Territoires zéro chômeur : mise au point suite à la tribune de Pierre Cahuc

Etant donné que je préside le Comité Scientifique de l’expérimentation territoire zéro chômeur de longue durée, je me permets de réagir brièvement à la tribune de Pierre Cahuc publiée par les Echos vendredi dernier.

Je tiens à préciser que cette tribune n’engage en rien le Comité Scientifique, même si Pierre Cahuc en fait partie. J’ai indiqué à l’ensemble des collègues du Comité que sa publication me posait problème : si chacun des chercheurs impliqués communique dans les médias pour faire part de son sentiment personnel, à quelques jours de la publication de notre rapport intermédiaire, le travail collectif réalisé est mis à mal.

J’en profite pour faire une autre mise au point sur le fait que, jusqu’à présent, le Comité Scientifique ne s’est pas exprimé : c’est volontaire. J’ai été sollicité à plusieurs reprises par les médias et par des personnes impliquées dans l’expérimentation, qui s’interrogeaient légitimement sur les conclusions de nos travaux. Jusqu’à présent, j’ai toujours refusé de répondre, en indiquant que nos travaux étaient en cours et que nous ne communiquerions que lorsque nous disposerions de résultats suffisamment solides.

Et si l’on regardait aussi ce qui se passe hors métropole, sans préjugé ?

Petit billet auto-centré, un brin narcissique, suite à une interview réalisée en novembre dernier, en amont d’une conférence lors du lancement d’un nouveau programme du PUCA (Plan Urbanisme, Construction, Architecture), intitulé POPSU-Territoires. Passons sur les acronymes : l’idée est de regarder ce qui se passe sur des territoires qualifiés de “petites villes”, en soutenant différents programmes de recherche-action, car il s’y passe des choses intéressantes. Je vous poste la vidéo ci-dessous (pour info, j’ai créé une page sur mon blog avec quelques interviews, courtes et moins courtes, auxquelles j’ai pu me livrer, cf. l’onglet en haut de la page).

Vous trouverez les interviews d’autres intervenants ici.

Teasing : je finalise actuellement un petit livre que le PUCA devrait éditer, qui reprend et développe ce que j’ai dit lors de la conférence. Une invitation à sortir du récit métropolitain pour proposer un autre récit territorial, mieux compatible avec les faits et les chiffres dont on dispose. Car l’enjeu, me semble-t-il, est de sortir de représentations, parfois calamiteuses, potentiellement performatives, pour tenter d’approcher une forme de vérité.

La mythologie Came, version 2.0

Depuis mars dernier, notre texte “la mythologie CAME : comment s’en désintoxiquer ?” a largement diffusé, nous l’avons présenté à de nombreuses reprises, devant des collègues chercheurs ainsi qu’auprès de publics hors sphère académique, un peu partout en France. Notre sentiment est que la critique adressée aux discours autour de la compétitivité des territoires, de l’attractivité, de la métropolisation et de l’excellence a porté. Souvent, cependant, est revenue dans les discussions la question de l’alternative à la CAME, que nous n’avions fait qu’esquisser dans le texte.

Nous avons donc décidé de compléter la version initiale de notre article, en développant principalement sur ce point. Pour être plus précis, nous avons procédé à quelques modifications plutôt mineures dans l’ensemble du texte, nous avons introduit un point plus développé dans la première partie sur la notion d’économie d’agglomération en apportant de premiers éléments de critique de son utilisation (pages 12-14) et, surtout, donc, nous avons introduit un nouveau point sur l’alternative au discours dominant (pages 18-25).

En cohérence avec notre propos général, il ne s’agit bien sûr pas de proposer un nouveau modèle de développement des territoires, mais de présenter des éléments de méthode pour analyser autrement les territoires, identifier les problèmes et les opportunités éventuelles, et mettre en œuvre le cas échéant des politiques publiques adaptées. Nous préconisons notamment d’oublier les catégories “métropole”, “périphérie”, “ville globale”, …, d’entrer en matière de développement économique par l’activité, en identifiant ce que nous appelons les “mondes économiques” dans lesquels sont insérés les acteurs, de s’interroger sur les arrangements entre acteurs (ce que certains qualifient de gouvernance locale), de réfléchir à d’autres façons de fabriquer les politiques publiques, afin de se prémunir de la tentation du modèle.

