L’Affaire SFR


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L’entreprise SFR vient de décider de transférer trois centres d’appel pour le grand public, deux à SR Teleperformance (sites de Lyon, 582 personnes, et de
Toulouse, 724 personnes), un à Arvato Services, n°2 des centres d’appel en Europe, filiale du groupe allemand Bertelsman (site de Poitiers, 571 personnes). Sur le site de Poitiers (je ne sais pas
pour les autres), les syndicats de salariés ont immédiatement appelé à la grève, inquiets d’assister à une dégradation des conditions de travail (hausse des heures de travail, baisse des
rémunérations, question de la pérennité de l’emploi, etc.)
[1]. Les politiques poitevins n’ont pas encore réagi…
 
Cette décision correspond à ce que l’on appelle en économie une externalisation : une activité réalisée préalablement au sein de l’entreprise
est confiée à une entreprise extérieure
[2]. Quels sont les avantages (et les risques) d’une externalisation ? En fait, ils sont nombreux.
[add 28 mai : ce qui suit relève d’une analyse générale des avantages de l’externalisation, pas du cas précis SFR. L’enjeu serait de savoir si pour SFR, ils
jouent ou pas, ce qui supposerait, pour pouvoir se prononcer, d’avoir plus d’infos]
 
Premier avantage, une économie sur les coûts de production : SFR service client ne dispose que des clients SFR. Supposons qu’ils sont au
nombre de x. En sous-traitant à une autre entreprise, qui dispose déjà de y clients, la nouvelle entité sera dotée d’un portefeuille client de taille supérieure x+y.
Dès lors qu’il existe des possibilités d’économies d’échelle ou de gamme (mutualisation de certains services ou équipements par exemple), le coût unitaire de production va diminuer. Dit
autrement, on assiste à un approfondissement de la division industrielle du travail, les prestataires de ces nouveaux services agrègent les demandes du marché, dégagent des gains de productivité
et/ou améliorent la qualité du service rendu.
 
Problème éventuel pour les salariés : sur un marché stagnant, ceci peut se traduire par des réductions d’effectifs. Sur un marché en
croissance forte, en revanche, le risque est faible. Or, les études disponibles montrent qu’on doit plutôt s’attendre à un accroissement des effectifs dans les centres d’appel en France sur les
prochaines années (j’y reviendrai dans un prochain billet).
 
Problème éventuel pour l’entreprise : Les approches en termes de coût de transaction montrent que si l’entreprise externalise une
activité alors que le nombre de prestataires est réduit, elle va devenir fortement dépendante de ce prestataire, et donc encourir un risque d’opportunisme (le partenaire peut
« trahir », en augmentant ses tarifs par exemple). Le nombre de prestataire peut être faible avant l’entrée en relation (il n’existe sur le marché que quelques firmes pouvant rendre le
service) ou après la mise en relation (si le contrat de sous-traitance implique que le prestataire investisse dans des actifs spécifiques, celui-ci deviendra quasiment incontournable). Dans le
cas de SFR, je dirai que ce risque est a priori plutôt faible : il existe un ensemble assez grand de prestataires dans le domaine, les actifs sont relativement peu
spécifiques.
 
Deuxième avantage, mis en évidence par les approches en termes de compétences : l’entreprise ne dispose pas des compétences les plus
pointues pour réaliser l’activité, elle préfère s’en remettre à un spécialiste du domaine. La qualité du service rendue sera améliorée, ce qui renforce l’avantage concurrentiel de l’entreprise
ayant externalisé. C’est l’argument essentiel avancé par les responsables de SFR, Hervé-Matthieu Ricour (responsable de l’activité service client) déclarant par exemple « SR Teleperformance
et Arvato Services sont experts dans le traitement des appels (…) les deux sociétés vont augmenter le niveau de qualité du traitement des appels » (Les Echos, 24/05/2007). Problème
éventuel : si l’activité externalisée est au cœur de l’avantage stratégique de l’entreprise, elle se vide de sa substance et risque de devenir une « firme creuse ». Deuxième
problème éventuel : à partir du moment où l’entreprise décide de diviser le travail et de faire appel à un partenaire extérieur, se pose la question du mode de coordination entre les deux
entités. Si la coordination est difficile, prend du temps et se révèle peu efficace, la qualité du service rendu se dégradera.
 
