Commerce et inégalités – suite

Pour étudier l’évolution des inégalités de revenu entre riches et pauvres, on rapporte généralement le revenu moyen des 10% les plus
riches au revenu moyen des 10% les plus pauvres. Notons R1 le premier et R2 le deuxième. On peut mesurer le revenu nominal (non prise en compte de l’évolution des prix) ou le revenu réel (prise
en compte de l’évolution des prix en divisant le revenu nominal par l’indice des prix à la consommation (IPC)), peu importe : R1/R2 est égal à (R1/IPC)/(R2/IPC).

Appliqué aux Etats-Unis, on observe que les inégalités de revenu ont augmenté de 6% entre 1994 et 2005. Ce qui n’est pas une
paille.

J’ai expliqué récemment que Krugman avait reconsidére sa
position sur le rôle du commerce international (plus précisément de la Chine) dans le creusement de ces inégalités, qu’il considérait en 1995 comme faible, qu’il considère aujourd’hui comme plus
fort.

Un document de
travail
de Broda et Romalis, trouvé via
Marginal Revolution, apporte un nouvel éclairage sur cette question, en développant une thèse plutôt à
contre-courant : les pauvres américains bénéficieraient en fait assez largement du développement de la Chine.

Voici leur argument : lorsqu’on mesure l’évolution des inégalités, on fait comme si pauvres et riches consommaient les mêmes
produits, qu’ils subissaient donc la même inflation. Or, c’est faux, les paniers de biens et de services sont différents. Il convient donc de réviser nos mesures, l’évolution des inégalités en
termes réels s’écrivant maintenant :

(R1/IPC1)/(R2/IPC2) avec IPC1<>PIC2 compte tenu des différences de consommation.

Qu’est-ce que cela change? Pas mal de chose, potentiellement : l’accroissement des inégalités de revenu peut maintenant être
contrebalancée par une évolution favorable de l’indice des prix à la consommation des pauvres, relativement à celui des riches. C’est en tout cas ce que les auteurs observent sur la période
1994-2005 : les riches achètent plus de services, les pauvres plus de biens non durables, les prix des biens non durables ont diminués relativement aux prix des services, l’inflation subie
par les pauvres est donc, sur cette période, 4% plus faible que celle subie par les riches. 2/3 du creusement des inégalités de revenu s’expliqueraient donc par cet écart d’inflation.

Quel rapport avec la Chine? Une part non négligeable des biens achetés par les pauvres provient de Chine. Le développement du commerce des
Etats-Unis avec ce pays expliquerait donc 1/3 du différentiel d’inflation. Les pauvres américains auraient donc bénéficié du développement de la Chine…

Petits compléments :

* l’étude ne dit pas que les inégalités riches/pauvres ne se creusent pas, mais qu’elles se creusent de manière moins spectaculaire qu’il ne
semblait, en raison de l’effet déflationniste de la mondialisation, dont bénéficiait plus les pauvres que les riches,

* on peut logiquement se demander si, depuis 2005, on n’est pas entré dans le processus inverse : la mondialisation devient inflationniste, et
tous les produits ne sont pas touchés de la même manière. Le fait que les prix de l’alimentaire augmentent plus vite que la moyenne affecte par exemple plus les pauvres que les riches,

* on peut d’autant plus se le demander qu’à bien regarder les résultats de l’étude, il semble que l’effet favorable aux pauvres soit fort de
1994 à 1999, beaucoup plus faible ensuite (cf. sur ce point
les commentaires 4 (DRDR) et 17 (zubin) sous le billet de Marginal
Revolution
),

* Dans tous les cas, on comprend l’importance d’introduire des indices de prix à la consommation différents par catégorie de revenu, pour
savoir où on en est, et comment les choses évoluent. C’est une des préconisations pertinente de la
commission Quinet “mesure du pouvoir d’achat des ménages”
.

Commerce et inégalités

L’approfondissement de la mondialisation, et notamment le développement des échanges entre pays développés et pays en développement comme la
Chine et l’Inde, conduit-il, côté pays développés, à un accroissement des inégalités de salaire entre personnes qualifiées et personnes peu qualifiées ? Si oui, quel est l’ampleur de
l’impact?

