Les territoires de l’innovation



Nouvel article de recherche intitulé "Les Territoires de l’Innovation", paru dans la Revue Economique et Sociale, 64(3), p. 53-58. C’est un petit article qui insiste sur les limites actuelles des politiques en termes de Pôles de Compétitivité (vision étroite de l’innovation et biais du localisme notamment). Si vous êtes intéressés, envoyez-moi un mail, je vous transmettrai une version préliminaire de l’article.

add : je viens de trouver comment mettre en ligne sur over-blog des fichiers de toute nature… plutôt que de m’envoyer un mail, cliquez-ici pour obtenir la version préliminaire de l’article. Toute remarque est bienvenue!

 

La Vienne dans la tempête : complément #1

Petit complément pour développer la réponse à la question « sur quels secteurs d’avenir la Vienne peut-elle miser ? », car les propos repris dans la NR ne me paraissent pas satisfaisants.

Le point essentiel est le suivant : quand les politiques s’interrogent sur le ou les secteurs à soutenir, ils adoptent souvent des comportements mimétiques. Tous regardent du côté des secteurs porteurs en terme de demande, et rêvent de développer localement un pôle spécialisé dans ce ou ces secteurs. Ceci pose deux problèmes : on assiste d’abord à un accroissement de la concurrence territoriale, puisque chaque territoire veut son pôle en biotechnologies, multimédia, nouveaux matériaux, etc. On sait ensuite que toutes les régions ne partent pas d’un pied d’égalité : en matière de biotechnologie, par exemple, Poitou-Charentes dispose de moins de ressources (au sens large) que des régions comme Rhône-Alpes ou l’Alsace (doux euphémisme…). Est-ce à dire qu’il ne faut rien faire en la matière ? Non, mais qu’il faut se poser la question de la spécialisation plus précise dans le domaine, en s’interrogeant également sur la façon de se raccrocher aux pôles les plus compétitifs déjà existants (on sort dès lors des logiques de pôles, au profit de logiques de réseaux).

Il existe de plus une autre façon d’identifier les secteurs clés : en partant de l’existant, c’est-à-dire en repérant les secteurs surreprésentés localement, et en considérant que cette surreprésentation est un marqueur de la présence de ressources locales spécifiques. Des outils statistiques existent depuis longtemps pour se livrer à un tel exercice. Les données statistiques également, qu’il s’agisse des données Insee, Sessi, Banque de France, …. C’est à un tel travail que nous nous sommes livrés en nous focalisant sur l’industrie de Poitou-Charentes à partir de données Sessi (voir un billet précédent et le document disponible ici). Une première étape dans le travail de diagnostic territorial que tous les acteurs semblent appeler de leurs vœux consisterait donc à actualiser cette analyse statistique en l’élargissant à l’ensemble des secteurs d’activité.

 Ce travail d’identification des secteurs clés n’est bien sûr qu’une première étape : il convient ensuite de mener des analyses plus qualitatives afin de décrypter les dynamiques sectorielles globales, de repérer le positionnement des entreprises picto-charentaises dans leur secteur d’appartenance, puis de définir des pistes d’action publique afin d’accompagner, voire d’orienter, les évolutions en cours. Là encore, l’économie a développé depuis longtemps des outils d’analyse performants, mais les collectivités ne semblent pas véritablement les mobiliser. Sans doute peut-on imaginer des partenariats efficaces entre collectivités et laboratoires de recherche de l’Université afin d’avancer dans cette direction.

Délocalisations : les actionnaires coupables?


Le numéro de novembre de la revue Sciences Humaines est dans les kiosques. Au sommaire, un dossier sur les nouvelles formes du capitalisme (€). Dans le dossier, une interview de Richard Senett, sociologue, sur les failles culturelles du nouveau capitalisme, un article de Bruno Amable intitulé "Le modèle européen ébranlé", et un article d’un certain Olivier Bouba-Olga intitulé "Délocalisations : les actionnaires coupables?"

L’objectif de cet article est de relativiser la thèse selon laquelle nous serions entrés dans un capitalisme patrimonial, au sein duquel les actionnaires auraient tous les pouvoirs et seraient donc à l’origine de tous nos maux. Ce n’est pas (encore) le cas, n’en déplaise à Jean Peyrelevade, ou Patrick  Artus et Marie-Paule Virard.

Exemple d’actualité : l’entreprise Aubade, dont j’ai parlé il y a quelques jours (fermeture du site de la Trimouille (86) et délocalisation vers la Tunisie). Certains ont dénoncé dans les médias picto-charentais des "licenciements boursiers". On peut en douter. Petite enquête sur le contrôle de l’entreprise…

En 1875, le Docteur Bernard créé une entreprise de fabrication de Corsets qui deviendra Aubade en 1958. Depuis, se succèdent à sa tête trois génération de Pasquier (la petite dernière étant Ann-Charlotte). En juillet 2005, Aubade a été rachetée par le groupe suisse Calida. La question du contrôle d’Aubade est dès lors déplacée : qui contrôle Calida?