Troisième avantage, la flexibilité. Quand une entreprise développe une activité en interne, elle doit assumer des coûts fixes (masse
salariale, équipements, bâtiments, …), c’est-à-dire des coûts indépendants du volume d’activité. Quand elle externalise, elle transforme des coûts fixes en coûts variables, c’est au sous-traitant
de s’adapter. C’est une des raisons essentiels des stratégies d’externalisation des entreprises et un moyen essentiel de flexibiliser l’entreprise. Dans le cas de SFR, cet avantage joue sans
doute beaucoup, surtout si l’activité est cyclique. Dans ce cas, en effet, certains équipements ou certaines personnes sont sous-employées à certaines périodes. En externalisant l’activité auprès
d’un spécialiste qui dispose de plusieurs clients, et à condition (comme c’est le plus probable) que les cycles des différentes clientèles ne coïncident pas parfaitement, on réduit la
sous-utilisation des facteurs de production.
 
Au total, on a donc trois grands avantages potentiels : accès à des compétences pointues, réduction des coûts de production et meilleure
gestion de la flexibilité ; et deux inconvénients potentiels : disparition des compétences au cœur de l’avantage concurrentiel de l’entreprise et risque d’opportunisme. Dans le cas SFR,
on peut penser que les avantages sont supérieurs aux inconvénients.
 
Est-ce à dire que les salariés ont tort de protester ? Difficile de le dire sans savoir plus précisément quelles sont les nouvelles conditions de travail qui
attendent les salariés. Pascal Fraty (FO) déclare ce matin « nous sommes très inquiets car nous allons perdre nos acquis sociaux. Nous avions une mutuelle, des tickets restaurant, un
13ème mois, une prime à l’intéressement, une participation au bénéfice. Soit environ seize mois de salaire. A compter du 1er août, nous n’aurons plus droit à la prime
d’intéressement, à la participation au bénéfice et pas davantage aux primes de performance d’équipe. Nous passerons de 16 mois de salaire à 12 mois. Soit 25% de nos revenus annuels en
moins »
[3] Pourtant, si les avantages de
l’externalisation que je viens de recenser sont suffisamment importants, la dégradation des conditions de travail ne devrait pas avoir lieu, car ce n’est pas de cette dégradation que l’entreprise
attendrait un renforcement de son avantage concurrentiel. A minima, les conditions de travail devraient être maintenues. A charge pour les différents acteurs du dossier de s’en
assurer…
[Add 28 mai : voir ce billet pour un
complément]
 

[1] Source de ces éléments factuels : La Nouvelle
République du Centre-Ouest, « SFR veut se séparer de son centre d’appels », Centre Presse, « SFR-Poitiers vendu à un groupe allemand », Les Echos, « SFR transfère trois
centres d’appels chez des sous-traitants », La Tribune, « SFR sous-traite ses centres d’appels » – édition du 24/05/2007 pour les quatre.
[2] Hier soir, j’ai vu en incrustation sur i-télé (ou LCI je
ne sais plus) le message suivant : « SFR décide de la fermeture de trois sites à Poitiers, Toulouse et Lyon ». Ce n’est pas une fermeture, mais une externalisation.
[3] La Nouvelle République, 25/05/2007, p. 3.

Les patrons sont-ils trop payés?

La rémunération des patrons refait la une de l’actualité avec les 8,4 millions empochés par Forgeard après son départ en fanfare d’Airbus, ou encore l’indemnité de départ de 5,7 millions de Serge Tchuruk PDG d’Alcatel Lucent. Les candidats commencent à réagir, certains annoncent la mise en place d’une loi contre les patrons voyous.

D’où la question : les patrons sont-ils trop payés? Si oui, quoi faire?

réponse n°1, largement diffusée, à la sauce "théorie de l’agence" (présentée dans le chapitre 1 de cet ouvrage incontournable) : oui, parfois en tout cas, car les dirigeants bénéficient d’un surcroît d’information, ils savent mieux que les actionnaires ce qu’ils font au jour le jour, et ils peuvent en profiter pour adopter des comportements opportunistes. Les scandales financiers (Enron, Parmalat, WorldCom, Vivendi, …) en sont des preuves récentes. D’où des préconisations largement reprises dans les principaux pays développés consistant à mettre en oeuvre des systèmes de contrôle et d’incitation (audit interne et externe, comité de rémunération, obligation de publication des rémunérations, administrateurs indépendants, stock-options, …). S’il y a encore problème, c’est que les systèmes de contrôle et d’incitation ne sont pas suffisants, on n’a pas redonné assez de pouvoir aux actionnaires.