En 1995, la réponse de
Paul Krugman
était que l’accroissement de ces échanges n’expliquait qu’une faible partie de l’accroissement des inégalités de salaire aux Etats-Unis, de l’ordre de 3%. D’autres études
semblaient confirmer ce résultat, avec un effet estimé compris entre 1,4% et 7%. L’innovation technologique est alors considérée comme nettement plus déterminante.

 Douze ans plus tard, en 2007, Krugman est plus ou moins revenu
sur cette position
, pour deux raisons essentielles : i) le développement accéléré de la Chine fait monter son poids dans l’ensemble des importations américaines de 2% du PIB en 1993 à 5%
aujourd’hui, ii) la fragmentation croissante des processus productifs conduit à l’apparition de nouvelles activités intensives en travail peu qualifiées, y compris au sein de secteurs de haute
technologie. Krugman prend l’exemple des micro-processeurs d’Intel : leur fabrication réclame clairement des compétences très pointues pour certaines étapes du processus, mais pour d’autres
étapes (assemblage, test), il est maintenant possible de les faire réaliser par des personnes peu qualifiées, localisées en Chine, en Malaisie ou aux Philippines.

Sur son blog, Greg Mankiw a pris acte en décembre
2007
 de ces nouvelles affirmations, mais considère qu’il s’agit de possibilités théoriques, qu’il convient de valider empiriquement. Nouvel éditeur de la revue “Brookings Papers on
Economic Activity”, et ayant précisément commandé un article à Krugman sur le sujet, il attend donc son papier pour des éléments de preuves.

Février 2008, une première version du papier de
Krugman
 est diffusée. L’argumentation théorique est conforme à ses premiers développements, mais, côté validation empirique, il reste très prudent :

“How can we quantify the actual effect of rising trade on wages? The answer, given the current state of the data, is that we can’t.
As I’ve said, it’s likely that the rapid growth of trade since the early 1990s has had significant distributional effects. To put numbers to these effects, however, we need a much better
understanding of the increasingly fine-grained nature of international specialization and trade.”

The Economist fait
état de l’évolution de la position de Krugman, et nuance ses craintes en s’appuyant sur les résultats obtenus par d’autres économistes : Josh Bivens, en s’appuyant sur la méthodologie développée
par Krugman en 1995, montre que l’effet du commerce sur les inégalités est passé de 4,8% en 1995 à 6,9% en 2006. Lawrence Katz, de son côté, estime que le commerce avec les pays pauvres explique
environ 15% de l’accroissement des inégalités travailleurs qualifiés/travailleurs non qualifiés. Robert Lawrence, enfin, avance deux contre-arguments à l’analyse de Krugman : i) les américains
sont totalement sortis de certaines activités intensives en main d’oeuvre peu qualifiée. Dès lors, l’accroissement du commerce avec les pays pauvres sur ce type d’activité ne fait pas de perdants
aux Etats-Unis, ii) quand les américains sont encore sur ce type d’activité, ils ne les réalisent pas de la même manière : ils développent des processus productifs plus intensifs en capital
physique et en capital humain. Aussi, quand ils sont concurrencés par des pays pauvres, ceci n’affecte pas la main d’oeuvre peu qualifiée (on n’en utilise plus), mais conduit à un déplacement des
personnes qualifiées vers d’autres secteurs. Dans les deux cas, les inégalités ne sont pas creusées.

A suivre…

Grève chez Dacia-Renault en Roumanie

Grève en Roumanie, chez
Dacia-Renault, pour réclamer des hausses de salaire
. 80% de grévistes selon les syndicats, 49% selon la direction. Beaucoup de monde, en tout cas. Mais c’est qu’on peut pas augmenter les
salariés, affirme le directeur du site hier soir aux infos : sinon, on sera obligé de délocaliser en Russie, au Maroc ou en Turquie…

Quelques petits chiffres pour fixer les idées (source : Eurostat). Quand le coût horaire du travail est de 100
dans l’Union à 15, il est, en 2005, de 9 en Roumanie. Soit l’avant dernière place, juste devant la Bulgarie (indice de 6) et derrière la Lettonie (indice de 11). Sachant qu’en France,
l’indice est de 117, on en déduit qu’une heure de travail coûte 13 fois plus en France qu’en Roumanie.