A la tête du groupe, on trouve la société Calida Holding AG, dont le capital est détenu à 36,2% par la famille Kellenberger. Les autres actionnaires ont tous moins de 5% du capital. Calida Holding détient la totalité du capital d’autres entités du groupe, certaines spécialisées dans la production, d’autres dans la vente, d’autres encore dans la publicité, etc… Une de ces entités, détenue à 100% par Calida Holding, est la société Calida France SAS. Cette société, à son tour, détient 100% du capital de Aubade France SAS qui détient elle-même la totalité (en fait de 99 à 100% selon les cas) du capital des sociétés de l’ex-groupe Aubade. La division vente de la branche Aubade est dirigée par Claude Flauraud. Les divisions Marketing et Management des produits sont dirigées par Ann-Charlotte Pasquier.

Petit schéma récapitulatif :


Le groupe Calida est donc un groupe à contrôle familial, largement à l’abri de la "dictature" des marchés financiers. Comprendre le choix de délocalisation suppose donc de regarder dans une autre direction : non pas du côté des marchés financiers, mais du côté de la sphère réelle, en s’interrogeant sur la stratégie industrielle suivie par l’entreprise. La suite au prochain numéro…

Coûts cachés

Je l’ai dit souvent sur ce blog, expliquer les délocalisations par les différentiels de coût du travail n’a pas de sens : il faut intégrer d’une part les différentiels de productivité et d’autre part les coûts de la coordination à distance liés à la délocalisation (coûts de transaction).
Si on peut espérer que les responsables d’entreprises intègrent les différentiels de productivité avant de prendre une décision, on peut s’interroger sur leur prise en compte des coûts de la coordination à distance. C’est d’une certaine façon ce qui ressort d’un de mes derniers billets sur les problèmes de qualité. C’est ce qui ressort également d’une étude de McKinsey [1] réalisée aux Etats-Unis en 2005.

Graphique et explications :

Le Cabinet d’étude compare, pour deux secteurs d’activité (fabrication de plastique et habillement) les coûts liés à une production en Californie (Cal. sur les graphiques) et les coûts liés à une fabrication en Asie.
Première colonne : les gains de coût perçus par les responsables d’entreprises en délocalisant. 22% dans la fabrication de plastique, 50% dans l’habillement.
Deuxième colonne : les gains en intégrant les coûts complets, c’est à dire les surcoûts liés à la logistique, assurance, formation, défauts, etc… Ces coûts complets sont la somme des coûts de production et des coûts de transaction, ils sont souvent sous-estimés par les entreprises.
Troisième colonne, les gains de "coût complets réels après lean".

La lean production correspond à un mode d’organisation de la production ("production au plus juste") introduit par Toyota et destiné à réduire les délais, les stocks et à améliorer la qualité des produits. Et si les firmes occidentales, dans tout un ensemble de secteurs, en voient bien les avantages, elles ont parfois du mal à le mettre en oeuvre.

Ce que suggère l’étude McKinsey, c’est que les entreprises auraient intérêt à mettre dans la balance la réduction potentielle des coûts liée à cette nouvelle forme d’organisation. Au final, le différentiel de coût entre délocaliser en Asie, d’une part, ou rester aux Etats-Unis avec travail de réorganisation de l’activité, d’autre part, est considérablement réduit : 3% dans le plastique, 13% dans l’habillement. Dans certains cas, l’écart résiduel reste suffisant pour que le choix se porte sur la délocalisation (l’écart de 13% dans l’habillement). Dans d’autres cas, il est "négligeable" (l’écart de 3% dans le plastique) voire favorable aux pays développés,  surtout si l’on garde en tête que l’étude de McKinsey relève d’un travail de "statique comparative", qui néglige la dynamique des coûts.

Ceci permet de comprendre pourquoi, au final, les délocalisations vers les pays en développement pèsent peu. Ceci montre aussi que si des adaptations sont nécessaires côté pays développés, elles consistent moins à faire pression à la baisse sur les salaires qu’à faire évoluer les modes d’organisation dans l’entreprise et entre les entreprises…

Notes

[1] McKinsey, "California Manufacturing Competitiveness Initiative", 2005

La pizza, le pneu et le soutien-gorge…

Quel point commun ? Le département de la Vienne.

* les pizzas, c’est pour le groupe Marie, qui a annoncé hier la suppression de 171 emplois à Mirebeau et à Airvault.
* le pneu, c’est pour le groupe Michelin, dont la direction a été assignée en justice par les syndicats pour obtenir l’annulation d’une restructuration qui a conduit, il y a un an environ, au transfert de l’activité  localisée à Poitiers sur le site de Tours.
* le soutien-gorge, c’est pour l’entreprise Aubade, détenue par le groupe suisse Calida : 180 licenciements et fermeture du site de la Trimouille, délocalisation en Tunisie.