Nous nous sommes efforcés, comme dans la première version du texte, de le rendre accessible à un large public, en illustrant nos propositions d’exemples tirés de nos travaux de terrain. Nos préconisations s’adressent donc aussi et peut-être surtout aux acteurs en charge du développement des territoires, aux différentes échelles (nationale, régionale, locale), car nous sommes convaincus qu’il est possible d’agir autrement et de manière plus pertinente, dès lors que l’on se débarrasse des représentations erronées qui sous-tendent encore trop souvent l’action publique.

Cliquez ici pour la nouvelle version

Le PDG du CNRS accro à la CAME

Je découvre via le blog de Sylvestre Huet qu’Antoine Petit, PDG du CNRS, est accro à la CAME.

Pour rappel, la CAME (Compétivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) est le terme que nous avons employé avec Michel Grossetti pour résumer une mythologie qui considère que l’avenir de la France passe par le soutien à quelques métropoles attractives vis-à-vis des personnes excellentes, capables de rivaliser dans un contexte de concurrence territoriale exacerbée.

Inutile de dire que la CAME ne diffuse pas que parmi les personnes s’intéressant aux territoires, on trouve pas mal de personnes qui prennent des doses conséquentes dans le monde de la recherche.

Dernier exemple en date, donc, les propos d’Antoine Petit lors du 6e colloque annuel des vice-présidents recherche et valorisation de la CPU (Conférence des présidents d’université). Il déclare :

Il faut qu’on accepte de s’attaquer à un tabou qui est que, comme disait Coluche, “tout le monde est pareil mais il y en a qui sont plus pareils que d’autres“. Il y a les enseignants-chercheurs et chercheurs normaux, soit l’immense majorité. Et puis il y a les stars. Dans notre pays, on ne s’est pas donné les moyens pour attirer et garder les stars. Parce que ça s’attaque à deux tabous : est-ce qu’on payera différemment les gens selon les disciplines, ou selon leur niveau d’excellence ?

Un peu plus tard, il précise :

On ne peut pas dire qu’on veut que la France garde sa place sur la scène internationale mais que la seule chose qu’on propose c’est un peu de pinard et des jolis monuments. Ça ne marche pas ! On peut aussi dire qu’on continue avec ce système de rémunération mais alors il faut arrêter de dire qu’on va gagner des places dans le classement de Shanghai. C’est l’un ou c’est l’autre, c’est à nous de décider.

On retrouve dans ces propos la notion de compétitivité, mesurée dans le domaine de la recherche à l’aune du classement de Shangaï, dont on sait qu’il ne rime à rien, mais bon, il fait désormais “convention” pour reprendre les termes de l’économie du même nom, si bien qu’il structure les propos du PDG du CNRS, du Ministère et de nombreux responsables du monde de l’ESR. Il structure les propos mais aussi, hélas, certaines de leurs décisions. L’attractivité et l’excellence sont également très présentes, puisque l’enjeu, nous dit-il, est que l’on soit en capacité d’attirer des stars internationales, le moyen identifié étant de faire monter leur rémunération. Seul manque le terme de métropole, mais on imagine bien que dans l’esprit de notre PDG, les laboratoires excellents ne peuvent se trouver que dans les plus grandes villes de notre beau pays.

Sylvestre Huet s’attaque aux propos d’Antoine Petit en indiquant que malgré tous les maux dont on accuse la France, elle compte de nombreuses “stars” et que le problème est sans doute moins de recruter des “stars” à prix d’or que d’assurer un financement correct de l’ESR et des perspectives de carrière aux jeunes chercheurs.

Je complète un peu la critique.

Précisons d’abord que la vocation de l’ESR est bien sûr de produire de la recherche de qualité et d’accueillir dans de bonnes conditions les étudiants étrangers qui veulent venir se former (la France y parvient plutôt bien), mais aussi de former l’ensemble des jeunes sortant de l’enseignement secondaire pour faire monter le niveau de formation des futurs actifs. A force de se focaliser sur l’attractivité de la France, les stars internationales et les étudiants internationaux, on en oublie un peu, me semble-t-il, cette mission au moins aussi essentielle. Les deux ne sont pas incompatibles, bien sûr, mais elles peuvent le devenir, si par exemple on préconise de concentrer les ressources financières disponibles sur un ensemble limité d’universités ou de laboratoires, sous prétexte d’excellence, au détriment d’autres sites (car l’argent public est limité paraît-il), qui font aussi de la recherche de qualité soit dit en passant, et qui participent à l’effort de formation des jeunes.

