Luc Ferry : la machine à penser

J’ai reçu un commentaire d’un certain Olivier sur une déclaration de Luc Ferry dans mon dernier billet :

"Les programmes d’économie me semblent, en effet, hors du monde, bourrés d’idéologie. Je n’ai pas réussi à les changer autant que je l’aurais voulu, mais j’y ai quand même introduit des notions aussi extravagantes qu’« entreprise » ou « marché », qui étaient absentes des textes avant mon arrivée".


Je ne reviens pas sur la prétendue idéologie, déjà commentée. En revanche, je signale que Luc Ferry a été nommé ministre le 7 mai 2002. Et que je suis aller consulter les programmes en vigueur avant son arrivée : le programme SES de seconde de 1999-2000, puis celui de 2000-2001 : on y parle d’entreprise… Le programme de première ES de 2001-2002 : on y parle de marché… Je n’ai pas enquêté plus avant, si quelqu’un en a l’envie ou le courage, mais m’étonnerais pas que cela confirme que Monsieur le Ministre est un fieffé menteur.

Jai ensuite été lire l’interview complète de Luc Ferry accordée à l’Expansion le 31 mai dernier (il y a trois jours, donc).
Sur l’Université :

"L’université n’est pas une école professionnelle. Il est normal, et même souhaitable, que certaines disciplines y soient enseignées sans souci de rentabilité ni même de débouchés. Il y a pour cela d’autres filières, celles des grandes écoles, bien sûr, mais aussi celles des BTS ou des IUT, et toute la voie professionnelle."


Monsieur Ferry a dû rater la création des DESS (années 70 de mémoire), aujourd’hui baptisés Masters pro, des IUP, licences professionnelles et tutti quanti. Je suis d’accord sur le fait que l’Université n’est pas qu’une école professionnelle, mais elle propose depuis longtemps des diplômes professionnalisant qui marchent bien. A oui, j’oubliais : il faudrait rappeler à Monsieur Ferry que les IUT font partie de l’Université…

Ailleurs, dans le même article :

"Je vais peut-être vous surprendre, mais je ne suis pas favorable à la sélection à l’entrée des universités. Un titulaire du bac doit avoir le droit d’aller voir à quoi ressemble l’enseignement supérieur. Le problème ne se pose que parce que le bac a baissé de niveau dans des proportions inquiétantes en quelques décennies. Si nous avions maintenu un niveau convenable, il n’y aurait pas de discussion sur la sélection à l’entrée des universités. Le problème, comme me disait un peu méchamment un président de jury, c’est qu’« aujourd’hui, pour ne pas avoir le bac, il faut en faire la demande »


Thématique récurrente du niveau qui baisse. Thématique pas vraiment nouvelle (source des citations ici) :

"Le niveau baisse, mais les coûts de l’école augmentent" (Un député fribourgeois, La Liberté 29.10.2001).
«Nous sommes préoccupés du maigre résultat obtenu, dans les examens, par l’analphabétisme secondaire… »«La décadence est réelle, elle n’est pas une chimère: il est banal de trouver vingt fautes d’orthographe dans une même dissertation des classes terminales.» (Noël, Deska, 1956).
«Avec les copies d’une session de baccalauréat, on composerait un sottisier d’une grande richesse…»«L’enseignement secondaire se primarise…» (Lemonnier, 1929).
«J’estime que les trois quarts des bacheliers ne savent pas l’orthographe.» (Bérard, 1899).
 «D’où vient qu’une partie des élèves qui ont achevé leurs études, bien loin d’être habiles dans leur langue maternelle, ne peuvent même pas écrire correctement l’orthographe?» (Lacombe, 1835)

Je vous recommande de lire le texte qui accompagne les citations ci-dessus, petite synthèse instructive avec références biblio si besoin.

