Chômage des jeunes : où est la spécificité française?

Dans « La machine à trier », Cahuc et al. s’inquiètent, dans le premier chapitre, du taux de chômage des jeunes français :

« fin 2010, le taux de chômage des 15-24 ans atteignait 24% contre 8,5% pour les 25-49 ans. Le rapport est donc d’un à trois. (…) Certes, les jeunes rencontrent des difficultés d’insertion dans l’emploi dans de nombreux pays (…) [mais] en 2009, le taux de chômage des jeunes n’était « que » d’une fois et demie celui des adultes en Allemagne, deux fois au Danemark, aux Pays-Bas, en Suisse, au Canada, aux Etats-Unis, et même en Espagne, et non trois fois comme en France » (p. 15-16).

J’ai été plutôt surpris en lisant ce passage, qui semble indiquer une vraie spécificité française. Je me suis donc empressé de collecter des données complémentaires sur Eurostat, de faire quelques calculs, qui conduisent non pas à infirmer ce qui est dit par les auteurs, mais à préciser le diagnostic dans un sens cohérent, d’ailleurs, avec ce qu’ils développent dans les autres chapitres.

Premier point, j’ai collecté des données pour un ensemble plus large de pays européens, en calculant d’une part le taux de chômage des 15-24 ans et d’autre part ce taux rapporté au taux des 25-64 ans.

Pays taux jeunes jeunes/25-64 ans
Belgique 22.4 3.20
Danemark 13.8 2.23
Allemagne 9.9 1.48
Irlande 27.8 2.34
Grèce 32.9 2.96
Espagne 41.6 2.31
France 23.7 2.89
Italie 27.8 3.97
Luxembourg 15.8 4.16
Pays-Bas 8.7 2.35
Autriche 8.8 2.38
Suède 25.2 4.27
Royaume-Uni 19.6 3.38
Union européenne à 15 20.4 2.46

On retrouve le ratio d’environ 3 pour 1 pour la France et de 1,5 pour 1 pour l’Allemagne. Mais on observe que d’autres pays souffrent de rapports équivalents, voire supérieurs, à celui de la France : la Belgique, le Royaume-Uni, le Luxembourg et la Suède. On remarque ensuite qu’un ratio élevé peut s’accompagner d’un taux de chômage des jeunes inférieur à la moyenne européenne (cas du Royaume-Uni) et que, symétriquement, un ratio plus faible peut s’accompagner d’un taux de chômage beaucoup plus fort (cas de
l’Espagne). La simple présentation du ratio peut donc être trompeuse, car la situation Espagnole, notamment, peut être considérée comme moins préférable à celle de la France, alors que le ratio espagnol est inférieur au ratio français.

Deuxième complément, plus important sans doute. Le taux de chômage des jeunes est toujours à prendre avec précaution, car la part des jeunes actifs est beaucoup plus faible que la part des actifs dans la population d’ensemble, ceci pour tous les pays, pour une raison évidente : nombre de jeunes sont en étude (les étudiants ne sont pas considérés comme actifs). Plutôt que de calculer le taux de chômage des jeunes, on préfère donc souvent calculer la part des jeunes au chômage.

Ces différents indicateurs peuvent être mis en évidence grâce à une décomposition comptable du taux de chômage. Notons u le taux de chômage, a le taux d’activité (rapport de la population active sur la population totale) et p la part des personnes au chômage (rapport du nombre de chômeurs sur la population totale). On montre facilement que u=p/a. En procédant comme Cahuc et al., on peut rapporter les indicateurs des 15-24 ans aux indicateurs de la classe d’âge supérieure (25-64 ans), pour travailler sur des ratios et effectuer des comparaisons entre pays. En notant x(j) l’indicateur jeunes et x(v) l’indicateur « vieux », on obtient : u(j)/u(v)=(p(j)/p(v))*(a(v)/a(j)).

