’intérêt et des limites de cette définition, voir Olivier Bouba-Olga, « Qu’est-ce que le « rural » ? Analyse des zonages de l’Insee en vigueur depuis 2020 », Géoconfluences, mai 2021 (lien).