Pour finir :

"je vous dirai que, lorsqu’on est à la tête d’un ministère, c’est le contraire de ce que les gens pensent : non seulement on n’est pas coupé du réel, mais c’est peut-être le seul endroit d’où on le voit tel qu’il est (…) au point que, souvent, les conseils des experts vous semblent relever du café du commerce"


Sûr que les propos de notre ex-Ministre eux, ne relèvent absolument pas du café du commerce…

idée reçue #4 : Complément

Suite au billet d’hier sur l’enseignement de l’économie, Pierre Bilger m’a répondu sur son blog, avec des propos que je qualifierai de plus nuancés, avec insistance sur la nécessité d’analyses micro, d’enseignement de comptabilité – gestion, et du droit.
Je pense que ce qu’il préconise est déjà au programme des bacs STG (j’attends confirmation d’Econoclaste-SM). Ce qui explique que certains aient envie de faire disparaître les bacs ES, au profit des bacs STG…
Personnellement, je pense que les deux filières ont de l’avenir, la section ES, certes plus macro, notamment en 1ère et Terminale, permet de doter les étudiants de grilles de lecture plus générales de l’évolution du système économique et social. Dis autrement, l’opposition micro/macro ne tient pas, ce qu’il faut, c’est développer des compétences aux deux niveaux et savoir faire les liens entre les deux niveaux. Principe de base d’une bonne formation d’économiste, me semble-t-il, et des économistes, on en a besoin dans une société, enfin je crois…

Mais je souhaitais insister sur un autre point. Car je partage avec Pierre Bilger le sentiment que les connaissances en économie et autour de l’entreprise des médias, politiques et citoyens est plutôt faible (je ne suis absolument pas sûr qu’elle sont plus faibles en France qu’à l’étranger, soit dit en passant!). Pourquoi? Contrairement à ce que dit Pierre Bilger, moins en raison des programmes et d’une idéologie marxiste dominante chez les enseignants qu’en raison, plus bêtement, que peu d’élèves ont une formation en économie !

* l’économie n’est enseignée qu’à partir de la seconde, tous ceux qui n’y vont pas n’ont aucune formation dans ce domaine,
* en seconde, les sciences économiques et sociales ne sont qu’une option, certes prise par beaucoup, mais pas par tous. Et comme vu dans le programme, il y a des éléments sur l’entreprise (9 à 10 semaines sur les aspects production, ce n’est pas une paille!)
* les aspects les plus macro dénoncés par Pierre Bilger dominent ensuite, en première et terminale ES. hors, sur l’ensemble des secondes générales et technologiques, 55,21% des élèves vont en première générale, dont 16,4% en 1ère ES.
* je l’ai dit, il existe une filière plus en phase avec les préconisations de Pierre Bilger, la filière STG (ex STT). D’après les stats dont je dispose, 13,4% du total des élèves de seconde générale ou technologique emprunte la voie STT, soit une proportion proche de celle observé pour ES (merci Virginie pour ces stats, source ici et ici).

En résumé :
* une proportion somme toute modeste est (mal?)formée par les enseignants du secondaire dans les filières ES les plus "macro"
* une proportion proche est (bien?)formée, selon les voeux de Pierre Bilger, dans les filières STG
* le reste n’est pas formé… (en tout cas pas au lycée, là où porte la critique de Pierre Bilger).

En conclusion :
La méconnaissance  de l’économie tient sans doute plus au fait que nombre de personnes ne recoivent jamais de formation en économie, qu’aux programmes de l’éducation nationale ou à l’idéologie des enseignants.

PS : je pense que le débat autour de l’entreprise et de sa perception a été relancé par les résultats d’un sondage qui a trainé un peu partout, selon lequel 75% des jeunes souhaitaient travailler dans la fonction publique. Je signale que le Medef a commandé une nouvelle étude à la Sofres. Sur l’ensemble des sondés, 51% souhaitent travailler en entreprise, 34% dans la fonction publique, 13% en association, 3% ,ne se prononcent pas. Enquête réalisée avant les manifs CPE. Comme je l’ai déjà dit, les discours stupides de certains responsables patronaux (Parisot, qui essaie de se rattraper depuis ; Dassault, qui persiste et signe) sur l’entreprise et l’impératif de précarité sont pour une part responsable de la vision de la population sur l’entreprise. Leur responsabilité pourrait être plus grande que celle des enseignants de ES…

idée reçue #4 : L’enseignement de l’économie

Pierre Bilger vient de mettre en ligne sur son blog une interview titrée "comprendre l’entreprise".

