Article sur le Grand Paris pour la Société du Grand Paris : les bras nous en tombent, encore…

Alors que je travaillais tranquillement avec Michel Grossetti, à côté de Toulouse (à Ramonville, très précisément, dont l’atmosphère est particulièrement propice à la création de connaissances nouvelles – et le tajine, aussi, mais là je m’égare…), sur une analyse de la géographie des salaires, j’ai vu passer un article de Pierre-Philippe Combes, Laurent Gobillon et Mirem Lafourcade sur le même sujet, si ce n’est que la perspective adoptée est très différente.

Ces auteurs viennent de publier un document de travail intitulé « Gains de productivité statiques et d’apprentissage induits par les phénomènes d’agglomération au sein du Grand Paris ». L’intention est clairement indiquée en début de document : « L’objectif de ce rapport est d’estimer ce qui, dans la prime salariale dont bénéficient les travailleurs des grandes métropoles françaises, provient de leurs compétences propres et des économies d’agglomération engendrées par la taille des villes ». Ce travail s’inscrit donc dans le cadre de la nouvelle économie géographique, tout comme celui de Philippe Askenazy et Philippe Martin, dont j’avais fait une analyse plutôt nuancée.

L’idée de base est toujours la même : l’agglomération des activités permettrait de mieux diviser le travail localement, de réduire les coûts de transaction, d’améliorer l’appariement entre offre et demande de travail et de faciliter la circulation des connaissances tacites. Tous ces éléments permettraient de dégager des gains de productivité et par suite de verser des salaires plus élevés. Vive les métropoles, quoi.

Je ne vais pas rentrer dans une analyse détaillée de leur travail, mais simplement présenter les résultats d’un petit traitement du même type de statistiques qu’eux (les DADS, ici pour l’année 2011) auquel nous nous sommes amusés, consistant à identifier les 20 métiers (sur plus de 400) qui présentent les écarts de salaire Paris/province les plus élevés.

PCS sur-rémunération
Cadres des marchés financiers 2.2
Chefs de grande entreprise de 500 salariés et plus 2.1
Artistes dramatiques 2.0
Artistes du cirque et des spectacles divers 2.0
Chefs d’établissements et responsables de l’exploitation bancaire 1.7
Directeurs, responsables de programmation et de production de l’audiovisuel et des spectacles 1.7
Cadres commerciaux de la banque 1.7
Chefs de moyenne entreprise, de 50 à 499 salariés 1.7
Convoyeurs de fonds, gardes du corps, enquêteurs privés et métiers assimilés 1.6
Chefs d’entreprise de services, de 10 à 49 salariés 1.6
Professeurs agrégés et certifiés en fonction dans l’enseignement supérieur 1.6
Avocats 1.6
Cadres d’état-major administratifs, financiers, commerciaux des grandes entreprises 1.5
Juristes 1.5
Cadres des opérations bancaires 1.5
Ouvriers de production non qualifiés du textile et de la confection, de la tannerie-mégisserie et du travail du cuir 1.5
Cadres chargés d’études économiques, financières, commerciales 1.5
Ouvriers qualifiés du travail de la pierre 1.4
Cadres de l’immobilier 1.4
Conducteurs de voiture particulière 1.4

En moyenne, les cadres des marchés financiers d’Ile-de-France perçoivent des salaires 2,2 fois supérieurs à la moyenne des régions de province. Je vous laisse découvrir la liste, avec en vingtième position le métier de « conducteurs de voiture particulière ». Michel et moi avons du mal à voir dans ces sur-rémunérations le jeu des mécanismes décrits par l’économie géographique, mais peut-être les « conducteurs de voiture particulière » échangent-ils à l’occasion des connaissances tacites décisives pour leurs performances… sans compter les échanges tacites très profitables des « Chefs de grande entreprise de 500 salariés et plus » qui seraient de surcroît patrons des groupes du CAC40 … A moins que certaines fonctions professionnelles fortement rémunérées soient concentrées dans la région parisienne pour des raisons historiques : activités financières (plus de 6 fois plus de « Cadres des marchés financiers » en Île de France que dans le reste du pays) ; sièges et donc chefs de très grands groupes industriels ; artistes de renom ; etc.