La notion d’excellence défendue par Antoine Petit, qui serait confinée dans les cerveaux de quelques stars, est en contradiction totale avec le fonctionnement de la science, ce qui est un comble pour un chercheur, qui devrait lire un peu les travaux de chercheurs s’intéressant à ce sujet (je suis toujours surpris de l’ignorance des chercheurs des sciences dites dures des travaux de sciences humaines et sociales consacrés à ce domaine, ils devraient les lire, ça ne fait pas mal). Pour reprendre la formule attribuée à Newton, “nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants”, formule qui peut s’entendre de deux façons : i) les chercheurs d’aujourd’hui sont des nains juchés sur les épaules des géants d’hier, pour signaler le caractère cumulatif de la science (caractère cumulatif qu’il convient parfois d’interroger…) et l’importance des connaissances accumulées dans le passé, ii) le travail des géants d’aujourd’hui (les “stars” pour reprendre la terminologie) est la partie la plus visible d’un immense travail collectif réalisé par l’ensemble des “nains” de la communauté scientifique. Dans le dernier cas, les géants ne sont rien sans les nains.

Toujours sur l’excellence, l’autre erreur d’Antoine Petit est de croire que l’on peut identifier l’excellence de demain, dans le cadre d’une activité, la recherche, qui se caractérise par une incertitude radicale. Devant l’impossibilité de l’identifier, tout ce que l’on récompense, en fait, c’est l’excellence d’hier : on attire des stars auréolées d’un prix ou d’une reconnaissance quelconque, qui viennent occuper provisoirement une chaire et bénéficier des avantages annexes, puis repartent dans leur pays d’origine (car même les stars ont une famille et des amis auxquels ils tiennent) sans avoir véritablement fait ruisseler autour d’eux (j’ai quelques échos des effets potentiellement négatifs des chaires d’excellence, qui ont tendance à déprimer les collègues qui voient arriver des personnes déchargées de cours, à qui l’on donne des moyens considérables, qui repartent après les avoir mobilisés, ce qui fait dire à certains que sans doute on ne les a pas payé assez chers et que c’est pour cela qu’ils repartent, qu’on va donc augmenter leurs émoluments, ce qui va déprimer encore un peu plus les collègues alentour, etc.).

Manuel Tunon de Lara, président de l’Université de Bordeaux le reconnait d’ailleurs lors de la même conférence en indiquant que :

bien qu’il « y ait probablement une action commune à avoir au niveau de l’Idex, cela reste compliqué de garder les stars ».« J’ai l’impression que les environnements qu’on est susceptible de proposer pèsent plus que le salaire directement. Nous, cela nous a conduits à changer : comme tout le monde nous avons dit “on veut être dans les premiers, on va recruter des stars”, mais à mi-parcours on s’est dit qu’il était par exemple plus intéressant de viser des chercheurs plus jeunes susceptibles de devenir des stars. »

Derrière ces propos, on devine que la compétition dans laquelle les universités sont plongées pour attirer des “stars” les conduit à s’engager dans ce que l’on appelle une course aux armements, où l’on cherche à accorder toujours plus de moyens aux personnes que l’on vise afin de doubler l’université voisine, ou, à l’échelle de la France, le pays voisin.

Dans cette compétition, Jean-Paul Moatti, P-DG de l’IRD, explique que :

Il y a aujourd’hui une conjoncture internationale dans un certain nombre de domaines avec la politique américaine qui fait que des gens peuvent être incités à venir si on leur propose des ‘packages” intéressants combinant de plus grosses rémunérations avec d’autres avantages

Et de citer l’exemple du programme Make Our Planet Great Again (mopga) lancé en 2017 par Emmanuel Macron. Ce à propos de quoi Yves Lévy, P-DG de l’Inserm, interroge :

A-t-on aujourd’hui le nom des “stars” recrutées avec Mopga ? Ce sont vraiment des stars ?