Inutile de vous dire que les réactions des politiques fusent. Je me concentre sur Aubade, quelques extraits :

* Ségolène Royal, présidente du Conseil Régional, propos repris ce matin dans La Nouvelle République du Centre Ouest (10/10/2006, p. 3) : "nous sommes dans un pays de droit, une entreprise qui fait des bénéfices ne peut licencier massivement."
* Alain Fouché, président du Conseil Général : "il faut bloquer cette décision prise trop rapidement et de façon trop autoritaire. Il faut qu’il y ait un moratoire de ces licenciements"
* Jean-François Macaire, premier secrétaire PS de la Vienne, vice-président du Conseil Régional : "le groupe Aubade Calida dont le capital est à 60% d’actions et 40% familial s’inscrit dans la logique de marges et répond certainement à des concentrations d’entreprises toujours plus denses qui créent des situations de quasi-monopole, engendrant des guerres féroces entre ceux qui restent pour se partager la part du marché à quelques uns (…) Nous manquons toutefois d’explications sur la logique de délocalisation d’Aubade vers les pays à faible coût salarial. Qui sera destinataire de ces marges résultant de l’économie de main d’œuvre ? Le consommateur ? Verrons nous demain, dans nos magasins, le prix de vente de cette lingerie de luxe baisser de façon significative ? Nous restons évidemment sans réponse… » (NR, 7 et 8 octobre 2006, p. 3)

Bref, comme le dit le journaliste de la NR, les élus, tous bords confondus, "sont révoltés contre ces licenciements injustifiés car la marque Aubade fait des bénéfices" (NR, 10/10/2006, p.3).

Bon, l’envie m’en démange, mais je ne commente pas plus avant : en effet, hasard de calendrier, une table ronde est organisée à l’Espace Pierre Mendès-France de Poitiers, jeudi 12 octobre, de 18h30 à 20h, à l’occasion de la sortie du numéro spécial de la Revue Economie et Société auquel différents chercheurs de la faculté de sciences économiques de Poitiers ont contribué. Numéro spécial et table ronde intitulés … Globalisation et gouvernances territoriales.

Avec comme participants, outre votre humble serviteur,  Jacques Léonard, directeur du laboratoire de la fac, Jean-François Macaire (cité ci-dessus), Alain Fouché (cité ci-dessus – add : il a décliné et sera remplacé par Jean-Yves Chamard, député UMP de la Vienne), Claude Rouleau (ancien président du Conseil Economique et Social Régional, l’actuel (Pierre Guénand) étant pris par ailleurs). Le tout animé par Marc Dejean, directeur départemental de la NR.

Nul doute qu’il y sera question des affaires Marie et Aubade (il en a déjà été longuement question lors de l’interview que Jacques Léonard et moi-même avons accordée à Marc Dejean, interview à paraître dans la NR demain matin 11 octobre). L’entrée est libre et gratuite (la table ronde s’inscrit dans le cadre de "la fête de la science"), les lecteurs poitevins de mon blog sont cordialement invités. Pour les autres, promis-juré, je reviens avec un billet compte-rendu de la table ronde très vite, puis, dans la foulée, avec un billet sur le cas Aubade.

Audience du blog

Pour la première fois ici, quelques stats sur l’audience. Histoire de dire qu’un blog d’économiste, ça attire finalement pas mal de monde.
Bon, j’ai commencé le 10 février 2006, avec 2 visiteurs (moi compris, bien sûr) et 26 pages vues (j’ai dû regardé 25 fois la page, histoire de voir si ca marchait et comme c’était joli!). Le 11/02, je suis passé à 5 visiteurs (sûr que Le Monde titrerait "explosion du nombre de visiteurs : +150% en une journée!" – cf. ici et pour comprendre), puis 1 (moi, sûrement), puis 13, etc… Ensuite, crise du CPE aidant, j’ai eu pas mal de temps pour rédiger des billets, qui ont attiré pas mal d’étudiants ayant eux aussi du temps à perdre. Eté plus calme, puis redémarrage en trombe depuis septembre.

Plus précisément, en 233 jours (10/02 au 30/09), ce blog a attiré 43 013 visiteurs uniques, qui ont regardé 224 356 pages, soit en moyenne 5 pages par visiteur par jour. Ils ont regardé l’un des 97 billets que j’ai posté, et déposé 879 commentaires, soit 9 commentaires par billet en moyenne.

