L’instrumentalisation des peurs…



[Nouveau billet posté sur La campagne déchiffrée, je le poste aussi ici. Commentaires bienvenus, ici ou là-bas!]

Sarkozy, ce n’est pas nouveau, lorgne du côté de l’extrême droite en mettant sur la table le thème de l’immigration. Il plaide depuis quelques temps pour une « immigration choisie », il propose maintenant un ministère de « l’immigration et de l’identité française ».

François Bayrou et Ségolène Royal ont sévèrement critiqués cette proposition. Qu’à cela ne tienne, déclare Sarkozy : « La rupture que je propose, c’est de parler sans tabou. Je suis le candidat qui exprime les idées que pensent et que portent les Français » (entretien au Journal du Dimanche, 11 mars 2007). Et il a sans doute raison : sa proposition risque d’être cohérente avec ce que pense un bon nombre de français. Pourquoi ? Car pour les migrations, comme pour les délocalisations, les citoyens français ont une vue biaisée des phénomènes.

 

Concentrons-nous d’abord sur les migrations. L’Enquête sociale européenne a sondé en 2003 les opinions publiques de tous les pays d’Europe. Interrogés sur le nombre de migrants que reçoit leur pays comparé aux autres pays européens de même taille, 57% des personnes interrogées répondent plus ou bien plus, contre 14% qui répondent moins ou bien moins : les chiffres que les citoyens ont en tête sont mutuellement incompatibles, la plupart surestiment les mouvements réels… Que nous apprennent les chiffres les plus récents pour la France ? François Héran (2007) montre que sur les années 2003, 2004 et 2005, les mouvements migratoires contribuent pour 30% à la croissance annuelle de la population française, contre 80% en moyenne dans l’UE à 15 et 85% dans l’UE à 25. Sur une population de 1000 habitants, la migration se solde chaque année par deux migrants nets. C’est moins qu’en Espagne, c’est moins qu’en Italie, c’est moins qu’en Allemagne, c’est moins qu’au Royaume-Uni, etc… Comme le souligne Héran, en France, « le problème majeur de l’immigration n’est pas l’afflux des migrants, qui reste modéré, mais l’intégration des enfants, ou descendants d’immigrés » (p. 58). Et je passe sur l’ensemble des études économiques qui montrent l’impact économique positif de l’immigration (voir le billet d’Alexandre Delaigue ici)…

 

Tournons-nous maintenant du côté des délocalisations. Emmanuel Todd, entre autres, propose d’instaurer « un protectionnisme européen raisonnable », pour se prémunir de la concurrence chinoise. Tout part en Chine, nous dit-on. Et quand l’activité ne part pas en Chine, ce sont leurs produits qui inondent nos marchés et mettent à mal nos entreprises. D’où la volonté d’ériger des barrières. Là encore, gageons qu’une majorité de français adhère au diagnostic. Mais, là encore, les chiffres font mal : moins de 1% des investissements directs de la France à l’étranger vont en Chine contre  plus de 80% qui vont dans des pays développés (dont plus de 50% dans l’UE à 15 et 25% aux Etats-Unis). S’agissant des importations de la Chine vers l’Union à 25, elles représentaient en 2000 2,7% de l’ensemble et en 2005 4,7%. Pour l’Asie dans son ensemble, les chiffres sont passés de 12,1% à 12,4% sur la même période. En fait, l’essentiel du commerce international, en Europe, est intra-européen : en 2005, 73,4% des exportations des pays de l’UE à 25 vont vers l’UE à 25 ; 70,4% des importations proviennent de l’UE à 25. Et je passe sur l’ensemble des études économiques qui montrent le faible poids des délocalisations dans l’ensemble des emplois détruits…

 

Tout ceci ne signifie pas qu’il n’y a pas de problème. Mais laisser croire que l’immigration en provenance des pays en développement d’une part, les délocalisations vers ces mêmes pays, d’autre part, sont les problèmes majeurs qui expliquent le niveau de chômage et la faible croissance française est tout sauf exact. Les politiques comme Sarkozy et les chercheurs comme Todd ont normalement pour mission d’éclairer leurs concitoyens en faisant de la « pédagogie des enjeux », c’est-à-dire en expliquant quels sont les problèmes que rencontre effectivement la France, et quelles solutions ils proposent de mettre en œuvre pour les résoudre. Les quelques chiffres rappelés ici montrent qu’ils remplissent très mal leur mission : ils préfèrent sans doute instrumentaliser les peurs pour atteindre leurs objectifs propres.