Et notre pauvre Jean-Paul Moatti de concéder :

Non, pas toutes

Les PDG du CNRS et de l’Inserm font vraiment peur, je trouve.

L’alternative à cette vision de la recherche est relativement simple : la recherche est une activité éminemment collective qui se nourrit des collaborations entre chercheurs, à toutes les échelles géographiques. Tout ce qui peut favoriser les échanges et les collaborations entre chercheurs est donc une bonne chose. Les Nobels et lauréats de la Médaille Fields ne disent rien d’autres dans leur courrier adressé aux autorités britanniques et européennes : n’entravez pas les collaborations scientifiques. Les “stars” françaises signataires de ce courrier ne disent pas “youpi, profitons-en pour attirer dans nos laboratoires les stars britanniques !”, ils plaident pour un maintien voire un renforcement des collaborations.

L’enjeu n’est donc pas de concentrer les moyens sur quelques stars, d’autant moins qu’on ne sait pas quelles seront les stars de demain, mais d’assurer des moyens suffisants à l’ensemble de la communauté et de favoriser au maximum la circulation de l’ensemble des chercheurs, notamment des jeunes chercheurs : on est sûr qu’en leur sein se trouvent les “stars” de demain, mais on ne peut pas l’anticiper, alors donnons des moyens à l’ensemble et laissons leur le temps de développer leurs recherches. Ce sera une utilisation beaucoup plus rationnelle des deniers publics.

Les fonctions métropolitaines sont-elles de plus en plus métropolitaines ?

C’est le titre de l’article que je viens de mettre en ligne. La réponse est non. En voici le résumé :

L’objectif de cet article est d’analyser l’évolution de la géographie de l’emploi en France métropolitaine, en exploitant des données par fonction d’emploi à l’échelle des aires urbaines sur période longue, avec un focus particulier sur les fonctions dites métropolitaines.

Nous mobilisons plus précisément les données issues des recensements de 1982, 1990, 1999, 2009 et 2014. Nous retenons la typologie opérée par l’Insee qui agrège les 486 PCS 2003 en 15 fonctions d’emploi, elles-mêmes agrégées en 4 grandes fonctions : fabrication concrète, fonctions métropolitaines, fonctions présentielles et fonctions transversales. Ces données sont exploitées pour trois ensembles d’aires urbaines : l’ensemble des aires urbaines (AU771), les 68 plus grandes aires urbaines (aires de plus de 50 000 emplois, notées AU68), ces mêmes aires urbaines hors aire urbaine de Paris (AU67).

Compte-tenu de l’hypertrophie francilienne caractéristique de la géographie française, nous commençons par analyser l’évolution du poids de l’aire urbaine de Paris dans l’économie du pays : nous montrons qu’il recule pour 13 des 15 fonctions d’emploi, les baisses relatives les plus marquées concernant 4 des 5 fonctions métropolitaines.

Nous estimons ensuite des lois d’échelle pour nous prononcer sur l’évolution de la hiérarchie urbaine française dans son ensemble. Nous montrons que la hiérarchie urbaine des fonctions métropolitaines est globalement stable sur la période. L’analyse des résultats pour le sous-ensemble des cadres des fonctions métropolitaines, plus hétérogènes, ne permettent pas d’apporter de conclusions sensiblement différentes.

Au final, l’hypothèse d’un accroissement du processus de métropolisation paraît devoir être rejetée.

S’agissant de Paris, son poids est passé de 25,8% en 1982 à 25,0% en 2014, une baisse relativement modérée, donc, mais plus marquée pour les fonctions métropolitaines, dont le poids passe de 39,2% à 34,2%. La baisse la plus forte concerne la fonction conception-recherche (dans laquelle ne sont pas comptés les enseignants-chercheurs, je précise).