Première question posée : "comment l’entreprise peut-elle être aussi mal comprise en France?"
Réponse : i) racines catholiques du pays, ii) le marxisme imprègne nos élites, iii) plus de la moitié des concitoyens vivent en dehors de la réalité du marché (fonction publique, service public)

Deuxième question : "comment sortir de cette situation?"
Réponse : par l’éducation. Et là, l’extrait qui fait mal : "Depuis une quarantaine d’années, l’économie a été introduite dans les programmes des lycées, mais cet enseignement est fondé sur des abstractions, de nombreuses illusions et beaucoup de contrevérités. Au lieu d’analyser les réalités concrètes de la vie économique, on apprend dès la classe de seconde à réfléchir sur des concepts abstraits tels que la mondialisation, les délocalisations, les inégalités, l’aide au développement, la comptabilité nationale etc. " Suivent quelques préconisations, puis une affirmation définitive : "Cela pose un problème ardu de révision de programmes aujourd’hui encore strictement contrôlés par l’idéologie et un problème encore plus difficile de formation des enseignants. Tant que l’on n’aura pas fait quelque chose de sérieux à ce niveau, la France continuera à rêver d’une économie qui n’existe pas."

Bon, moi, bêtement, je me suis dis : autant aller voir le programme officiel de la classe de seconde, histoire de vérifier qu’on ne parle que de choses abstraites, propices à balancer des illusions et des contrevérités. Voilà ce qu’on y trouve (source ici):

PROGRAMME NOTIONS QUE LES ÉLEVES DOIVENT CONNAITRE, SAVOIR UTILISER ET PRÉCISER
1 – Introduction
La démarche des sciences économiques et sociales
 
2 – La famille : une institution en évolution – Diversité des formes familiales
– Relations de parenté

– Ménage
3 – L’emploi : une question de société  
3.1 La population active – Actifs / inactifs
– Emploi salarié / non salarié, contrat à durée indéterminée / emplois précaires

– Chômage
3.2 La classification socioprofessionnelle – Catégories socioprofessionnelles
4 – La production : un espace de relations économiques et sociales  
4.1 La diversité des organisations et leurs objectifs – Entreprise
– Administration

– Association
4.2 La production dans l’entreprise – Facteurs de production (capital et travail)
– Productivité du travail

– Investissement

– Valeur ajoutée
4.3 L’organisation du travail et les relations sociales dans les unités de production – Organisation du travail
– Contrat de travail
– Représentation des salariés
5 – La consommation : une activité économique, sociale et culturelle  
5.1 Les ressources : revenus et crédit – Revenus primaires
– Revenus de transfert
– Revenu disponible
– Salaire
5.2 Consommation et mode de vie – Biens privés / Biens collectifs
– Pouvoir d’achat
– Niveau de vie
– Effet de signe


Pour le point 4, où il semble que les entreprises sont abordées, on précise de manière plus détaillée (même source) :

4 – La production : un espace de relations économiques et sociales

(durée indicative : 9 à 10 semaines)
La production sera étudiée comme espace de relations économiques, à la fois créatrices de richesses et de rapports sociaux.
4.1 La diversité des organisations et de leurs objectifs
Il s’agira de définir la production en tant qu’activité socialement organisée et de distinguer production et non-production (par exemple la production domestique n’est pas reconnue par la comptabilité nationale). À cette occasion, le lien pourra être fait avec la distinction actif / inactif. On montrera à partir d’exemples que, si le profit est l’objectif essentiel de l’activité des entreprises, administrations et associations ne fonctionnent pas selon la même logique.
On mentionnera l’existence d’entreprises de tailles diverses, d’entreprises individuelles et de sociétés.
Dans le cadre des travaux pratiques, on pourra demander aux élèves de mener des observations d’organisations (recueil de données, analyse, etc.) pouvant aboutir à des dossiers, exposés, etc. réalisés en groupe. Ces travaux pourront prendre la forme d’enquêtes, de recherches sur l’Internet (sites d’entreprises), sur cédéroms ou à partir de mallettes pédagogiques.
4.2 La production dans l’entreprise
À partir d’exemples, on montrera la complémentarité et / ou la substituabilité des facteurs de production. On mettra en relation les notions de combinaison productive, de productivité et d’investissement. On pourra analyser les effets de l’investissement sur l’emploi. Il s’agira d’un premier exemple de construction d’un raisonnement économique. La valeur ajoutée sera présentée en tant que constituant une ressource dont l’étude se poursuivra avec la consommation. On évitera tout développement sur la comptabilité nationale, mais on pourra attirer l’attention des élèves sur les questions que pose le partage de la valeur ajoutée.
4.3 L’organisation du travail et les relations sociales dans les unités de production
On présentera les principales organisations du travail (taylorisme, post-taylorisme). On reliera ces modes d’organisation aux relations de travail (conditions de travail, conflits, négociations, syndicats).
Des cas relevés dans la presse, dans des réalisations cinématographiques ou audiovisuelles (documentaires ou fiction) pourront être travaillés dans le cadre des travaux pratiques.