Tableau récapitulatif par mois des visiteurs uniques et des pages vues :

mois visiteurs uniques pages vues
février 216 1 077
mars 3 218 15 837
avril 4 750 25 594
mai 6 953 39 556
juin 6 343 30 019
juillet 4 904 24 145
août 5 858 30 246
septembre 10 771 57 882
total 43 013 224 356

Trois jolis graphiques ensuite, chiffres au jour le jour. Nombre de pages vues au quotidien, avec en trait gras la moyenne mobile sur 10 jours (ce qui permet de lisser les résultats). Figure également sur le graphique la droite de régression des pages vues par rapport au temps, ce qui permet de mettre en évidence la tendance de la série (en l’occurrence, ici, trend ascendant).



idem pour le nombre de visiteurs uniques.


dernier graphique, le rapport entre pages vues et visiteurs uniques :

Relative stabilité autour de 5 pages vues par visiteur unique.

Bon, exercice un peu narcissique, qui a surtout pour but d’inciter des collègues à tenter l’aventure, on se sentirait moins seuls! 

Le papy boom, un levier pour la délocalisation?



Le papy boom, un levier pour la délocalisation? C’est en gros la question que m’a posée la semaine dernière un journaliste de libé pour alimenter sa réflexion suite, notamment, à l’annonce par Axa quer sur les 3 000 départs en retraite prévus à l’horizon 2012, 1 500 postes seront délocalisés au Maroc…

Ce à quoi je lui ai répondu à peu près dans cet ordre :
1. Les départs massifs en retraite donnent effectivement de la souplesse aux entreprises pour se réorganiser. Elles le font déjà, la réorganisation pourrait s’accélerer.

2. Ne pas croire cependant que l’on est dans une économie du tout délocalisable. La réorganisation va affecter plus particulièrement certains métiers, certaines tâches (cf. le billet précédent). D’où de l’externalisation auprès d’entreprises françaises dans certains cas, étrangères dans d’autres cas. D’où des besoins importants en main d’oeuvre qualifiée aussi.

3. Ne pas croire cependant que le papy boom va conduire à un problème général de recrutement qui obligerait les entreprises à délocaliser (ou, autre idée reçue ayant pas mal circulée, que le Papy boom est synonyme de fin du chômage) . Une étude récente de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (depp, Ministère de l’éducation nationale) montre que "sur la période 2002-2015, les recrutements de jeunes sortant du système éducatif pourraient représenter un flux annuel d’entrées dans l’emploi se situant légèrement au-dessous de 600 000. Ces besoins seraient vraisemblablement inférieurs aux flux de sortie du système éducatif qui pourraient être d’environ 680 0000." Les problèmes à venir sont donc plus des problèmes "locaux" (problèmes dans certains secteurs et/ou sur certains territoires).


Vous pouvez retrouver en partie ces idées dans un article paru vendredi dernier, signé par Florent Latrive et Judith Rueff, au milieu d’autres exemples plutôt intéressants.

PS : quel succès médiatique des économistes bloggeurs! à peu près en même temps, Econoclaste se faisait interviewé sur France Inter. J’en profite pour recommander vivement et explicitement à tout étudiant d’économie qui traînerait ici de prendre une dose d’Econoclaste matin, midi et soir pendant toute l’année universitaire, amélioration des résultats universitaires garantie!

Le Renard et le Hérisson

[La première partie de ce billet reprend très largement un article de John Kay]

 Vous le savez sans doute, les prévisions des experts, notamment économiques se révèlent souvent fausses. Si vous ne le saviez pas, Philip Tetlock le montre clairement dans son dernier ouvrage Expert Political Judgment. Mais il fait plus que cela : il explique pourquoi.

 En fait, dit-il, les experts consultés sont souvent de mauvais experts. Mieux encore : plus ils sont mauvais, plus il sont consultés. Plutôt politiquement incorrect, me direz-vous, mais la démonstration est assez convaincante.

Il effectue d’abord des tests psychologiques pour déterminer deux catégories d’individus : les Hérissons et les Renards.  Si vous êtes plutôt d’accord avec cela : « c’est pénible d’entendre des gens ne pas parvenir à se faire une opinion » et « l’erreur la plus fréquente en matière de décision consiste à abandonner trop vite une bonne idée », vous êtes un Hérisson. Si au contraire, vous êtes plutôt du genre « dans la plupart des conflits, j’arrive à voir dans quelle mesure les deux parties ont raison » et « je préfère interagir avec des personnes ayant des idées très différentes des miennes » ; vous êtes plutôt Renard.

 Autrement dit, en forçant à peine le trait, le Hérisson se caractérise par le fait qu’il a une et une seule règle de décision en tête, qu’il voit tout ce qui valide sa règle et dispose d’explications toutes prêtes en cas de défaillance de sa règle. Pendant ce temps le Renard collecte de l’information de différentes sources, révise son jugement en fonction de ces informations et envisage un large ensemble des possibles.