Poids de l’aire urbaine de Paris dans l’ensemble des aires urbaines de France métropolitaine

Fonction 1982 2014 Variation du poids
production concrète 17.6% 16.4% -1.2%
Agriculture 4.8% 5.2% 0.5%
Fabrication 19.9% 16.7% -3.2%
Bâtiment travaux publics 19.9% 18.8% -1.1%
Fonctions métropolitaines 39.2% 34.7% -4.5%
Commerce interentreprises 37.6% 32.5% -5.2%
Conception recherche 46.2% 39.3% -6.9%
Culture loisirs 46.2% 42.0% -4.2%
Gestion 37.9% 31.7% -6.2%
Prestations intellectuelles 39.6% 38.7% -0.9%
Fonctions présentielles 25.1% 23.0% -2.1%
Administration publique 27.1% 24.6% -2.5%
Distribution 22.5% 21.1% -1.4%
Education formation 21.7% 23.4% 1.7%
Santé action sociale 24.2% 20.3% -3.9%
Services de proximité 28.8% 25.5% -3.3%
Fonctions transversales 24.4% 21.7% -2.7%
Transports logistique 26.3% 24.0% -2.3%
Entretien réparation 22.1% 19.2% -3.0%
Ensemble des fonctions 25.8% 25.0% -0.8%

Pour la structure urbaine en général, j’ai estimé des lois d’échelles. L’idée est de calculer un paramètre β qui vaut 1 si la fonction d’emploi considérée est répartie comme l’ensemble des emplois, qui est supérieur à 1 si la fonction d’emploi est plutôt concentrée dans le haut de la hiérarchie urbaine et qui est inférieur à 1 si la fonction d’emploi est plutôt concentrée dans le bas de la hiérarchie urbaine.

Par définition, les fonctions métropolitaines présentent des valeurs supérieures à 1, l’objectif de l’article étant de voir si ces valeurs ont augmenté, diminué ou sont restées stables sur la période.

Voilà ce que ça donne par grandes fonctions :

C’est particulièrement stable pour les fonctions métropolitaines, sans trop de différences selon que l’on raisonne sur l’ensemble des aires urbaines où les sous-ensembles des plus grandes aires.

Dans le détail des fonctions métropolitaines, voici les résultats :

Globalement stable également, il n’y a guère que la fonction “prestations intellectuelles” qui tend à se concentrer, dans le sous-ensemble des grandes aires urbaines, parmi les plus grandes d’entre elles.

Vous trouverez plus de résultats et les détails sur la méthodologie et les données dans l’article que vous pouvez télécharger en cliquant ici. Tout commentaire est bienvenu.

La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ?

C’est le titre du dernier article co-écrit avec Michel Grossetti, dont voici le résumé :

La période récente se caractérise par l’émergence d’une mythologie séduisante dans le champ du développement économique : l’approfondissement de la mondialisation plongerait l’ensemble des territoires face à un impératif de compétitivité, seules quelques métropoles pouvant rivaliser pour attirer les talents et les leaders de demain, métropoles qu’il conviendrait donc de soutenir en concentrant les efforts sur l’excellence. Nous la résumons par l’acronyme CAME pour Compétitivité, Attractivité, Métropolisation et Excellence.

Une analyse attentive des différents composants de la CAME montre cependant qu’aussi séduisante —voire addictive— qu’elle soit, elle ne résiste pas à l’épreuve des faits. Malgré cela, portée de manière plus ou moins marquée par certains chercheurs et organismes privés ou publics d’analyse et de conseil, elle sous-tend tout un ensemble de politiques publiques ; elle a même structuré une partie des débats autour des résultats des élections dans différents pays.

Non seulement la CAME ne produit pas les effets attendus, mais elle provoque des effets indésirables. Les ressources publiques étant limitées, les dédier fortement à quelques acteurs (startups, chercheurs jugés « excellents »…) ou à quelques lieux (métropoles) conduit à renforcer les inégalités socio-spatiales. Quelques éléments de réflexion sur des alternatives envisageables, qui nous semblent plus saines, seront présentés afin d’aider à s’en désintoxiquer.

Vous pouvez télécharger le texte complet en cliquant ici. Commentaires bienvenus !

Les inégalités spatiales de salaire en France : différences de productivité ou géographie des métiers ?

C’est le titre d’un article que nous avons rédigé avec Michel Grossetti et Benoît Tudoux, suite à une sollicitation de l’INSEE pour un numéro spécial d’Economie et Statistique.