Dans le cadre de comparaison entre pays, on peut donc voir, dans les écarts entre ratios globaux (u(j)/u(v)), ce qui relève d’une problématique essentiellement « marché du travail » (côté p(j)/p(v)) et ce qui relève d’une problématique essentiellement « formation/éducation » (côté a(v)/a(j)). Voici ce qu’on obtient pour les pays de mon échantillon :

Pays u(j) u(j)/u(v) a(j)/a(v) p(j)/p(v)
Belgique 22.4 3.20 0.45 1.43
Danemark 13.8 2.23 0.75 1.66
Allemagne 9.9 1.48 0.62 0.92
Irlande 27.8 2.34 0.67 1.57
Grèce 32.9 2.96 0.60 1.79
Espagne 41.6 2.31 0.72 1.66
France 23.7 2.89 0.54 1.57
Italie 27.8 3.97 0.63 2.52
Luxembourg 15.8 4.16 0.29 1.23
Pays-Bas 8.7 2.35 0.64 1.51
Autriche 8.8 2.38 0.60 1.44
Suède 25.2 4.27 0.65 2.77
Royaume-Uni 19.6 3.38 0.72 2.42
Union européenne à 15 20.4 2.46 0.65 1.60

On observe alors que la part des jeunes au chômage relativement à la part de la tranche d’âge supérieure, est, en France, inférieure à la moyenne des pays de l’Union à 15. Elle est notamment inférieure au ratio de l’Espagne ou du Danemark pris en exemple dans l’ouvrage. En revanche, le ratio « taux d’activité » de la France est l’un des plus faibles de mon échantillon, seuls la Belgique et le Luxembourg ayant des ratios plus faibles. C’est donc plutôt de ce côté-là qu’il convient de s’interroger. A ce titre, on peut penser que l’organisation du système éducatif français n’est pas étrangère à ce résultat : survalorisation de la voie générale, dévalorisation des filières d’apprentissage, objectif d’amener un maximum de jeunes au bac, etc. Pas sûr que cette organisation soit la plus efficace qui soit…

Présidentielle 2012 : la question Jeunes

La campagne présidentielle 2012 s’amorce. L’occasion de parler de sujets importants, des réformes structurelles dont la France a besoin.

Dans cette perspective, une première lecture incontournable, dont j’ai déjà parlé ici, est l’ouvrage de Landais, Piketty et Saez. La France souffre d’un système fiscal injuste, réformer ce système permettrait d’une part de tendre vers plus de justice sociale et d’autre part de se doter de marges de manœuvre pour financer des dépenses publiques utiles.

Un deuxième ouvrage, qui aborde une autre thématique essentielle, vient d’être publié : « la Machine à trier », co-écrit par Cahuc, Carcillo, Galland et Zylberberg. Il pose la question de la jeunesse française, coupée en deux, avec, d’un côté, des jeunes diplômés qui s’en sortent bien et, de l’autre, des jeunes non ou faiblement diplômés, condamnés à vie.

Dans ce petit ouvrage d’environ 140 pages, les auteurs commencent par montrer que le problème ne réside pas dans une opposition jeunes/vieux. Ceux qui souffrent sont les jeunes non diplômés, le diplôme étant en France le sésame incontournable et définitif pour accéder à un emploi stable de qualité. Ils démontrent ensuite que ce problème des jeunes non diplômés n’est pas lié à leurs caractéristiques intrinsèques (ils sont fainéants, asociaux, etc.) mais à la conjugaison de dysfonctionnements dans les familles, à l’école, sur le marché du travail et dans le système de protection sociale.

Le système éducatif français est un système qui « fait émerger une petite élite sans se soucier vraiment de ceux qui restent sur le bord de la route » (p. 85) (…). « En France, le diplôme n’est pas conçu comme un investissement en capital humain qui permet de mieux se vendre sur le marché du travail (…) c’est un titre, l’équivalent d’un titre de noblesse, qui confère des droits et ouvre l’accès à une place donnée dans la hiérarchie sociale » (p. 94). Le marché du travail ne permet pas de corriger ces inégalités premières : les jeunes sans diplômes sont notamment ceux qui profitent le moins de la formation professionnelle et de dispositifs d’accompagnement.  Le système de protection sociale français les laisse également de côté, puisque, contrairement à de nombreux pays, ils ne peuvent bénéficier de l’assistance sociale (pas de Rmi ni de RSA avant 25 ans dans la plupart des cas).

