
Je suis invité dans le cadre du Congrès International Francophone en Entrepreneuriat et PME (CIFEPME) qui a lieu à Fribourg (Suisse) du 24 au 27 novembre à une conférence-débat intitulée : "Délocaliser dynamise l’emploi dans l’entreprise mère?". Participent également un chef d’entreprise ayant délocalisé en Chine, un élu suisse/président d’un syndicat de salariés, le directeur de la Chambre de commerce, de l’industrie et des services de Fribourg. La "commande" qui m’a été adressée est de prendre un peu de recul par rapport aux cas qui seront évoqués par les acteurs de terrains, d’où le titre de mon intervention : "Délocalisations : élargir la problématique". J’ai organisé ma présentation autour de dix idées clés (je ne les évoquerai sans doute pas toutes), qui ont pour vocation à chaque fois de chasser quelques idées reçues. La plupart ont déjà été évoquées sur le blog, ce billet permet donc de réorganiser un peu l’ensemble (j’ai mis quelques liens pour retrouver les autres billets).
idée #1. les délocalisations vers les pays en développement pèsent peu
Les statistiques disponibles (étant entendu qu’il existe des problèmes de définition et de quantification) montrent que les délocalisations vers les pays en développement pèsent peu. L’hypothèse d’une désindustrialisation des pays développés est à rejeter (voir ici où là). Ceci ne signifie pas qu’il n’y a pas de problème, mais que le problème ne se réduit pas à celui des délocalisations/désindustrialisation. La question est celle du processus (multidimensionnel) de réorganisation transnationale des activités économiques.
idée #2. la minimisation des coûts de production ne se limite pas à la minimisation du coût du travail
On se focalise sur les différentiels de coût du travail, mais la variable stratégique est le coût salarial unitaire, qui incorpore les différentiels de productivité. Des écarts subsistent, mais ils sont réduits, et tendent à se réduire car les salariés des PVD bénéficient des gains de productivité (+/- selon les pays). Ceci montre aussi qu’un enjeu essentiel est de gagner en productivité, ce qui dépend des choix d’investissement en capital physique, humain, public et de l’évolution des pratiques organisationnelles (dans et entre entreprises).
idée #3. la minimisation des coûts ne se limite pas à la minimisation des coûts de production
Il faut prendre en compte aussi les coûts de la coordination à distance. nombre d’IDE échouent en raison d’une insuffisante prise en compte de ces coûts (délais d’approvisionnement, problèmes de qualité, problèmes de fiabilité, etc..). La minimisation de l’ensemble des coûts permet de comprendre le rôle toujours décisif de la proximité.
idée #4. la flexibilité des entreprises n’est pas synonyme de flexibilité des salariés
Toutes les entreprises sont soumises à la contrainte de flexibilité, mais il existe plusieurs façons d’y répondre : i) flexibilité quantitative externe, ii) flexibilité quantitative interne, iii) flexibilité qualitative interne, iv) externalisation. La flexibilité quantitative externe n’est pas synonyme d’accroissement de la précarité si elle est gérée intelligemment sur les territoires (exemple des groupements d’employeurs). (cf. ici pour des développements)
idée #5. L’innovation ne se réduit pas à la haute technologie
L’entrée pertinente n’est pas le secteur. Dans chaque secteur, il existe des possibilités importantes d’innovation. Exemple évident : les textiles techniques. Plus généralement, « raisonner par secteurs comme l’électronique, l’informatique, les télécoms, n’a plus de sens, tant l’innovation se diffuse rapidement : il faut identifier les produits hi-tech dans chaque secteur. L’OCDE et Eurostat en ont listé 252 parmi 5111 catégories de produits échangés dans le commerce international » (Fontagné (€)).
idée #6. L’activité d’innovation ne se réduit pas à l’activité de recherche
De plus, des entreprises innovent sans avoir développé d’activité spécifique de R&D. Elles bénéficient d’effets d’apprentissage (learning by doing, using, interacting…). Exemple de certains districts industriels ou approchants (je développerai un exemple un de ces jours, il y en a dans les Nouvelles géographies du capitalisme).
idée #7. Les clusters technologiques ne sont pas le seul modèle de développement territorial
On a tendance à prôner le rapprochement local de tous les acteurs impliqués (entreprises, recherche, formation). D’autres stratégies réseaux pourraient être tentées (voir ici pour des développements sur la critique des pôles de compétitivité, transposition française des clusters).
idée #8. Les marchés financiers produisent parfois des résultats collectivement irrationnels
Le problème essentiel sur les marchés financiers n’est pas un problème de moralité (présupposé des rapports sur les bonnes pratiques de gouvernance), mais un problème de comportements mimétiques et court-termistes. Il convient d’en prendre acte et de favoriser la survie/le développement des différents modes de gouvernance. Ces problèmes de gouvernance sont cependant à relativiser (cf. ici).
idée #9. La rationalité des entreprises doit être interrogée
Les choix de délocalisations sont parfois assimilables à de pures conventions : on délocalise par imitation des concurrents des mêmes secteurs, sans avoir mis dans la balance l’ensemble des coûts à supporter (comportements mimétiques / stratégie du pingouin, je développe dans les Nouvelles géographies du capitalisme…).
idée #10. En matière d’action publique, il n’existe pas de one best way
L’étude des différents pays montre la diversité des capitalismes. Il n’y a pas de réponse unique à l’approfondissement de la mondialisation, mais des réponses plurielles, qui dépendent de l’économie, de la géographie et de l’histoire des territoires, et des rapports de force entre les collectifs d’acteurs. La one best way préconisé implicitement ou explicitement par certains politiques ou institutions (banque mondiale par exemple), relève plus de la diffusion d’une idéologie que d’un quelconque déterminisme économique.