Notre idée de départ était d’interroger l’hypothèse au cœur des modèles de l’économie géographique qui considère que les salaires versés sur le marché du travail sont égaux à la productivité du travail. Cette hypothèse, courante en économie, explique que les chercheurs, pour évaluer la surproductivité éventuelle de tel ou tel territoire, estiment des équations de salaire : s’ils observent à tel endroit un salaire supérieur de 10% à la moyenne, ils en déduiront que sur ce territoire, les salariés sont 10% plus productifs. Sauf que cette hypothèse est très contestable pour certains métiers (cadres de la finance, états-majors des grands groupes, artistes, …). Donc, si ces métiers ont une géographie particulière, on risque de faire dire aux sursalaires de grosses bêtises en termes de surproductivité…

Pas qu’aux sursalaires, soit dit en passant : pour régionaliser les PIB, l’INSEE s’appuie précisément sur les salaires versés. Un PIB par emploi supérieur de 10% à la moyenne à tel ou tel endroit correspond, en fait, à un salaire moyen versé supérieur de 10% à la moyenne, rien d’autre. Considérer que cela signifie que les personnes sont 10% plus productives, c’est accepter l’hypothèse que salaire=productivité, ce que certains font sans s’en rendre compte, comme d’autres font de la prose.

Nous voulions donc voir dans quelle mesure la géographie de ces professions atypiques influait sur la géographie des salaires.  Nous voulions également creuser un deuxième point : l’importance des effets de composition. Qu’un territoire verse en moyenne des salaires supérieurs de 10% peut s’expliquer par le fait non pas que chaque salarié est plus productif, mais par le fait que les spécialisations des territoires diffèrent.  Jusqu’à récemment, neutraliser ces effets de composition était difficile, car les données disponibles étaient relativement agrégées : pour les professions, on avait un détail en une trentaine de postes seulement. Nous avons donc exploité une base plus récente et plus détaillée, sur données 2013, avec un détail des professions en plus de 400 postes. Ce dernier point est décisif : seul un tel niveau de détail permet d’appréhender l’influence des métiers particuliers (par exemple les cadres des marchés financiers) sur les différences géographiques de salaire.

Résultat des courses ? Les différences géographiques de salaires sont avant tout des différences de spécialisation métiers des territoires, elles sont très peu liées à des effets géographiques intrinsèques. Pour le dire autrement, une fois neutralisés les effets de spécialisation, on n’observe que très peu de différences de rémunération (donc de productivité si on retient l’hypothèse initiale) entre les territoires français. L’Ile-de-France fait cependant exception. Plus précisément Paris et les Hauts-de-Seine. Est-ce dû à une plus forte productivité sur ces territoires ? Bof : une bonne part de l’écart tient à la surreprésentation des cadres de la banque et de la finance, et à la présence des états-majors des grands groupes… Une fois neutralisés effets de composition et effet professions atypiques, l’Ile-de-France présente des sursalaires d’environ 10%, soit l’écart moyen de prix entre la région capitale et les autres régions…

Sur la base de ces résultats, nous proposons une autre explication des différences géographiques de salaire : elles seraient moins liées à des différences de « performance » des territoires qu’à la géographie des métiers, elle-même héritée de l’histoire et des choix politiques. Nous nous livrons notamment en fin d’article à une petite comparaison France-Allemagne qui nous semble éclairante.

Nous avons donc soumis notre article, qui a été évalué par deux rapporteurs, qui nous ont fait part d’un ensemble de remarques, que nous avons intégrées dans une nouvelle version de notre article. Deuxième analyse par les rapporteurs, ensuite, pour apprendre au final que l’article était finalement rejeté, compte-tenu des commentaires de l’un des deux rapporteurs, que je ne peux m’empêcher de vous livrer, avec des commentaires sur ses commentaires.

Les auteurs souhaitent démontrer que la géographie très inégalitaire des salaires en France est en réalité due à la géographie des métiers. Or parmi les variables individuelles prises en compte en plus des effets géographiques et de structure ne figurent que l’âge, le sexe et la nature privée ou publique du contrat de travail. Quid des qualifications et des diplômes? En l’absence de proxies valables pour ces derniers, leur effet est très certainement capturé par les indicatrices métiers. Or il s’agit bien de dimensions différentes qu’il conviendrait de distinguer pour démontrer de manière convaincante que les disparités spatiales de salaires en France s’expliquent pour l’essentiel par la géographie des métiers.