 Bien, quid des prédictions de nos deux animaux ? Et bien, figurez-vous que les prédictions du Renard sont meilleures que celles du Hérisson… mais que les caractéristiques du Hérisson sont exactement celles que recherchent les leaders de tous horizons. Ce que John Kay, dans un billet pour le Financial Times sur l’ouvrage de Tetlock, explique ainsi :

But these hedgehog characteristics are exactly those that politicians, journalists and business leaders demand of advisers and commentators. Harry Truman famously sought a one-armed economist, who would never say: On the one hand, then on the other. Broadcast media look for snappy soundbites. Corporate executives demand the "elevator pitch" for new ideas. Fund managers want specific forecasts. Business audiences do not want to hear that the world is a complex and uncertain place. But, unfortunately, it is.

 Et de citer le hérisson politique, qui envahit l’Irak, le hérisson des affaires, qui délocalise en Chine, le hérisson financier, qui investit dans la nouvelle économie, etc.

 

Bon, inutile de dire qu’en France, les hérissons sont légion. Je n’évoquerai qu’un exemple récent: le problème des méthodes d’apprentissage de la lecture…

 Grave problème pour l’éducation nationale : les difficultés de lecture des jeunes entrant en sixième (15 à 20% des élèves auraient des difficultés pour lire et écrire selon le ministère). Hérisson-de Robien a trouvé sa règle de décision : les difficultés de lecture résulte de la méthode d’apprentissage en vigueur dans les écoles, à savoir la méthode globale. D’où la proposition du Hérisson

« je veux qu’on abandonne partout où elle existe encore la méthode globale ou assimilée et qu’on revienne au début de l’apprentissage de la lecture à la méthode phonique ou syllabique, le b-a-ba. » (source ici).

Question du journaliste du Figaro : « Beaucoup d’enseignants disent que ce débat est dépassé car la méthode globale ne serait plus appliquée. »

Réponse du Hérisson, qui, je vous le rappelle, dispose d’explications toutes prêtes en cas de défaillance de sa règle :

C’est une posture idéologique. Je leur rappelle qu’ils sont fonctionnaires de l’Etat. Je les invite à prendre connaissance des modifications des programmes de la République. On ne peut plus admettre que 15 à 20% des écoliers arrivent au collège sans savoir bien lire et écrire. J’ai demandé que les professeurs réapprennent les lettres aux enfants puis les syllabes puis les mots et enfin la phrase et le sens. C’est la meilleure méthode, selon les scientifiques que j’ai consultés. J’assurerai personnellement le suivi de cette réforme, je vérifierai que mes instructions sont appliquées. J’ai donné des consignes aux inspecteurs d’académie et aux recteurs.

 Et attention à ne pas s’opposer : Roland Goignoux, professeur d’IUFM, n’a pas été reconduit comme enseignant à l’Ecole supérieure de l’Education Nationale pour … avoir écrit un livre. Motif invoqué par le directeur de cette école :

« à la lecture de son dernier ouvrage, j’ai estimé que certains passages allaient à l’encontre des propos du ministre de l’Education ». (lu dans la Nouvelle République du Centre Ouest, 27 septembre 2006, p. V).

 Pour vous faire une idée de la dangerosité de cet individu, je vous invite à consulter ce site. Extraits :

Aucune étude de neurosciences n’a porté, à ma connaissance, sur le rapport entre les pratiques pédagogiques des maîtres de cours préparatoire et le fonctionnement du cerveau. Il y a, entre ces deux questions, un nombre considérable de niveaux d’analyse qui sont loin d’être maîtrisés et encore moins d’être modélisés simultanément !

(…)

Est-ce que pour autant les résultats des sciences cognitives permettent de conclure à la supériorité de telle ou telle méthode ? Non, bien sûr, et je partage sur ce point l’avis de Franck Ramus lorsqu’il affirme dans Le Figaro : « À l’heure actuelle, les recherches en neurosciences ne sont pas assez avancées pour valider ou invalider telle ou telle pratique ». Tout au plus, me semble-t-il, permettent-elles d’indiquer les composantes de la lecture que la pédagogie n’a pas le droit de négliger si elle ne veut pas prendre le risque de pénaliser les élèves. C’est plus modeste mais plus rigoureux.

(…)

Si aucune étude comparative des méthodes de lecture en pays francophones n’a permis d’établir la supériorité de l’une par rapport à l’autre, ce n’est pas parce que toutes les pratiques se valent mais parce que la variable « méthode », trop grossière et mal définie, n’est pas une variable pertinente pour une telle recherche. Pour comprendre ce qui différencie véritablement les choix pédagogiques opérés par les maîtres et pour évaluer leurs effets sur les apprentissages des élèves, il est nécessaire de substituer à cette approche en termes de « méthode » une analyse reposant sur l’examen simultané de nombreux indicateurs. Et de ne pas se contenter des déclarations des enseignants mais d’observer le détail de leurs pratiques effectives.  Pourquoi ne proposerions-nous pas ensemble au ministre de conduire une telle recherche ?