Franchement, j’ai du mal à retrouver les items mentionnés par Pierre Bilger… et beaucoup d’éléments qu’il devrait trouver, s’il prenait la peine de regarder ce qui est effecitvement au programme, plutôt pertinents. En tout cas, je ne vois pas où est "l’économie qui n’existe pas" !

J’ai du mal à croire que  le problème résulte du contrôle idéologique d’intellectuels marxistes de la fonction publique… Pour le dire autrement, si Pierre Bilger déplore la méconnaissance des enseignants sur l’entreprise, je déplorerai, et là preuve à l’appui, désolé, sa méconnaissance de ce qui est enseigné aux élèves. Sans doute, quelque part, un problème de contrôle idéologique de dirigeants libéraux du privé, pour faire dans le même genre de formule à l’emporte pièce, vecteur de diffusion des idées reçues…

Fracture sociale

L’image du mois (merci Daniel)

Exemple extrême de ségrégation spatiale… Un peu partout, des exemples de ce genre, en plus ou moins marqués, sont observés. Immédiatement, on pense au syndrôme Nimby (Not In My BackYard), et l’on se dit que les individus doivent être vraiment intolérants pour que de telles situations émergent.

Et bien non, les comportements d’individus tolérants peuvent conduire à ce type de résultat. Petit jeu pour vous en convaincre.
Prenez un échiquier (64 cases) sur lequel vous disposerez alternativement des ronds et des croix (ou des pions noirs et des pions blancs, ou ce que vous voulez) comme suit :

L’échiquier – La Ville
O X O X O X
O X O X O X O X
X O X O X O X O
O X O X O X O X
X O X O X O X O
O X O X O X O X
X O X O X O X O
X O X O X O

Ces pions sont tolérants, car ils acceptent d’avoir des voisins différents d’eux, mais seulement partiellement tolérants, car ils ne seront heureux que si un tiers au moins de leurs voisins est de même nature qu’eux. En fonction du nombre de voisins d’un pion, le nombre de voisins nécessaire pour que ce pion soit heureux est donc le suivant :

Nombre de voisins Nombre de voisins identiques pour être heureux
1 ou 2 1
3, 4 ou 5 2
6, 7 ou 8 3

Sous ces conditions, on peut vérifier que la configuration initiale ci-dessus est stable : tous les pions sont heureux.

Supposons maintenant que certaines personnes (les pions) veulent déménager du quartier (l’échiquier). D’autres veulent s’y installer. Pour simuler ce mouvement, enlevez 20 pions au hasard et ajoutez sur 5 des 20 cases libérées des pions ronds ou croix (choisis également aléatoirement).Certains pions sont dès lors mécontents : ils migrent vers une case où ils redeviennent contents. Ce faisant, ils affectent la situation d’autres individus, qui, à leur tour, vont migrer. Le processus se poursuit jusqu’à l’équilibre.

Si vous jouez à ce jeu, vous aboutirez immanquablement a de la ségrégation spatiale, avec constitution de groupes homogènes de ronds et de croix. On est dans une logique interactionnsite, dans laquelle les interactions microéconomiques produisent des régularités macroéconomiques qui peuvent être contradictoires avec les préférences des individus : je le rappelle, les individus du jeu n’ont pas comme règle de comportement la recherche de la ségrégation, celle-ci est un produit de leurs comportements plutôt tolérants.