réponse n°2, de Gabaix et Landier : non, les patrons ne sont pas trop payés, la hausse significative de leur rémunération s’explique par la croissance de la taille financière des entreprises. Si un patron se rate, les conséquences sont de plus en plus gigantesques. Il convient donc de choisir les meilleurs, la compétition entre entreprises pour attirer et conserver les meilleurs dirigeants se traduisant par une hausse des rémunérations. En passant, les deux auteurs expliquent que la rémunération inférieure des dirigeants français par rapport aux dirigeants américains est dès lors normale, les entreprises françaises étant d’une taille significativement inférieure (d’où des enjeux financiers inférieurs, etc..). Alexandre Delaigue nuance le propos : i) si la rémunération dépend de la taille, alors les dirigeants vont être incités à maximiser la taille pour maximiser la rémunération… ii) si les enjeux financiers augmentent, ok, que l’on augmente les rémunérations… mais pourquoi n’augmenter que celles des top managers? C’est donner aux dirigeants beaucoup plus d’importance qu’ils n’en ont…

réponse n°3, de Robert Boyer : oui, les patrons sont trop payés, et ce n’est pas en s’engageant des des logiques "valeur pour l’actionnaire" qu’on va s’en sortir. Boyer s’appuie pour étayer son propos sur l’exemple américain, où les systèmes d’incitation et de contrôle sont on ne peut plus développés, et ou, pourtant, la rémunération des dirigeants a continué de progresser. Pourquoi? Il considère qu’une alliance s’est nouée de fait entre dirigeants et financiers, qui ont  exploité l’érosion de long terme du pouvoir de négociation des salariés. On n’a pas redonné du pouvoir à l’actionnaire au détriment des dirigeants, on a redonné du pouvoir aux actionnaires et aux dirigeants au détriment des autres salariés et plus généralement des autres parties prenantes. D’où un plaidoyer pour le passage à une gouvernance shareholder, et/ou à des audits publics des entreprises, et à des sanctions légales plus fortes.

Je me risque à relier les trois explications : une convention de rémunération  à la Gabaix/Landier  (réponse n°2) se serait imposée sur les marchés financiers, au profit des actionnaires et des dirigeants mais au détriment des salariés (réponse n°3) ; convention de rémunération qui ne semble pas à même d’éviter quelques "petits" problèmes d’opportunisme ou d’incompétence (réponse n°1)…

Du manoir des dirigeants aux performances de l’entreprise…



J’apprends dans Libé que le patron de Ford a touché un véritable pactole en 2006. Toute la question est de savoir ce qu’il va en faire, notamment : va-t-il s’acheter un manoir avec cet argent? Si oui, on peut craindre le pire pour cette entreprise, qui ne va déjà pas bien fort…


Explications, avec une étude plutôt intéressante publiée sur le Social Science Research Network. Cette étude se focalise sur le lien entre les achats immobiliers des principaux dirigeants américains (ceux des entreprises de l’indice Standard & Poor’s 500) et les performances des entreprises auxquelles ils appartiennent :

 1. quand un dirigeant achète un bien immobilier en vendant pour cela des actions de son entreprise, les performances de son entreprise se dégradent,
 2. indépendamment des sources de financement, les performances de l’entreprise se dégradent quand les dirigeants achètent des biens immobiliers très coûteux ou de somptueux manoirs.

L’étude montre plus précisément que les entreprises dont les dirigeants ont des propriétés aux caractéristiques "supérieures" à la moyenne de l’échantillon (6 145 square feet, 12 pièces, 5,37 acres de terrain et une valeur de marché supérieure à 3,1 million de dollars [je vous laisse faire les conversions…]) obtiennent des performances inférieures de 3,35% aux entreprises dont les dirigeants ont des propriétés aux caractéristiques "inférieures" à la moyenne. La décote est de 6,9% pour les dirigeants vivant dans les plus grandes résidences (10 000 square feet et plus de 10 acres).

Pourquoi de telles relations négatives ? Plusieurs hypothèses sont avancées par les auteurs : si les dirigeants font de telles acquisitions, c’est qu’ils se croient inamovibles et à l’abri des décisions des actionnaires, inutile pour eux, donc, de faire des efforts. On peut aussi penser que l’attention des dirigeants est détournée vers leurs nouvelles acquisitions, au détriment de l’attention qu’ils accordent à leur entreprise. Ceci peut décourager les autres membres de l’organisation, et donc réduire encore l’efficacité de l’entité…

Les auteurs signalent que d’autres études concluent à une relation négative entre l’utilisation à des fins personnelles des jets privés de l’entreprise et les performances de l’entreprise. Idem quand les dirigeants obtiennent des récompenses publiques (genre « prix du meilleur dirigeant » octroyé par la presse économique spécialisée) : les performances de l’entreprise en souffrent. On ne doit pas être loin de quelque chose du genre "trop d’incitation tue l’incitation"…

Les dirigeants d’entreprises sont-ils les mieux placés pour parler d’entreprise et d’économie?