 Roland Goignoux a un côté Renard, forcément déplaisant pour notre Ministre-Hérisson…

Quant à la proposition de Goignoux de conduire une recherche sur ce thème, on peut anticiper la réponse : à quoi bon une nouvelle étude ? Après tout, comme l’a affirmé notre Premier Ministre sur un autre sujet, « une étude ne fait pas le printemps, pas plus qu’une hirondelle »… (source). Beau réflexe de Hérisson…

Complément de dernière minute : Le World Economic Forum a publié son nouveau classement des pays. La France est au 18ème rang. Chute de 6 places. Problème évoqué, entre autres : "la France souffre d’un manque d’efficacité et de flexibilité" sur le marché du travail (voir ici ce que je dis de la confusion flexibilité des entreprises – flexibilité du marché du travail). Econoclaste se désespère de ce genre de classement. Je partage son sentiment et ses remarques. Voir ce que je disais du classement Banque Mondiale dans un précédent billet. A noter que le classement du WEF s’appuie pour une part importante sur une enquête à dire d’experts. 11 000 "business leaders" interrogés dans 125 pays. Soit une moyenne de 88 experts par pays. J’aimerais bien avoir la liste des leaders français. En tout cas, ça nous fait un sacré troupeau de hérissons…

Made in Quality

Idée reçue souvent abordée sur mon blog : la désindustrialisation des pays développés, au profit des PECO ou des pays d’Asie, notamment la Chine.

L’enquête annuelle d’IBM sur les investissements industriels permet une fois de plus de balayer cette idée : en 2005, l’Europe a attiré 39% des investissements directs d’entreprises multinationales, contre 31% pour l’Asie. Ces projets d’investissements concernent trois types d’activité : la Recherche et Développement, les services aux entreprises (centres d’appels, centres de services partagés) et la production industrielle (usines, infrastructures, bâtiments et matériel). (informations vu ici).

L’Usine Nouvelle n°3023 du 21 septembre 2006 précise les résultats sur l’Europe : la France arrive en tête avec 21% de l’ensemble (253 implantations), suivie de la Pologne avec 12%, le Royaume-Uni 11%, la République Tchèque 7% et la Russie 6%. 

Bref, rien de nouveau sous le soleil (voir ici ) : la France reste très attractive. 

Soulignons cependant le commentaire du journaliste de l’Usine Nouvelle : « Malgré un coût du travail élevé, la France reste le pays européen préféré des investisseurs étrangers dans l’industrie ». Manifestement, la rationalité des décisions d’implantation lui échappe…à moins que ce ne soit du second degré, et qu’il souligne avec cette formule que le coût du travail n’est pas le déterminant premier. J’en doute.

Pourtant, pour mieux comprendre la rationalité des décisions des entreprises, il lui suffisait de lire le dossier publié dans… l’Usine Nouvelle, même numéro, même date, sur la « qualité sacrifiée ».

Explications :

 En 2001, 76 produits non alimentaires ont été rappelés dans l’UE, en 2005 : 701. Dernier exemple en date : les batteries d’ordinateurs Dell et Apple fabriquées par Sony, d’où un rappatriement respectivement de 4,1 millions (Dell) et de 1,8 millions d’ordinateurs (Apple). Pour les produits alimentaires, 133 rappels en 2000, 956 en 2005.

Pourquoi cette explosion des chiffres ?

Une partie de l’explication tient à l’accroissement des contrôles, au durcissement de la règlementation, à la pression des populations, etc. Mais ce n’est qu’une partie de l’explication.

Une autre partie tient aux choix productifs des entreprises : dans les industries d’assemblage, les entreprises peuvent décomposer la fabrication du bien en différents composants, les faire fabriquer par des sous-traitants, puis les assembler à l’étape finale. Afin de disposer de composants au moindre coût, certaines entreprises ont opté pour un « sourcing » lointain, notamment en Chine, bien sûr. Plusieurs avantages : i) le faible coût de la main d’œuvre, certes ; ii) les possibilités d’économies d’échelle : les sous-traitants agrègent les différentes demandes du marché et bénéficient de rendements croissants, le coût de production unitaire diminue donc ; iii) le report de l’incertitude sur les sous-traitants : en cas de mauvaise anticipation de la demande, le donneur d’ordre réduit les commandes aux sous-traitants, à charge pour ce dernier de s’adapter.

Sauf que, dans leurs petits calculs, les entreprises oublient de comptabiliser l’ensemble des coûts, notamment des coûts liés à la baisse de qualité :

« en 2005, près de 50% des produits qui présentaient un risque sérieux pour les consommateurs étaient importés de pays situés hors de l’Union Européenne » (Markos Kyprianou, commissaire européen, propos repris dans l’Usine Nouvelle, p. 14).