Ce petit jeu a été proposé il y a une trentaine d’année par Thomas Schelling, dans son ouvrage Micromotives et Macrobehaviors, joliment traduit en Français sous le titre La tyrannie des petites décisions. Si, en plus, vous rajoutez des politiques d’éducation, de logement ou sur le marché du travail qui procèdent par zonage, comme c’est souvent le cas, vous ne ferez que renforcer la ségrégation spatiale (C’est en tout cas le point de vue que je défends dans les nouvelles géographies, p. 208 et suivantes). Les solutions ne sont pas simples, mais une politique de mixité, à la fois au niveau du logement et de l’éducation, semblent incontournables, politique qu’aucun élu local ne souhaitera initier. A charge donc pour le gouvernement de les y "inciter"…

Mittal – Arcelor – Serverstal

La saga continue, avec la fusion Arcelor – Severstal… Je ne reviens pas sur l’affaire Mittal-Arcelor, dont j’ai déjà parlé ici, , encore , et même ici), mais je rappelle que le principal reproche que Guy Dollé fait à Mittal est d’être une entreprise familiale ("je vais vous présenter les dirigeants présents, mais mon fils n’est pas là", a-t-il ironisé).

Critique très à la mode qu’Elie Cohen a essayé de théoriser dans un article du monde : "Si l’opération venait à réussir, M. Mittal continuerait à contrôler à titre personnel la majorité du nouvel ensemble. Qui peut croire que la gouvernance du nouvel ensemble s’en trouverait améliorée ? Qui ne voit ce qui est perdu avec le passage d’Arcelor, entreprise transparente, sous la surveillance permanente des marchés et des Etats, sous la coupe de Mittal, entreprise familiale ?" (E. Cohen, Le Monde, 14/02/2006).
En effet, quelle perspective horrible, je n’ose même pas y penser…

Tient, pour info :
* l’OCDE estime que 70% des entreprises des pays industrialisés sont des entreprises familiales, et qu’elles emploient 50% des salariés. En France, près de la moitié des entreprises du CAC40 sont familiales (L’Oréal, Peugeot, Michelin, …).
* le cabinet Oddo-Pinatton a construit un indice pour comparer les performances des entreprises familiales aux entreprises non familiales : les premières dégagent une rentabilité financière (ROE) de 16,5% par an, contre 12,5% par an pour les dernières.
* tout un ensemble d’études convergent pour dire que ces entreprises investissent plus en formation, mettent en oeuvre un rapport salarial plus stable, pratiquent des politiques de rémunération moins inégalitaires, etc… (voir notamment les études et synthèses de Allouche et Amann, par exemple celle-ci)

Bon, ce n’est pas non plus l’alpha et l’omega de la gouvernance : je défendrai plutôt la thèse que les entreprises familiales sont mieux adaptées à certains contextes concurrentiels, une gouvernance actionnariale étant mieux adaptée à d’autres contextes (cf Les nouvelles géographies du capitalisme). Rien ne justifie en tout cas que l’on en fasse une critique aussi définitive que celle de Dollé et Cohen… (je ne poursuis pas, mais a contrario, on pourrait montrer les limites de la "surveillance permanente des marchés" que vante Cohen : Cf. de nouveau mon bouquin, chapitre sur la dictature financière).

Revenons à Severstal. Groupe Russe. Et là, l’équipe dirigeante fait fort, en pointant, en creux, un autre défaut irrémédiable de Mittal : son origine indienne. En effet, Joseph Kinsch, président du Conseil d’Administration d’Arcelor, vient de déclarer que  le russe Alexeï Mordashov, principal actionnaire de référence de SeverStal, est un "véritable européen" (entendez que Mittal est un faux européen, bien sûr). Parce que lui, monsieur, après des études d’ingénieur à Léningrad, il a fait des études en Grande-Bretagne! Puis après, il a exercé des responsabilités en Autriche! (source : ici). Ah, ca fait plaisir de voir la hauteur de vue de (certains) dirigeants d’entreprises françaises… [Add du 27/05 : Guy Dollé himself s’y met : "M. Dollé a beaucoup insisté sur les "valeurs communes" d’Arcelor et Severstal, répétant que M. Mordachov était "très européen" et "très occidentalisé."" (source : ici) Guy Dollé, lui, il est très quoi?]