Le diagnostic dressé par les auteurs, c’est une des forces de cet ouvrage, est abondamment documenté par un ensemble de statistiques et de comparaisons internationales. Du diagnostic dressé, ils déduisent logiquement un ensemble de préconisations en termes d’action publique, en insistant sur les réformes à introduire sur le marché du travail et dans le système éducatif.

Réformes qui coûteront chers et que la situation des finances publiques pourrait contrarier. Sauf que, comme ils le précisent en conclusion, « on trouve chaque année 5 milliard d’euros pour défiscaliser les heures supplémentaires sans effet sensible sur la durée du travail, et trois autres milliards pour baisser la TVA dans la restauration sans effet démontré sur l’emploi. Investir dans l’avenir de notre jeunesse semble bien plus prioritaire ». Au-delà de ces deux points, on est en fait renvoyé à la lecture du premier ouvrage indiqué dans ce billet : une réforme fiscale rapidement mise en œuvre permettra de se donner des marges de manœuvre pour traiter des problèmes essentiels. Le problème traité dans cet ouvrage est à l’évidence l’un de ceux-là.

l’oubli des effets de structure

Propositions entendues à diverses reprises : « L’effort de recherche est inférieur en France à ce qu’il est au Japon, aux
Etats-Unis ou en Suède, il faut inciter les entreprises à investir plus en R&D ». « Les entreprises de Poitou-Charentes (remplacez par la région de votre choix) n’exportent pas
assez, il faut les inciter à le faire davantage ». « L’Université de Poitiers (remplacez par l’Université de votre choix) forme de nombreux étudiants qui partent ensuite travailler dans
d’autres régions, il faut les informer sur l’activité des entreprises picto-charentaises, leur proposer des stages, pour qu’ils aient envie de rester ». « Le taux d’encadrement dans les
entreprises de Poitou-Charentes (remplacez etc…) est inférieur au taux national, il faut les inciter à embaucher plus de cadres ».

Je pourrais multiplier les exemples. Dans tous les cas, on compare des indicateurs nationaux ou régionaux, on observe une valeur
inférieure à la moyenne pour notre pays/région, on en déduit que les acteurs ne se comportent pas comme ils le devraient, on propose donc de mettre en place des systèmes d’information et/ou
d’incitation pour qu’ils révisent leurs comportements. Ce qui coûte en termes d’argent public. Les rares fois où les politiques incitatives mises en place sont évaluées, on se désespère de la
faiblesse des effets. Quelques années après, on propose donc de mettre en place une nouvelle politique dans le même but. Etc.

Où est l’erreur ? Dans l’absence de prise en compte, dans les écarts à la moyenne observés, de ce qui résulte d’effets de
structures et de ce qui résulte de comportements « individuels ». J’avais déjà parlé de la première
proposition
 : une intensité technologique (rapport des dépenses de R&D au PIB) plus faible en France que dans d’autres pays. Cette plus faible intensité peut s’expliquer : i)
par des effets de structure, en l’occurrence une spécialisation plus forte dans des secteurs ayant une intensité technologique intrinsèquement plus faible, ii) par des effets comportements
« individuels », autrement dit par une propension plus faible à investir dans la R&D à composition sectorielle identique. L’étude mentionnée montrait que les écarts d’intensité
technologique s’expliquaient pour  tous les pays par des effets structurels, sauf deux pays : la Suède, dont l’intensité était plus forte que ce que prédisait sa spécialisation, et
l’Espagne, dans la situation inverse.

Quid des autres questions ? Quelques intuitions : les entreprises de Poitou-Charentes exportent moins que la moyenne car ce
sont pour une part supérieure à la moyenne des PME sous-traitantes. Elles vendent donc à des entreprises qui exportent. Vous pouvez mettre des systèmes d’incitation sur elles, cela n’y changera
rien. Si vous voulez qu’elles exportent plus, il faut faire bouger les structures (les inciter à passer du statut de sous-traitant à celui de donneur d’ordre). Les étudiants poitevins partent,
diplôme en poche, travailler dans d’autres régions ? Ce n’est pas parce qu’ils ne connaissent pas/n’aiment pas les entreprises de notre région, c’est parce que les emplois sont, pour une
large part, ailleurs. Ils vont là où sont les emplois. Vous voulez qu’ils restent ? N’agissez pas sur eux, réfléchissez à la dynamique de création d’emplois en Région. Les entreprises
picto-charentaises ont un taux d’encadrement inférieur à la moyenne ? Effet de structure, encore : il s’agit de PME indépendantes, toujours, qui ont structurellement une propension plus
faible à engager des cadres.