Or, la Chine concentre 44% des produits défectueux…Le responsable d’une entreprise basée à Hong-Kong ajoute :

« Dans la téléphonie mobile, les Européens réalisent des audits dans leurs usines sous-traitantes chinoises. Après leur départ, la qualité s’effondre. Dans ce pays, les salaires augmentent, le turn-over est immense, la main d’œuvre n’est pas qualifiée et son efficacité minimum si elle n’est pas encadrée » (idem, p. 14).

Bon, je ne prend pas pour argent comptant les propos de ce responsable de PME ; où plutôt je ne généraliserais pas comme il le fait (« dans ce pays »), mais il est clair qu’à côté des coûts de production, les entreprises oublient souvent de comptabiliser ce que l’on appelle des coûts de coordination/de transaction. Cet oubli explique les problèmes qualité évoqués. Il explique aussi en partie le fait qu’une part non négligeable des IDE effectués en Chine (ce n’est pas le seul pays concerné) se soldent par un échec (j’ai vu traîner un chiffre de 1/3 dans une étude Ernst & Young (je crois), je n’arrive plus à mettre la main dessus, si quelqu’un a ça sous le coude…).

Et, à l’inverse, lorsqu’elles intègrent l’ensemble des coûts (coûts de production + coûts de transaction), elles aboutissent parfois à la conclusion qu’une localisation dans les pays développés est préférable à une localisation dans les pays en voie de développement … malgré un coût du travail élevé…

Dernier point, tout à fait essentiel, les positions des différents pays évoluent : les différentiels de salaires ont tendance à se réduire, car les gains de productivité dans les pays en développement se traduisent par des augmentations de salaires conséquentes (variables selon les pays, en fonction notamment des rapports de force entre les collectifs d’acteurs). Leur avantage initial a donc tendance à se réduire. A l’inverse, ces pays améliorent la qualité des biens fabriqués, cherchent à monter en gamme, s’engagent aussi dans des logiques d’innovation, etc (voir à ce sujet cet article sur le cas Japon/Asie). Toujours est-il que pour comprendre les choix effectifs de localisation, c’est l’ensemble de ces facteurs (et leur dynamique) qu’il faut prendre en compte, non pas seulement l’un d’entre eux. En se demandant à chaque fois comment on peut améliorer le positionnement des entreprises sur l’une ou l’autre de ces dimensions.

TGV et développement économique

22 septembre 2006, on fête les 25 ans de la mise en service de la première ligne TGV reliant Paris et Lyon. Tout le monde se félicite de cette innovation, qui a considérablement réduit les distances entre les différents points de l’hexagone. Sur France Inter, le journaliste a indiqué, reprenant les propos d’un politique (je crois, j’ai «raté » le nom de la personne), que le TGV avait été « le meilleur outil de décentralisation »

 

En gros, l’idée est la suivante : la mise en place du TGV réduit considérablement les distances entre les différents points du territoire, donc les temps et coûts de transport, si bien que des territoires « isolés » peuvent maintenant entrer dans l’arène concurrentielle et assurer mieux que par le passé leur développement économique ; ils ne seraient plus victimes de leur éloignement. Cette idée simple est en fait particulièrement fausse, et ce pour plusieurs raisons.

 

Première raison, le déploiement du TGV ne s’est pas fait au hasard : il a d’abord conduit à réduire les distances entre les agglomérations les plus développées (à commencer par Paris-Lyon, bien sûr), ce qui renforce leur attractivité. Son déploiement se caractérise également par la place stratégique de Paris, nœud incontournable du réseau ferroviaire français : pour prendre mon petit exemple, mes déplacements Poitiers-Lyon, Poitiers-Marseille ou Poitiers-Grenoble me font systématiquement passer par la capitale. Au total, 80% des liaisons TGV passent par Paris.

 

Deuxième raison, le déploiement du TGV a conduit à une réduction importante des gares desservies (même si le nombre de gares TGV augmente). Si les grandes agglomérations continuent à être bien irriguées, des agglomérations de taille moyenne ont été mises à l’écart. D’autres territoires ne font qu’être traversés. Ceci se traduit par des effets tunnels, favorables une fois encore aux territoires déjà les plus développés.

 

Troisième raison : dans tout un ensemble de cas, c’est moins la distance ou le temps absolus de transport, mais la distance ou le temps relatifs. Prenons l’exemple de trois villes : Paris, Poitiers et Loudun (petite ville située en gros à une heure de Poitiers par la route). Avant TGV, la distance-temps Poitiers-Paris est disons de 3 heures. La distance Poitiers-Loudun est de 1 heure. Dans le parcours Loudun-Paris, le temps de transport Loudun-Poitiers pèse donc 25% du temps total. Après mise en place du TGV, la distance-temps Paris-Poitiers passe à 1h30. Le segment Loudun-Poitiers pèse donc maintenant 40% du temps total. Le temps de ce trajet résiduel pèse tant qu’il peut conduire à une révision des choix de localisation des acteurs, au profit de Poitiers, et au détriment de Loudun.