Tient, je vais faire dans le même genre : ne vaudrait-il mieux pas s’en remettre à une famille indienne qu’à la mafia russe (une autre grande famille, certes…)?

PS : "la surveillance permanente des marchés" est à l’oeuvre : l’action Arcelor chute de 3,70% aujourd’hui, signe que les gentils  actionnaires n’aprouvent que moyennement l’opération en cours… D’ici qu’ils préfèrent l’opération de Mittal…

La métaphore du match de foot

Quand on interroge les français sur les délocalisations (considérées en gros comme des déménagements d’activité des pays développés vers des pays en développement), 88% déclarent qu’il s’agit d’un phénomène grave, 70% d’un phénomène durable, phénomène grave et durable s’expliquant, pour 95% d’entre eux, par un coût inférieur de la main d’oeuvre (source sondage CSA, retrouvé via prag). Bref, ils ont peur…

Quand on interroge des économistes sur les délocalisations, disons surtout ceux qui  essaient de collecter de l’information, de quantifier un peu le phénomène et de se prononcer sur son ampleur (voir par exemple cette étude particulièrement bien faite de l’Insee),  ils  disent que  les délocalisations pèsent très peu dans les destructions d’emploi en France, que c’est donc même pas grave, et qu’en tout cas, eux, ils n’ont même pas peur…

Dès lors, quand on met un économiste devant [des représentants] des citoyens, ca  peut nous donner ça : un Greg Mankiw, éminent économiste américain un temps propulsé à la tête du Council of Economic Advisers (l’équivalent US de notre Conseil d’Analyse Economique), se faisant comparer à "Alice au Pays des Merveilles" par un sénateur américain après que le premier se soit félicité des délocalisations / externalisations d’entreprises US…

Pourquoi ce décalage entre ce que les gens pensent et ce que les économistes observent du même phénomène ? Pour le comprendre, allons-y pour la métaphore du match de football…

Supposons que la guerre économique est assimilable à la coupe du monde de football et que, chaque soir, la France  est opposée à une autre équipe. Supposons aussi que, dans cette guerre, marquer un but, c’est attirer une nouvelle entreprise sur son territoire et se prendre un but, c’est voir une entreprise fermer sur son territoire pour rouvrir ailleurs.

Et bien, si les français s’inquiètent, c’est parce qu’on ne leur diffuse que les matchs contre la Chine, l’Inde ou la Tchéquie, et qu’ils se disent que ceux dont il faut avoir peur, bien sûr, ce sont eux. Et c’est surtout parce qu’on ne leur diffuse que des extraits de match, jamais les matchs entiers, et qu’à chaque fois, on ne leur montre que les buts encaissés, jamais ceux que la France marque ! Si bien que tous les soirs, c’est la même litanie : on s’est pris 3-0 contre la Chine…
De leur côté, les économistes, eux, regardent les matchs dans leur intégralité (regarder du foot, ils n’ont que ca à faire et/ou ne savent faire que ca, de toute façon…). Et ils voient que, d’abord, la plupart des matchs opposent des pays développés (un précédent billet montre que les pays de l’UE à 15 sont à l’origine de 99% des IDE sortants et accueillent 95% des IDE entrants de l’Europe).  Et ils constatent que, ensuite, la France marque beaucoup de buts (cf. les derniers chiffres sur les IDE entrants en France ou un autre de mes billets sur le classement de la France dans une étude KPMG). En clair, si ca se trouve, chaque soir, on gagne 5-3 sans le savoir…

Vous me direz, ce n’est pas parce qu’on gagne qu’il ne faut pas faire quelque chose pour la défense, histoire de ne pas se prendre 3 buts à chaque fois. Et j’en vois déjà certains qui s’interrogent sur le choix du gardien de buts… Ce qui n’est pas complètement stupide : se cramponner au même gardien alors qu’on sait que de toute façon, il est condamné à perdre, ca semble pas très rationnel (pensons au secteur textile par exemple) . Sans doute aurait-il fallu anticiper un peu et changer plus tôt de gardien (=repositionnement sur du textile innovant notamment) plutôt que de se désespérer après coup et d’accuser les adversaires de salauds (voire cracher sur l’arbitre / OMC).