Lorsqu’il s’agit de parler d’entreprise, les médias invitent souvent des chefs d’entreprises, à commencer par la "patronne des patrons", à savoir Laurence Parisot. Ce fut encore le cas lundi 6 février 2007 sur les ondes de France Inter. Non seulement on invite les responsables à s’exprimer sur l’entreprise, mais aussi, plus généralement, sur le fonctionnement du système économique et sur ce que devraient être les politiques économiques. A tel point que Laurence Parisot se propose de faire un exercice de pédagogie économique devant un aéropage de grands patrons, ou de commenter sur son blog les propositions de certains politiques (ici par exemple). A tel point, également, que certains responsables d’entreprise dénoncent la façon dont l’économie est enseignée dans les lycées, et se proposent de définir très précisément l’enseignement idéal
(Pierre Bilger, par exemple – voir ma réponse sur mon blog et nos échanges dans les commentaires de son billet).

D’où deux questions : les dirigeants d’entreprises sont-ils les mieux placés pour nous dire ce qu’est une bonne entreprise? Sont-ils également bien placés pour nous dire ce qu’est une bonne politique économique ou un bon enseignement d’économie? Quelques éléments de réflexion…

Les dirigeants d’entreprises sont-ils bien placés pour parler de l’entreprise?

Que les dirigeants soient interrogés pour parler d’entreprises, rien de choquant : ils sont à l’évidence bien placés pour pouvoir le faire. Le problème est que les médias ont tendance à réduire la figure éminement collective de l’entreprise à son seul dirigeant. Or, une entreprise est un collectif d’acteurs.

Concentrons-nous sur la figure dominante du capitalisme : les sociétés de capitaux (sociétés anonymes et sociétés anonymes à responsabilité limitée pour l’essentiel) qui assurent en France environ 80% de la création de richesses et d’emplois. Celles-ci se caractérisent par une dissociation entre les actionnaires, détenteurs du capital social de l’entreprise et les dirigeants, qui assurent au quotidien la gestion de l’entreprise. A minima, il n’y a donc pas qu’un collectif d’acteurs, mais deux : le collectif des actionnaires, d’une part, le collectif des dirigeants, d’autre part. Les objectifs de ces deux collectifs d’acteurs ne sont pas nécessairement les mêmes : des études réalisés dès les années 1960  (Williamson, 1963, "Managerial Discretion and Business Behavior", American Economic Rreview par exemple) montrent que si les actionnaires ont un objectif de profit, les dirigeants ont comme objectifs prioritaires i) l’obtention de hauts revenus, ii) un besoin de sécurité, iii)  un objectif de domination (statut, prestige, pouvoir) et iv) un objectif de compétences (le classement est hiérarchisé du plus au moins important). Et l’on sait, suite aux scandales Enron-Andersen, Parmalat, Worldcom, Vivendi, etc… que certains dirigeants, qui ont une meilleure information sur ce qui est fait dans l’entreprise, et qui disposent d’un pouvoir de décision délégué par les actionnaires, en profitent parfois pour atteindre leurs objectifs propres, ce qui conduit à léser les actionnaires.

Toute la question de la gouvernance d’entreprise, telle qu’elle s’exprime en tout cas dans les rapports nationaux et internationaux, et telle qu’elle est mise en oeuvre dans les pays (loi Sarbanes-Oxley aux Etats-Unis, loi de sécurité financière en France, …), a pour objet de faire en sorte que cette divergence d’objectifs ne lèse pas les intérêts des actionnaires, considérés comme les vrais propriétaires de l’entreprise. Si l’on en reste à cette vision qualifiée de shareholder de la gouvernance d’entreprise, il conviendrait d’interroger dans les médias les représentants de ces deux collectifs…

On se doit aussi d’élargir l’analyse de la gouvernance d’entreprise, en prenant acte du fait que d’autres acteurs sont parties prenantes de l’entreprise (on passe alors à une vision qualifiée de stakeholder de la gouvernance d’entreprise) : le collectif des salariés (autres que les dirigeants), d’abord et le collectif des clients-fournisseurs, ensuite  (voire l’ensemble des acteurs, potentiellement lésés par les externalités négatives que génèrent les entreprises ou au contraire bénéficiaires des externalités positives dont elles sont à l’orgine). On aboutit dès lors à une représentation plus complexe de l’entreprise, où quatre grands collectifs d’acteurs sont en interaction, les relations entre ces collectifs pouvant être qualifiées de rapports sociaux fondamentaux : rapport financier entre actionnaires et dirigeants, rapport salarial entre dirigeants et autres salariés, rapport marchand entre l’entreprise et ses clients-fournisseurs :

Selon ce schéma, l’entreprise est vue comme un système de coopération entre des acteurs porteurs de ressources, chacune des parties prenantes cospécialisant progressivement une partie de ses ressources lors du développement de l’activité. Qui, dès lors, doit parler de l’entreprise ? Qu’il s’agisse de parler d’un point particulier (rôle et place du salarié, du dirigeant, de l’actionnaire, etc…) ou qu’il s’agisse de parler de l’entreprise dans son ensemble, on se doit d’interroger, en toute logique, l’ensemble des parties prenantes.