Cependant, vous le savez, la comparaison de ce coût horaire n’a pas de sens, si on n’intègre pas en même temps les différentiels de
productivité. En 2005, quand la productivité horaire du travail est de 100 dans l’Union à 15, elle est de 29 en Roumanie, soit la dernière place, derrière la Bulgarie (31) et la Lettonie (39). En
France, l’indice est de 118. Soit une productivité en France quatre fois plus importante qu’en Roumanie. Le coût salarial unitaire, rapport entre le coût du travail et la productivité du travail,
est donc de 32 en Roumanie, contre 99 en France, soit un rapport de trois pour un.

Comment tout ceci évolue-t-il ? Pour la Roumanie, l’indice de coût horaire du travail est passé de 6,4 (pour 100 dans l’UE15
toujours) en 2000 à 9,3 en 2005, pendant que la productivité est passée de 23,1 en 2002 (année la plus ancienne disponible) à 29,1 en 2005. Au total, entre 2002 et 2005, le coût
salarial unitaire a légèrement augmenté relativement à la moyenne UE15, passant de 31,1 à 31,9.

On dispose de séries plus longues pour certains PECO, qui permettent de reconstruire l’évolution des coûts salariaux unitaires (base 100=UE15)
:

Evolutions plutôt hétérogènes : tendance à la baisse en Slovénie, qui s’explique par un coût horaire du travail stable et une productivité
croissante par rapport à l’UE15 ; tendance à la hausse en République Tchèque et Hongrie, avec hausse relative du coût horaire et de la productivité, mais hausse plus rapide du coût horaire ; ça
stagne enfin en Lituanie et Slovaquie, avec hausse relative de même ampleur du coût du travail et de la productivité.

Si on se focalise seulement sur l’évolution du coût horaire du travail, on peut calculer pour un large ensemble de pays le taux de croissance
de ce coût horaire, sur la période 2000-2005. On obtient alors ceci :

Globalement, les PECO voient leur coût du travail augmenter plus vite que les pays de la partie occidentale de l’Europe (et, que je
sache, on n’a pas vu de délocalisations massives de Hongrie, de Tchéquie ou d’Estonie). Les pays les plus pauvres de l’Union deviennent progressivement moins pauvres. On a eu pire comme
nouvelle.

La Chine? Trop cher…

Petit article intéressant du Quotidien du Peuple, d’après une dépêche de l’agence de
presse chinoise Xinhua (merci à Jacques Debord pour l’info!) :

Chine : la fermeture d’entreprises de RDC n’a pas d’impact important dans le Shandong

La récente fermeture d’entreprises à capitaux de la République de Corée (RDC) n’a pas d’impact majeur sur l’économie locale dans la province du Shandong
(est), a dit le gouverneur Jiang Daming en marge de la session parlementaire de Chine.
“Au contraire, cela permettra d’améliorer notre structure
industrielle et la qualité de l’économie locale”, a dit Jiang, également député à la 11e Assemblée populaire nationale (APN, Parlement chinois).

De nombreuses compagnies à investissements de la RDC ont mis fin à leur activité en Chine cette année, sans payer les ouvriers. A Jiaozhou, ville près du port de Qingdao, 103 entreprises à
capitaux de la RDC ont fermé leurs portes sans payer les salaires et les taxes. “La plupart de ces compagnies sont de petites usines”, a dit Jiang, ajoutant qu'”il est considéré comme naturel
par les investisseurs de s’en aller lorsqu’ils ne peuvent pas gagner d’argent ici”.

Il a dit que les fermetures étaient principalement précipitées en raison d’un impôt sur les sociétés uniforme qui a commencé à s’appliquer pour les compagnies chinoises et à capitaux étrangers
en 2008. Une nouvelle loi entrée en vigueur le 1er janvier 2008 fixe un taux unifié de l’impôt sur les sociétés à 25% pour les compagnies chinoises et étrangères.

Auparavant, le taux moyen de l’impôt sur les sociétés chinoises était de 25%, contre 15% pour les entreprises étrangères. En plus du taux d’imposition plus élevé, la presse de la RDC a indiqué
que l’augmentation du coût de la main-d’oeuvre et des restrictions en matière de pollution étaient des facteurs importants des retraits.