Sauf qu’on oublie aussi que l’économie n’est pas un match de foot : dans un match, il y a un gagnant et un perdant, ou bien partage des points. En économie, a contrario, les deux équipes peuvent gagner, autrement dit, même quand on perd on gagne… Et ca, soit dit en passant, se serait bien pour l’équipe de France dans la perspective du mondial, surtout avec Barthez dans les buts [Add 25/05 : et qu’il est pas foutu de gravir une montagne]
 Pourquoi les deux gagnent en économie et pas au foot? parce que l’économie est un jeu à somme positive, alors qu’un match de foot c’est un jeu à somme nulle… Pour le dire vite, les délocalisations sont un moyen d’approfondissement de la division du travail à l’échelle internationale, et cet approfondissement, synonyme de meilleure spécialisation des économies, permet de dynamiser la croissance mondiale, autrement dit de créer plus de richesses. Si, ensuite, chaque pays récupère une partie des richesses, tout le monde y gagne…

Bon, mais bien sûr, il faudrait que les économistes soient un peu moins naïfs, moins "Alice au pays des merveilles", car si les français s’inquiètent, c’est aussi parce qu’ils sentent bien qu’il y a problème, même s’ils se trompent de problème : en même temps qu’elle permet d’accroître la création de richesses, la mondialisation (au sein de laquelle, je le répète, les délocalisations vers les pays en développement pèsent peu) est productrice d’inégalités, au détriment, pour l’essentiel, des détenteurs des ressources les plus banales (main d’oeuvre peu qualifiée notamment).

Certains diront que ce n’est là que transition, que problème d’adaptation à court terme, sauf qu’à se tromper de diagnostic, en répétant sans arrêt que tout le problème vient du coût du travail peu qualifié et du manque de flexibilité du marché du travail, on se trompe aussi de politique économique, et, avec tout ça, le court terme risque de durer longtemps, très longtemps…

Débat sur BFM

BFM Radio organise un débat vendredi prochain de 10h à 11h auquel j’ai été convié.

Sujet : "Comment lutter contre les délocalisations?"


Le débat est animé par
Vincent Giret, directeur adjoint de la rédaction du Parisien-Aujourd’hui en France. Outre ma modeste personne, sont invités Lionel Fontagné, économiste et directeur du CEPII (qui a notamment co-rédigé le rapport Délocalisations, désindustrialisation avec Jean-Hervé Lorenzi publié en 2005 par la Documentation Française) et Jean-Louis Levet (voir notamment une contribution ici), économiste également, responsable du pôle politique industrielle du Centre d’analyse stratégique.

Reste à savoir ce que peut produire "l’enfermement" de trois économistes dans un studio de BFM sur un sujet aussi brûlant !

Bon, pour intéresser le billet, je propose à ceux qui le souhaitent de me dire en quelques mots (deux ou trois phrases, capacité de synthèse exigée!) ce qu’ils répondraient si d’aventures on leur posait la question? non pas que je manque d’argument, ce serait un comble, mais plutôt histoire de sonder ce que les esprits nécessairement brillants qui s’aventurent sur mon blog auraient à dire… Peut-être aurais-je le temps d’en dire un mot vendredi?

La compétitivité française

Dans les nouvelles géographies du capitalisme, j’explique que pour se prononcer sur l’avantage concurrentiel des nations, on ne peut se limiter à une comparaison des coûts du travail : différentes logiques sont à l’oeuvre (logique de coût, de compétences, financière, impératif de flexibilité, rôle de la proximité vis-à-vis de la demande, vis-à-vis des fournisseurs, etc…). Et même s’agissant des logiques de coût, il convient de comparer non seulement le coût du travail, mais aussi l’efficacité de l’heure travaillée (la productivité), ainsi que, à côté des coûts de production, les coûts de coordination entre acteurs.

Dans cette perspective, KPMG vient de publier une étude particulièrement intéressante permettant de comparer, pour 9 pays développés (le Canada, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Japon, les Pays-Bas, Singapour, le Royaume-Uni et les États-Unis) les coûts supportés par les entreprises. Cette étude s’appuie sur 27 éléments de coûts (notamment la main-d’oeuvre, les avantages sociaux, les installations, les impôts et les services publics) associés à plusieurs types d’activités. Elle comprend  également une analyse détaillée des coûts observés dans 128 villes des neuf pays.