Ajoutons que même un tel exercice (qu’on pourrait qualifier d’exercice de démocratie participative) n’est pas pleinement satisfaisant : on comprend bien que chacun des acteurs interrogés a une vision partielle et biaisée de l’entreprise, qu’il cherchera à défendre ses intérêts particuliers, au détriment, parfois, de l’intérêt général. Par exemple, demander à un dirigeant ce qu’il pense  de la légitimité du niveau de rémunération des dirigeants est quelque peu sujet à caution. Pour faire image (image politiquement incorrecte, je le concède, je vois d’ici les commentaires), faut-il attendre de Pétain une analyse objective du régime de Vichy?

Thesmar et Landier tiennent des propos approchants dans leur dernier ouvrage :

Comment comprendre (…) que de grands capitaines d’industrie, a priori bien placés pour nous informer sur le sujet, se plaignent de manière aussi récurrente de la tyrannie des marchés? Il serait en fait aussi absurde de s’en étonner que d’être surpris d’entendre un automobiliste récriminer contre les limites de vitesse ou des étudiants de se plaindre de la dureté, de l’inutilité ou de l’aléa des examens qu’on leur impose. (p. 21-22, souligné par moi).

D’où la nécessité d’interroger de manière complémentaire des experts, non partie prenante de l’entreprise. Je pense bien sûr à des économistes, gestionnaires, sociologues, historiens, juristes… spécialistes de la question. Curieusement, on les entends assez peu. Et lorsqu’on interroge un économiste, on se tourne plutôt vers des macro-économistes, rarement vers des spécialistes de l’économie de l’entreprise…

D’où la nécessité, également, que les politiques, porteurs théoriquement de l’intérêt général, se saisissent de la question, en proposant aux électeurs leur vision du monde et en son sein, compte tenu de l’importance des entreprises dans le processus de création de richesses et d’emplois, leur vision de l’entreprise. Dans cette perspective, on ne peut que déplorer la méconnaissance que la plupart des politiques ont de l’entité entreprise (méconnaissance particulièrement forte en France, ce que j’attribuerai notamment à un problème de formation économique quelque peu monolithique de nos élites).

Les dirigeants d’entreprises sont-ils bien placés pour parler d’économie?

Les dirigeants ne parlent pas seulement de l’entreprise, ils se risquent souvent à parler de l’économie en général. Là encore, que chacun participe au débat, rien de plus naturel. La mode est, on le sait, aux citoyens experts. Qu’une partie de la population, en l’occurrence les dirigeants, soit considérée comme plus légitime, et soit donc plus souvent interrogée qu’à son tour, sur ce que devrait être une bonne politique économique, cela me semble moins naturel. Bien sûr, là encore, leur responsabilité n’est que très partielle : elle résulte plutôt de la tendance des médias à s’en référer trop exclusivement à leur analyse, et à la tendance des politiques à déserter le terrain (Cf. par exemple cet article des Echos). Que les dirigeants occupent l’espace qu’on leur laisse est parfaitement rationnel.

On peut cependant parfois s’interroger sur la pertinence de leurs propos…  Focalisons-nous d’abord sur la leçon d’économie de Laurence Parisot. Elle commence par nous montrer que le taux de croissance de la France, par rapport à celui des Etats-Unis et du Royaume-Uni, était significativement supérieur pendant les années soixante-soixante dix, l’écart s’étant ensuite réduit, puis la relation s’étant inversée, sur les périodes plus récentes. Elle dresse donc un constat, mais un constat d’emblée biaisé : pourquoi comparer la France au Royaume-Uni et aux Etats-Unis? Pourquoi pas à l’Allemagne, au Japon, ou d’autres pays encore? Passons.