Les jeunes et la mondialisation

Etude  intéressante de la Fondation pour l’Innovation Politique intitulée “les jeunesses face à leur avenir”, sur la base  d’une enquête auprès de 20 000 personnes de 17 pays. Je me concentre sur un seul point, l’attitude des jeunes interrogés vis-à-vis de la mondialisation.

On demande aux personnes de se situer sur une échelle de 1 à 7 par rapport à deux propositions polaires :
* proposition A (1) : je suis pour le libre-échange et la concurrence mondiale
* proposition B (7) : je suis pour la protection de l’industrie nationale
On compte ensuite la part des réponses 6 et 7 (très proches de B donc), dans l’ensemble des réponses.

Le tableau page 28 du document nous apprend alors que les danois sont les plus libre-échangistes, avec 6,7% de réponses 6 et 7, suivis par les suédois (12,5%). A l’autre extrême, trois pays se distinguent : la Russie (31,3%), l’Estonie (28,0%) et la France (28,0%).

Autre résultat, repris dans le dossier de l’Express consacré à cette enquête : à la question “la mondialisation vous apporte-t-elle de nouvelles opportunités?”, les jeunes français arrivent bons derniers, avec un score de 20% (voir graphique p. 7).

Je vous laisse découvrir les résultats aux autres questions. Sont pas très optimistes, les petits français…

Les américains et la mondialisation

Via Greg Mankiw, on apprend que 28% des américains
pensent que la mondialisation est une bonne chose, et que 58% pensent que c’est une mauvaise chose. 
Bon, la question posée est un peu spéciale,
mais cette défiance des américains vis-à-vis de la mondialisation se retrouve dans pas mal des enquêtes reprises sur cette page

Sondage pas inintéressant, au moment où démarrent les élections US, au cours desquelles on devrait retrouver des discours anti-mondialistes (ce qui
semble déjà être le cas).

Les tribulations de Schneider Electric en Chine


schneider.gif
Dans le cadre du cours « Stratégies de localisation » de 3ème année de la Licence d’Economie Appliquée, j’ai expliqué hier matin aux étudiants que les choix de localisation des firmes ne dépendent pas uniquement des différentiels de coût du travail,
mais aussi des différentiels de productivité, ainsi que des coûts de la coordination à distance. Par exemple, une entreprise française délocalisant en Chine gagne à l’évidence en termes de coût
du travail, mais elle perd en productivité (perte inférieure au gain lié au différentiel de salaire dans le cas général), et elle doit assumer également des coûts de coordination à distance (coût
et délais de transport, problème de qualité des produits, de fiabilité des prestataires, d’assurance, etc.). Les entreprises doivent donc raisonner en coût complet, ce qui les conduira, dans
certains cas, à délocaliser et, dans d’autres cas, à ne pas délocaliser.

Exemple d’actualité dans cette perspective, les tribulations de Schneider Electric en
Chine. Les Echos nous apprennent en effet que la firme française a perdu un procès en contrefaçon contre l’un de ses principaux
concurrents chinois, le groupe Chint, et qu’elle doit en conséquence verser dans les dix jours la somme de 335 millions de yuans, soit plus de 31 millions d’euros. La lecture de l’article laisse
penser que la décision de la justice chinoise n’est pas des plus impartiales
(le PD-G de Chint, Nan Cunhui, est un proche du pouvoir et membre du parlement
chinois
) mais à la limite, peu importe : la multiplication probable de ce type d’affaires [1]
, synonyme d’accroissement de l’insécurité juridique et donc d’accroissement des coûts, pourrait modifier les choix de localisation de
certaines entreprises. Je dis bien « pourrait », le bilan avantage-coût pouvant rester positif dans tout un ensemble de cas, eu égard au potentiel de croissance de la Chine (ce qui
n’est pas sans lien avec un billet précédent).

 

[1] Cette décision « va faire froid dans le dos de nombre de groupes étrangers
empêtrés dans de complexes procédures judiciaires avec leurs partenaires ou concurrents chinois » nous dit-on.