Le document que nous avons lu présente les mêmes défauts que beaucoup d’autres du même genre : les auteurs confondent des effets de composition avec l’effet substantiel d’une variable qu’ils veulent mettre en avant et qui serait la population de la ville. Ils ont pensé contrôler ces effets de composition en intégrant dans leurs modèles les « Professions et Catégories Socioprofessionnelles des Emplois Salariés d’Entreprise » en 29 postes. Notre petit exercice utilise la version beaucoup plus précise de la même nomenclature en 412 postes, qui fait disparaître une grande partie de ces effets. Comme d’autres, ce document associe une théorie socio-économique présentée en partie sous la forme d’équations économétriques et des analyses statistiques dont les résultats peuvent s’interpréter d’une toute autre façon. Il serait temps de laisser de côté, au moins pour un temps, les batteries d’hypothèses des modèles économétriques, tenues pour vraies mais jamais vérifiées sur le terrain, pour analyser en détail les données pour ce qu’elles sont, en cherchant simplement à comprendre ce qu’elles révèlent sur les activités économiques et leur organisation spatiale…

Note CAE de P. Askenazy et P. Martin : les bras m’en tombent…

brasLes économistes me font peur lorsque, sur la base des résultats de quelques articles économétriques, ils en tirent des implications excessives et préconisent des mesures de politique publique contestables. C’est ce que viennent de faire Philippe Askenazy et Philippe Martin dans la note n°20 de février 2015 du Conseil d’Analyse Economique, note intitulée de manière coquasse « Promouvoir l’égalité des chances à travers le territoire ».

Je vous le fais court : la nouvelle économie géographique montre qu’il existe des effets d’agglomération, doubler la densité d’emploi permettrait de gagner de 2 à 10% en termes de productivité. Il faut donc arrêter de vouloir que l’activité économique soit répartie sur le territoire, mais plutôt mettre le paquet sur Paris et éventuellement quelques autres métropoles pour assurer la croissance de la France. Le problème est que ces métropoles souffrent d’effets de congestion conduisant notamment à un foncier trop cher. Il faut donc arrêter de construire des LGV entre les villes ou autres choses du même acabit et investir massivement dans les métropoles pour éviter ces effets de congestion.

Quid des autres territoires ? Pas de problème : en concentrant massivement dans quelques métropoles, je vous dis pas comment on va faire de la croissance, ce qui permettra de solvabiliser les transferts sociaux. On redonnera un peu de sous aux pauvres hors métropoles, quoi. Et puis quand même, pour « promouvoir l’égalité des chances », il faut faire des choses pour que les pauvres hors métropoles puissent s’y rendre et occuper des emplois, en développant notamment des lignes d’autocars et en mettant de la concurrence dans le secteur des auto-écoles.

Les bras m’en sont tombés…

Qu’est-ce qui ne va pas dans leur raisonnement, me direz-vous ? Beaucoup de choses, je fais court, là aussi.

La première partie de leur argumentation reprend très largement les analyses de Davezies, dont nous avons montré ailleurs qu’elles souffrent de nombreuses faiblesses. Les auteurs font « comme si » le PIB par habitant était un bon indicateur de la productivité des régions, reprennent le graphique de Davezies et Pech (2014) en nuançant leur conclusion (ils ne parlent pas de creusement des disparités mais de « l’arrêt de la convergence des PIB par habitant régionaux ») et proposent une histoire longue de la géographie productive.

Le problème est que le PIB par habitant, à l’échelle des régions, est un très mauvais indicateur de productivité. Il dépend certes en partie de la productivité apparente du travail, mais aussi des taux d’emploi, des taux d’activité, de la proportion de travailleurs transfrontaliers ou interrégionaux, des comportements de mobilité, etc. A titre d’illustration, une bonne part de l’écart entre le PIB par habitant de l’Ile-de-France et celui des autres régions tient au fait que les actifs d’Ile-de-France passent leur retraite hors de la région capitale ; une autre part s’explique par le fait que les PIB régionaux sont régionalisés sur la base des masses salariales et que Paris concentre certaines activités à très haut revenu (cadres de la banque et de la finance, cadres des états-majors des grands groupes, artistes, …). Autres exemples, si la Lorraine a un PIB par habitant inférieur à la moyenne, c’est pour une bonne part en raison du poids des travailleurs transfrontaliers ; en Languedoc-Roussillon, c’est notamment en raison du taux de chômage plus élevé qu’ailleurs.  Occulter ces autres déterminants biaise considérablement l’analyse. Les intégrer permet de montrer que, à l’échelle des régions, les écarts de productivité intrinsèque sont statistiquement non significatifs.