Ce qui me désole, dans cette histoire, c’est que l’on sait depuis longtemps isoler statistiquement ce qui relève des effets de
structure des effets hors structure. Il est donc très facile, pour chaque problème donné, de voir si les effets de structure expliquent l’ensemble du problème, ou une partie seulement. Si les
effets de structure expliquent tout, et qu’on veut faire bouger le taux moyen, il faut faire bouger les structures. Si les effets de structure n’expliquent rien, il faut faire bouger les
comportements individuels. Dans le cas général, on se trouve entre ces deux extrêmes. Autant savoir précisément où avant de prendre des décisions…

Industrie, Services et exportations

Dans une tribune pour Libération datée du 2 septembre dernier, Alexandre Delaigue s’interroge sur le fétichisme industriel de nos politiques. Je complète son analyse sur un point en m’appuyant sur ce que j’ai dit, dans un billet précédent, des limites des statistiques sur le commerce extérieur et de la nécessité de comptabiliser le commerce en valeur ajoutée.

Comme expliqué précedemment, donc, les statistiques habituelles du commerce extérieur ne permettent pas de prendre acte du processus de fragmentation des processus productifs. Quand les Etats-Unis exportent un Boeing, disons d’une valeur de 100, vers l’Europe, on affecte 100 de richesse créées aux Etats-Unis. Or, pour fabriquer
un Boeing, les Etats-Unis importent de pays tiers tout un ensemble d’éléments. Il convient donc de soustraire ces éléments importées pour avoir une idée exacte de la valeur ajoutée aux Etats-Unis. Lorsqu’on procède de la sorte, on observe que, pour le Boeing 787 Dreamliner, 70% de la valeur provient des composants importés, seuls 30% correspondent à une valeur ajoutée américaine.

boeing

J’avais tiré parti de cette nouvelle façon de comptabiliser les échanges pour dénoncer les propositions de taxation des pays étrangers : en les taxant, on taxe, pour beaucoup, les entreprises françaises. Mais il convient de tirer une deuxième implication essentielle de cette comptabilisation du commerce en valeur ajoutée.

Lorsqu’on analyse les statistiques habituelles du commerce, on observe que, pour l’essentiel, ce sont les secteurs industriels qui sont exportateurs. Ce qui est un des éléments explicatifs du fétichisme industriel dénoncé par Alexandre Delaigue. Mais la encore, la comptabilité habituelle du commerce est trompeuse : les services
sont en fait fortement exportateurs, mais cela ne se voit pas dans les statistiques…

Pourquoi? Car les services sont exportés via les biens industriels. Prenons le cas d’une entreprise industrielle qui exporte un bien A vers un pays tiers. Pour fabriquer ce bien A, elle a acheté un ensemble de services aux entreprises : conseil, design, services informatiques, transports de biens intermédiaires, etc. Pour évaluer la part des services dans les exportations, il convient donc, là encore, d’évaluer le commerce en valeur ajoutée. Autrement dit de décomposer la chaîne de valeur des biens et d’affecter
la valeur créée pour chaque étape au bon secteur et au bon pays.

L’article de l’OFCE déjà cité dans le précédent article montre l’ampleur des changements liés à cette nouvelle comptabilisation : “Mesurés à partir des données en valeur ajoutée (…), la part de l’industrie dans le commerce international passe de plus des deux tiers (4 400 milliards de dollars) à moins de 45 % (2 100 milliards de dollars) (…) alors que la part des services fait plus que doubler pour passer de 21 % (1 300 milliards de dollars) à 43 % (2 000 milliards de dollars).” (page 156, voir également le tableau page 155 du même document).

Conclusion : si les politiques veulent absolument soutenir les secteurs exportateurs (il y aurait beaucoup à dire, également, de cette obsession mercantiliste), ils se doivent donc d’être aussi attentifs aux services qu’à l’industrie…