 

Cette structuration spécifique de l’espace français se retrouve dans la carte suivante, qui présente l’éloignement des villes par le réseau ferroviaire en durée, après mise en service du TGV méditerrannée.


 

Certes, la carte de France s’est rétrécie, mais certaines agglomérations ont bénéficié plus que d’autres de ce rétrécissement.

 

Quatrième raison, la plus importante : de manière générale, la réduction des coûts/temps de transport ne réduit pas, mais au contraire renforce la tendance à l’agglomération. Pour le comprendre, on peut s’appuyer sur des analyses déjà anciennes de l’économie spatiale, reprises et dévéloppées plus récemment par l’économie géographique, notamment son chef de file, Paul Krugman. L’idée est simple mais puissante : les choix de localisation des activités dépendent de la comparaison des forces de dispersion (forces centrifuges), d’une part, et des forces d’agglomération (forces centripètes), d’autre part. Quand les forces de dispersion diminuent et que, dans le même temps, les forces d’agglomération augmentent, on assiste logique à un accroissement de la polarisation de l’activité économique. Or, les coûts de transport sont des forces de dispersion, si bien que leur réduction renforce la polarisation.

 

Petit exemple pour le comprendre : considérons une entreprise localisée en Ile de France, et une entreprise concurrente localisée en Poitou-Charentes. La première fabrique 100 unités du bien, la seconde 10 unités (le marché local desservie par la première est plus grand). Dès lors que l’activité productive est à rendements croissants, le coût unitaire de production de la première entreprise sera plus faible que celui de la deuxième. Disons 1€ pour la première entreprise, contre 1,2€ pour la deuxième. Supposons maintenant que le coût unitaire de transport entre Paris et Poitiers soit de 0,3€. Dans cette configuration, l’entreprise parisienne ne pourra pas vendre en Poitou-Charentes, puisque le coût total unitaire (coût de production + coût de transport) sera de 1,3€, contre 1,2€ pour l’entreprise pictave. Cette dernière est protégée par la distance, elle se trouve en situation de monopole spatial.

 

Supposons maintenant que les infrastructures et les moyens de transport se développent. Ceci conduit à une réduction du coût unitaire de transport entre Paris et Poitiers qui passe, disons, de 0,3 à 0,1€. Dès lors, l’entreprise parisienne devient compétitive, puisque son coût total unitaire passe à 1,1€ contre 1,2€ pour l’entreprise de Poitiers (ajoutons qu’au fur et à mesure qu’elle remporte des parts de marché, l’entreprise parisienne renforcera son avantage en vertu des rendements croissants). On est finalement conduit, suite à la réduction des coûts de transport, à la concentration de la totalité de l’activité en région Ile de France.

 

Tout ceci ne signifie pas qu’il faille condamner la mise en œuvre de ce type d’infrastructures. Elle a permis à certaines grandes agglomérations d’accélérer leur développement (Lyon) ou de redynamiser le territoire après des crises importantes (Lille). Il s’agit parfois d’une condition nécessaire du développement, jamais d’une condition suffisante. De plus, la réduction des coûts de transport, en permettant de bénéficier encore plus des rendements croissants, conduit à produire plus de richesses avec autant de ressources (ou autant avec moins de ressource : si l’on reprend les chiffres de l’exemple, en raisonnant à production constante de 110, on s’aperçoit que le coût total de production passe de 113 à 112 – en passant, ceci devrait faire réfléchir les partisans de la décroissance qui considèrent que produire localement, vu que ça permet de supprimer des coûts de transport, c’est toujours mieux…). Dit autrement, la richesse par habitant dans l’ensemble du pays augmente. Mais croire que la mise en place de ce type d’infrastructures permet à elle seule de faire du développement économique local est particulièrement faux.

 

A partir de ce petit exemple, on est peu éloigné, au final, de réflexions plus générales sur le caractère ambivalent de la mondialisation (cf. récemment les propos de Stiglitz) : la réduction des coûts de franchissement de la distance à l’échelle mondiale (coût de transport, barrières tarifaires et non tarifaires, …) permet de créer plus de richesses (effet favorable de la mondialisation sur la croissance), mais renforce dans le même temps les inégalités (spatiales et sociales). D’où la question des moyens de dynamiser les territoires en retrait, et celle de la redistribution (à l’échelle nationale, européenne et mondiale) des richesses créées.

 

PS : ce billet a été rédigé dans le TGV…