Deuxième temps, un graphique montrant la croissance du poids des prélèvements obligatoires dans l’économie française sur la même période. Pourquoi cet indicateur? On ne le saura pas. Laurence Parisot fait un lien implicite, qui visiblement n’a plus à être démontré, entre la "dégradation" (il y aurait beaucoup à en dire, mais là n’est pas le propos) des performances françaises et la montée de ces prélèvements. Exercice plutôt curieux, puisque n’importe quelle courbe d’allure croissante pourrait faire l’affaire. La montée de la part des travailleurs pauvres par exemple. Le nombre d’automobiles par habitant. L’évolution de l’activité solaire, pourquoi pas…

Plus loin elle récidive avec un exercice du même genre, en comparant le nombre d’heures travaillées de quelques pays. Elle montre notamment que ce nombre est supérieur en Suède, en insistant sur le fait que la Suède est prise comme modèle par les politiques. Mais là encore, pourquoi ces pays et pas d’autres? Si elle avait retenu le Danemark dans son échantillon (autre pays souvent pris en exemple, plus souvent que la Suède, peut-être), elle aurait constaté que le nombre d’heures travaillées y est inférieur à ce que l’on observe en France (cf. ce billet, deuxième tableau)… De plus : quelle lien peut-on faire entre le nombre d’heures travaillées et la croissance? Rien sur le sujet.

Des biais évidents de sélection, donc ; des tentatives très approximatives de corrélation sans aucune réflexion sur les liens de causalité, également : rien qui ressemble de près ou de loin à un exercice de pédagogie économique. A moins de considérer que la pédagogie consiste à montrer ce qu’il convient de ne pas faire…

On peut se dire que les dirigeants français ne sont peut-être pas de bons exemples. On peut alors s’en remettre au meilleur d’entre les meilleurs : Bill Gates. Celui-ci déclara lors d’une conférence à Hanoï "with the internet having connected the world together, someone’s opportunity is not determined by geography" (trouvé via Econoclaste). Proposition qui semble frappée du coin du bon sens… mais qui est largement démentie par tous les économistes s’intéressant à la géographie des activités (voir par exemple ce document (en), ou ce que j’avais dit, sur une thématique approchante, de l’effet TGV) : la géographie n’est pas morte avec l’internet, elle semble au contraire compter de plus en plus, mais sous des formes renouvelées…

Conclusion? Les dirigeants (certains d’entre eux, en tout cas, et pas les moins influents) sont parfois de mauvais économistes. Mais qu’ils se rassurent : la réciproque est au moins aussi vraie.

Actualité poitevine

Je participe à une conférence sur les délocalisations mardi prochain à Poitiers. L’occasion de revenir, notamment, sur les cas Aubade et Samas, en compagnie d’Olivier Coussi (coordinateur régional d’Ouest Atlantique), de Jean-Luc Hannequin (Directeur délégué à la stratégie et l’innovation de la CCI de Rennes), Pascal Lecamp (directeur régional Poitou-Charentes du commerce extérieur) et de Christian Marcon et Nicolas Moinet (Maîtres de Conférences à l’ICOMTEC).



Le programme un peu plus détaillé est ici. L’entrée est libre mais le nombre de places est limité. Si vous êtes intéressés, envoyez un mail à Nicolas Moinet (nicolas.moinet@wanadoo.fr).

Conseil de lecture

Vous pouvez commencer par cette interview
de  José  Luis Duran
, patron de Carrefour, dans le JDD  du 25 novembre dernier.  Avec ces  petits extraits :

“C’est en nous donnant la possibilité de négocier avec les industriels que l’on peut agir sur les prix, comme nous le faisons pour nos produits à marques propres,
moins chères que les marques nationales.”

Plus loin :

“Je constate que nos marges nettes sont en moyenne de 3 % contre 10 % pour les industriels. Un rééquilibrage est nécessaire. A titre d’exemple, nos marges sont quasi
nulles sur les ventes de carburant.”


Ensuite, je vous conseille cet article de l’Expansion, intitulé
“Carrefour au centre d’une entente sur le prix des jouets de Noël”.

 

C’est une opération “promotionnelle” entre 2001 et 2004, intitulée “Carrefour rembourse 10 fois la différence”, qui a déclenché l’enquête sur les jouets, à la
demande du ministère de l’Economie. Cette opération incitait en fait les consommateurs à faire “gratuitement la police pour le compte” de Carrefour, souligne le Conseil, en leur faisant
miroiter un gain au cas où il trouverait moins cher chez un concurrent. Circonstance agravante, l’opération publicitaire “avait pour objectif de présenter l’enseigne comme ayant une politique
de prix agressive, alors qu’il s’agissait au contraire de faire contribuer les clients à “à l’alignement des prix des jouets sur le prix plus élevé de Carrefour”.

Concrètement, en effet, le n°1 français de la distribution cherchait à limiter au maximum les remboursements. Il a donc instauré « un système de remontée des
informations relatives aux demandes de remboursement et a systématiquement pris contact avec les fournisseurs concernés pour qu’ils règlent les problèmes de prix moins chers constatés chez ses
concurrents », explique le Conseil.