La deuxième partie, essentielle pour leur propos puisque c’est d’elle qu’ils tirent l’impérieuse nécessité de tout concentrer dans quelques métropoles, présente les résultats de quelques études empiriques s’inscrivant dans le cadre de la nouvelle économie géographique, études qui mobilisent des données françaises et européennes. Les travaux cités montrent, comme je l’ai dit, l’existence d’effets d’agglomération statistiquement significatifs : il conviendrait de doubler la densité d’emploi pour gagner de 2 à 10% en termes de productivité ou de salaire.

Sauf que si les effets sont significatifs, leur ampleur peut être considérée comme relativement faible. Doubler la densité d’un territoire correspond à une transformation non négligeable de la géographie des activités, ceci pour un gain en terme de productivité relativement modeste. Investir dans la formation des personnes semble une option stratégique beaucoup mieux adaptée.

Sauf que, ensuite, ce que nous disent ces travaux, c’est que oui, il existe des déterminants économiques qui expliquent en partie le fait urbain (il existe bien d’autres déterminants, soit dit en passant, qui expliquent la géographie française…). Mais entre dire « il existe des villes et elles procurent certains avantages économiques aux entreprises qui y sont localisées » et « Paris est l’horizon indépassable de la croissance économique française », vous avouerez qu’il y a un grand pas que je ne préfère pas franchir…

Il y a un autre point particulièrement problématique dans leur argumentation. Ils expliquent dès le premier paragraphe l’importance de distinguer deux échelles d’analyse : une échelle fine, entre et au sein des communes, où l’on observe des inégalités de revenu croissantes, et une échelle macro-territoriale (région, département, aire urbaine), entre lesquelles les inégalités de revenu sont décroissantes. C’est cette dernière qui constituerait l’échelle pertinente pour penser la croissance, c’est donc elle qu’ils retiennent dans leur analyse. Ils pensent ensuite démontrer l’intérêt d’une forte concentration de l’activité économique dans les métropoles, mais à aucun moment n’est posée la question du lien entre concentration géographique de l’activité et évolution des inégalités de revenu au sein de ces agglomérations.

Il me semble pourtant que c’est au sein de grandes métropoles, à commencer par Paris, que l’on observe quelques menus problèmes d’inégalités de revenu, de ségrégation spatiale et autres joyeusetés… Qu’à cela ne tienne : « les questions relatives aux ségrégations urbaines (…) sont renvoyées à des travaux ultérieurs » (sic). Bref, on concentre tout sur Paris et quelques métropoles, on investit pour y éliminer les effets de congestion, on redonne des sous aux pauvres qui ne sont pas dans les métropoles, on leur fait passer le permis ou on les fait monter dans des autocars. Si jamais tout ça accentue les problèmes de ségrégation urbaine et d’inégalités de revenu au sein des métropoles, eh bien… on verra plus tard ! (C’est là que mon premier bras est tombé…).

Le plus curieux, dans l’histoire, c’est que même si l’analyse générale proposée souffre de très sérieuses limites, certaines des recommandations me semblent intéressantes. Sans doute du fait qu’elles sont compatibles avec d’autres schémas d’analyse de la géographie des activités. La recommandation 1, qui propose de réorienter la politique du logement sur les zones en tension (zones très denses) semble ainsi tout à fait recevable. En passant, c’est déjà en partie le cas : la Caisse des Dépôts et Consignation collecte l’épargne sur livret partout en France et investit dans le logement social sur les territoires en tension, l’épargne du Cantal et de la Lozère finance ainsi l’investissement dans le logement social de Seine-Saint-Denis, et c’est très bien. La recommandation 2, qui préconise de réduire les effets de congestion dans les grandes villes, est également tout à fait louable, c’est un problème évident des zones densément peuplées. Mais, j’insiste, proposer de régler ce problème peut se faire sans considérer que la croissance doit passer exclusivement par les métropoles. Une idée à la mode n’est pas nécessairement une bonne idée, c’est même parfois une très mauvaise idée…

Pour finir, je signale à tous ceux qui sont obsédés par cette idée qu’il faut concentrer, tout concentrer, encore plus concentrer géographiquement, que de nombreux pays de niveau de développement comparable à la France (Allemagne, pays du Nord de l’Europe, Espagne, Italie, …) présentent des structures urbaines moins déséquilibrées que la structure française, qui comme le Royaume-Uni, se caractérise par une hypertrophie de la région capitale. C’est le produit d’une histoire longue propre à chaque pays, mais c’est le signe aussi que la géographie de la croissance peut prendre une diversité de forme. Croire que la seule solution pour faire de la croissance en France consiste à renforcer encore l’hypertrophie francilienne est particulièrement désolant et non fondé scientifiquement.