Résultats pour les pays (indice 100 = Etats-Unis) :

La France est sur le podium, derrière Singapour (on peut s’interroger sur la présence de ce pays dans l’échantillon…) et le Canada. Et devant les Pays-Bas, le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Japon et l’Allemagne. Preuve s’il en était besoin que le prétendu désavantage de coût de la France (parce que les impôts de l’Etat, parce que les avantages acquis des salariés, parce que etc…) vis-à-vis des pays de niveau de développement comparable est à relativiser.

Les résultats par secteur permettent d’affiner le diagnostic : la France arrive en deuxième position (la première place est toujours occupée par Singapour) dans l’Automobile, les composants en métal et le plastique.  Elle occupe la troisième place dans 9 secteurs, et la quatrième dans les 6 autres.

S’agissant des villes, différents classements sont proposés (Paris est 6ème des grandes métropoles, Lyon est 2ème des grandes agglomérations, etc.). Si on se concentre sur les villes d’Europe continentale (comparaison des villes de France, d’Allemagne, d’Iltalie et des Pays-Bas), les villes francaises arrivent en tête : la ville la plus attractive est Montpellier (indice de 92,6) suivie par … Poitiers ! (indice de 92,9).

Bien sûr, il convient de rester prudent dans l’interprétation des résultats : je suis plutôt critique vis-à-vis de ces exercices de comparaisons internationales (exercices de benchmarking comme on dit de manière plus "savante"), tant les résultats que l’on obtient dépendent des pays de l’échantillon (je le redis, inclure Singapour me semble un peu étrange…) et des variables retenues (je précise la critique dans les nouvelles géographies du capitalisme en montrant que se livrer à des exercices de benchmarking c’est en quelque sorte se comporter comme des pingouins…). De plus, il est clair que la situation de pays comme l’Allemagne et le Japon, bons derniers du classement, s’explique en partie par un positionnement différent dans de nombreux secteurs : l’avantage concurrentiel de ces pays repose sur des logiques hors coût, autour desquelles il convient de travailler en France aussi…

Le modèle social français

Pour dénoncer la faillite du modèle social français, on s’appuie souvent sur l’analyse du taux de chômage, effectivement plus élevé en France que dans de nombreux autres pays développés. Se limiter à l’analyse de cet indicateur est cependant problématique, surtout lorsqu’ensuite, on vante les mérites du modèle américain ou britannique, qui "produisent" un taux de chômage significativement plus faible.

Pour compléter le diagnostic, il convient de se doter d’autres indicateurs, notamment d’un indicateur permettant de caractériser les disparités de revenu que l’on observe au sein de chaque pays. Pourquoi? Car l’objectif économique essentiel de tout pays est d’assurer à l’ensemble des habitants un niveau de vie élevé et si possible croissant.

On constate alors que le classement des pays est sensiblement différent de celui qu’on observe en se limitant au taux de chômage, comme en témoigne le graphique suivant, paru dans Le Monde du 3 mai 2006 :


Contrairement aux autres pays de l’échantillon, la France n’a pas connu d’accroissement des disparités de revenu. Certes, les disparités restent plus fortes qu’en Allemagne, ou en Suède, mais elles sont sensiblement plus faibles que celles observées au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis (et les écarts se creusent sur la période).

Preuve en passant qu’aucun modèle n’est supérieur à l’autre : pour paraphraser le titre d’un article de Paul Krugman, si la France est sans emploi (taux de chômage élevé), l’Amérique (ajoutons le RU) est sans le sou (disparités de revenu très forte) [Paul Krugman, "L’Europe sans emploi, l’Amérique sans le sou ?", Futuribles, n°201, sept. 1995, p. 58].

Est-on condamné à l’un des deux maux? Sans doute pas, car des pays comme la Suède sont parvenus à des compromis plus intéressants, avec faible taux de chômage et faibles disparités (on constate cependant que la situation de la Suède se détériore sur la période). Reste à identifier les politiques à mettre en oeuvre, en France, pour arriver à un tel résultat mieux équilibré. Dans cette perspective, prôner le rapprochement du modèle britannique ne semble pas la voie "royale"…