C’est quoi, déjà, le slogan de Carrefour? En tout cas, joli exemple pour un TD d’économie de l’entreprise…

Samas, encore…


Toujours sur la cas de l’entreprise Samas (évoqué ici), j’ai été contacté par Anna Trenning-Himmelsbach, journaliste, qui a rédigé un papier pour Realtid.se, journal en ligne suédois. Elle reprend certains de mes propos :

– De räknar på lönekostnader och eventuellt på produktivitet. Men de glömmer transporter, koordineringsproblem, utbildning av anställda i det nya landet, försäkringar och i vissa fall kundkontakter.
Olivier Bouba-Olga hävdar att utlokaliseringarna ofta överdrivs, som orsak till den höga arbetslösheten i Frankrike. (…)

Oui, je sais, certains diront que je suis plus clair en suédois qu’en français…

Connaissances tacites

L’analyse évolutionniste de l’innovation introduit une distinction fondamentale entre connaissances codifiables et connaissances tacites.

 

Les premières, comme leur nom l’indique, peuvent être codifiées, inscrites sur un support, diffusée dans le temps et dans l’espace. Conformément à l’approche
standard de l’innovation, elles peuvent être asssimilées à un bien partiellement public, c’est à dire non rival (les connaissances codifiables ne sont pas détruites dans l’acte de consommation)
et partiellement exclusives (dès lors notamment que les entreprises s’en remettent au système de propriété intellectuelle (dépôt d’un brevet par exemple) pour empêcher que d’autres ne les
exploitent).

 

Les connaissances tacites, de leur côté, sont, précisément, non codifiables. Elles sont accumulées par les acteurs au fur et à mesure de leur activité, ceux-ci ne
peuvent parfaitement les exprimer. L’exemple que je prends généralement pour illustrer le propos est celui d’un enfant à qui on veut apprendre à faire du vélo : vous commencez par lui expliquer
ce qu’est un vélo, ce qu’il convient de faire pour avancer, ne pas tomber, etc., autrement dit vous lui faites passer un ensemble de connaissances codifiables, mais cela ne suffit pas. L’enfant
essaiera, tombera, remontera sur le vélo, etc… et, au bout d’un temps plus ou moins long, il saura faire du vélo. Ce temps d’apprentissage est fondamentalement un temps d’accumulation des
connaissances tacites. Et si vous demandez à l’enfant quelles connaissances supplémentaires lui permmettent maintenant de savoir faire du vélo, il sera dans l’impossibilité de vous l’expliquer,
car, comme dit plus haut, ces connaissances tacites ne peuvent être parfaitement exprimées. Elles sont dans les mains plus que dans la tête.

 

 Question angoissante, dès lors : si les connaissances tacites ne peuvent être exprimées, inscrites sur un support, où
sont-elles mémorisées? Dans les routines des entreprises, répondent les évolutionnistes : les actes répétés quotidiennement permettent à l’organisation de “transporter dans le temps” ces
connaissances.
D’où une deuxième question angoissante : que se passe-t-il quand un individu ayant accumulé des connaissances tacites individuelles part de
l’organisation ? Eh bien si l’entreprise n’a pas pensé la transmission de ces connaissances, elle peut y perdre beaucoup…

 

 C’est précisément pour cela que la DRIRE et la DRTEFP Poitou-Charentes viennent de
lancer un dispositif innovant, suite au constat d’une pénurie de main d’oeuvre et de départs massifs en retraite dans l’industrie. 
Ces départs, en effet,
sont synonymes de disparition de connaissances spécifiques accumulées par les salariés. Pour éviter cette perte, ces deux institutions on mis en oeuvre une action (assurée par Action RH
Opérationnel
), action baptisée Transéo, permettant “de faire prendre conscience aux employés de leurs capacités à transmettre et aux employeurs des risques en cas de non
partage”. Témoignage d’un responsable d’une des entreprises impliquées : “J’ai un salarié qui voulait partir à la retraite. Il était le seul à savoir monter des amortisseurs d’une manière bien
spécifique. L’équipe d’Action RH Opérationnel lui a fait prendre conscience de ses talents et il va rester un peu plus longtemps pour transmettre son savoir-faire” (Source : La Nouvelle
République du Centre Ouest, 30/11/2007).

Une délocalisation… vers la France !



Hier après-midi, Sonya Faure, journaliste à Libération, m’a contacté pour évoquer le cas de l’entreprise Samas, qui s’était implanté en Chine il y a quelques années… et qui a décidé de se relocaliser en France.  Une délocalisation de la Chine vers la France en quelque sorte (oui, je sais, ce n’est pas tout à fait ça, mais c’était pour le plaisir du titre)…

J’en avais parlé ici, suite au petit article paru dans les Echos. J’ai orienté la journaliste vers mon billet sur l’étude McKinsey, dont elle reprend certaines des conclusions. J’ai également insisté lors de notre échange sur le fait que les délocalisations vers les pays en développement pèsent peu (5% des emplois détruits), point qu’elle reprend en conclusion. La source de cette information est  l’article de Fontagné, plus précisément cet extrait (p. 24) :

[En Europe] sur les quelques 1 500 restructurations d’entreprises recensées par le European Monitoring Center on Change du 1er janvier 2002 au 15 juillet 2004, les délocalisations ne représentent que 7% des opérations et seulement 5% des emplois supprimés.