La métropolisation, horizon indépassable de la croissance économique ?

En septembre 2014, Terra Nova a publié une note de Laurent Davezies et Thierry Pech intitulée « La nouvelle question territoriale ». Cette note repose pour une bonne part sur les travaux menés depuis une dizaine d’années par Laurent Davezies (2008, La République et ses territoires ; 2012, La crise qui vient ; tous deux au Seuil/La République des Idées).

Laurent Davezies est un chercheur influent, dont les travaux diffusent largement hors sphère académique. Le problème est que, s’il a dans le passé mis en évidence des choses intéressantes (la déconnexion entre PIB par habitant et Revenu par habitant à l’échelle régionale par exemple), ses analyses souffrent parfois de sérieux défauts. Ce qui ne les empêche pas d’être mobilisées pour justifier certaines réformes.

Cela fait plusieurs années que Michel Grossetti et moi-même nous disions qu’il nous fallait rédiger quelque chose d’un peu consistant pour mettre en évidence ces limites. Nous l’avons fait un peu, chacun de notre côté, lui ici par exemple, moi dans ce billet là, mais de manière partielle. Cette fois, nous nous sommes décidés à développer nos analyses convergentes dans un texte commun.

Nous avons fini une première version de ce texte, que nous venons de déposer sur Hal. Voici le résumé :

En septembre 2014, Terra Nova a publié une note de Laurent Davezies et Thierry Pech intitulée « La nouvelle question territoriale ». Cette note repose pour une bonne part sur les travaux menés depuis une dizaine d’années par Laurent Davezies (2008, 2012). Elle nous semble représentative des travaux menés par cet auteur et par d’autres chercheurs qui partagent ses analyses, travaux qui inspirent en partie les réformes politiques en cours, qu’il s’agisse de la fusion des régions ou du soutien à la métropolisation. Dans ce texte, nous discutons leur analyse, qui souffre à notre sens de plusieurs limites importantes, limites à la fois théoriques, méthodologiques et empiriques, ce qui invalide largement certaines de leurs conclusions et de leurs préconisations. Cette discussion s’appuie d’une part sur un traitement des mêmes données selon une perspective différente et d’autre part sur une critique de l’usage qu’ils font de l’économie géographique.

Nous avançons plus précisément quatre grandes critiques : 1) l’inversion de la courbe de Williamson, base empirique qui sous-tend tout leur raisonnement, n’est pas d’actualité, 2) le fait empirique majeur en matière d’évolution des disparités interrégionales est celui d’un accroissement, sur les dernières années, du PIB par habitant de l’Ile-de-France relativement à la moyenne des régions, ce qui n’est pas synonyme de surproductivité intrinsèque de la région capitale, mais qui pose plutôt question en termes d’évolution des inégalités sociales, 3) le renvoi systématique aux analyses de la nouvelle économie géographique pour légitimer d’un point de vue théorique le soutien à la métropolisation est insatisfaisant, les auteurs faisant selon nous une lecture erronée de ces travaux qui ne concluent pas au renforcement inéluctable de la concentration des activités, 4) si les auteurs montrent que quelques métropoles réussissent très bien en matière de création d’emplois, ils montent ensuite trop vite en généralité pour affirmer que les métropoles sont désormais le lieu presque unique de concentration de l’activité productive ; l’analyse systématique du lien entre taille des territoires et croissance de l’emploi montre en effet clairement l’absence d’effets taille, ainsi que l’existence d’autres effets, sur lesquels il convient de se pencher.

N’hésitez pas à nous faire part de toute remarque, commentaire, question, critique et, bien sûr, à diffuser largement si vous le jugez utile. Nous travaillons à une version plus synthétique que nous devrions pouvoir diffuser bientôt.