Les déclarations des différents acteurs de l’entreprise Samas sont particulièrement intéressantes : nécessité de prendre en compte les coûts de transport, les délais de transport, la réactivité de l’entreprise, la proximité client-fournisseur, les possibilités de réorganisation sur place, etc… bref, de prendre en compte l’ensemble des coûts, non pas seulement les différentiels de coût du travail.

A souligner notamment l’affirmation suivante de Valentin Schmitt, directeur des opérations de Samas France :

On le sait, les clients réclament un service plus qu’un produit. Ce qui suppose une proximité avec eux.

Nous sommes dans une économie d’interactions souvent étroites et fréquentes, qui supposent donc encore et toujours, en dépit de l’approfondissement de la mondialisation, un degré plutôt élevé de proximité spatiale…

Vive la faible technologie!



Tous les économistes (moi y compris) ou presque vous le diront : l’avenir économique d’un pays comme la France passe par l’innovation. Là  où je commence  à être moins d’accord, c’est lorsqu’on transforme  la proposition pour nous dire l’avenir d’un pays comme la France passe par  la haute technologie (c’est par exemple ce que préconise explicitement le rapport Beffa, cf. la section p. 18 et s.).

Car les deux propositions ne sont pas identiques : parler de haute technologie, c’est partir d’une approche sectorielle, en retenant comme secteurs clés ceux dont l’intensité technologique (rapport entre les dépenses de R&D et la valeur ajoutée ou la production) est élevée. Il y a donc au moins deux biais liés à l’assimilation innovation – haute technologie :

* l’innovation ne se réduit pas à la recherche : certaines entreprises dans certains secteurs de moyenne ou faible technologie sont très innovantes, sans s’engager pour autant dans des activités amont de R&D. Elles s’appuient sur leur expérience, bénéficient d’effets d’apprentissage, etc… (entreprises des districts industriels, je renvoie pour une illustration à Ma Mondialisation),

* l’entrée sectorielle est réductrice : certaines entreprises bien qu’appartenant à des secteurs de faible ou moyenne technologie s’appuient sur les avancées de la recherche (elles peuvent effectuer elles-mêmes des dépenses importantes de R&D ou nouer des partenariats avec des laboratoires privés/publics de recherche) et se positionnent sur des niches prometteuses. Pour illustrer ce point, je prends souvent l’exemple des textiles techniques, autrement dit d’entreprises d’un secteur de faible technologie (le textile-habillement) pourtant très innovantes (j’en parle un peu dans L’économie de l’entreprise (p. 127-128) pour illustrer la notion de diversification cohérente).

 Or, Le Monde  reprend cette idée dans un article daté du 02/01/07 intitulé "Le textile technique, vecteur de croissance dans un secteur sinistré". On y apprend que l’on fabrique des sièges de bus à partir de  Basalte (roche résistante au feu)  ou encore des coussins-réveil qui s’éclairent progressivement. Dans d’autres documents, j’avais lu que l’on pouvait fabriquer des nez d’avion et des pare-chocs de voiture à partir de textiles techniques ; ainsi que tout type de vêtement intelligent (combinaison  de pompier, vulcanologue,  vêtements sportifs, …) et bien d’autres choses encore (cf. ce document du Sessi sur la filière textile-technique en France qui contient de nombreuses illustrations).

On apprend également dans l’article du Monde que …

… Contrairement à l’industrie du textile, en totale déliquescence depuis plus de dix ans – près de 60 000 emplois perdus -, le textile technique est en plein essor. Il enregistre une croissance de 4 % par an, selon le ministère de l’industrie. Et représente aujourd’hui 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 20 000 salariés, et 1 043 entreprises de plus de 20 salariés. L’activité du textile technique représente 17 % de l’industrie du textile, hissant ainsi la France au deuxième rang des pays européens derrière l’Allemagne.

Bien sûr, le développement des textiles techniques ne permettra pas de créer autant d’emplois que ceux détruits dans le textile-habillement. Les qualifications demandées sont également plus importantes, ce qui pose la question de la formation des personnes. Mais c’est une voie des plus intéressantes pour lutter contre la concurrence des pays low cost dans ce secteur. Plus intéressante que la tentation protectionniste défendue par certains..