C’est gentil, mais l’information sur les qualifications et les diplômes ne figure pas dans la base, ce que l’évaluateur est censé savoir… Et avec une décomposition en plus de 400 professions, on peut considérer qu’elle est bien capturée, cette information, en effet… Et même si elle y figurait et qu’elle jouait significativement, elle ne pourrait que réduire encore les effets géographiques, donc renforcer notre argumentation…

Par ailleurs, les auteurs invoquent l’histoire pour rendre compte de la géographie des métiers. Mais cela n’invalide pas l’existence d’effets d’agglomération : le rôle des accidents de l’histoire dans l’agglomération spatiale des activités est d’ailleurs au cœur de l’économie géographique.

L’histoire au cœur des modèles d’économie géographique, on croit rêver… Ils évoquent des « accidents historiques » pour dire qu’on ne peut pas expliquer l’émergence de telle ou telle activité à tel ou tel endroit, mais qu’ensuite on a des processus économiques cumulatifs qui confèrent des avantages irréversibles à ces endroits. Je n’ai pas vu passer de modèle d’économie géographique expliquant la structure urbaine déséquilibrée de la France et la structure urbaine équilibrée de l’Allemagne. Des études historiques, si.

Enfin, l’analyse est essentiellement descriptive et aucun mécanisme n’est étudié de façon rigoureuse empiriquement.

Le jour où j’ai reçu cet avis, j’ai lu ce billet retweeté par Antoine Belgodère, où il est question de cette hiérarchie entre économétrie et statistiques descriptives, que j’invite tous les chercheurs en sciences sociales à lire. Pour les non-initiés au petit monde de la recherche en économie : dire d’une analyse qu’elle est descriptive figure au rang de pire insulte. On a les critères de scientificité qu’on peut.

L’approche me semble ainsi trop légère pour remettre en question de manière convaincante plusieurs décennies de recherche théorique et empirique sur les déterminants et les effets de l’agglomération spatiale des activités.

Là, je me suis dit d’abord que Popper devait se retourner dans sa tombe…  Je me suis dit ensuite que cela fait des dizaines d’années, en effet, que les modèles d’économie géographique, dans leurs versions empiriques, considèrent que salaire=productivité, que c’est une hypothèse, qu’elle est contestable, très contestable même, que la contester fait bouger les résultats et l’interprétation qu’on peut en faire. Autant ne pas la remettre en question, donc, pour que la connaissance avance.

Après discussion avec Michel Grossetti et Benoît Tudoux, on a décidé de poster notre article sur Hal, car au-delà des objectifs de publication de nos recherches, la diffusion des résultats est importante. En voici le résumé :

L’objectif de cet article est d’analyser les différences géographiques de salaire de France métropolitaine, en exploitant des données individuelles localisées de salaire pour l’année 2013 (données DADS), qui proposent notamment une décomposition fine des métiers en plus de 400 postes.

Nous estimons dans un premier temps des équations de salaire, avec comme variables explicatives des caractéristiques individuelles, des indicatrices géographiques et des indicatrices métiers. Nous montrons que les indicatrices métiers expliquent une part importante des différences de salaire, les indicatrices géographiques ne jouant qu’à la marge.

A métiers identiques, certains territoires, tous en Ile-de-France, présentent cependant des salaires significativement supérieurs à la moyenne. Un focus sur ces territoires montre que ces sursalaires s’expliquent pour une part importante par la présence des secteurs de la banque et de la finance et de l’activité des sièges sociaux, au sein desquels figurent des métiers relevant de marchés à très fortes inégalités de rémunération.

L’article est visible ici. N’hésitez pas à commenter.

Penser ce qui relie

C’est la conclusion de mon livre, son fil conducteur, aussi : plutôt que de considérer les territoires comme des entités en concurrence les unes avec les autres, il faut les voir comme des parties prenantes de systèmes interdépendants.

Le problème, c’est qu’on dispose de quantité de données par territoire, on est donc vite tenté de produire des classements sur tel ou tel indicateur de performance, se comparer à l’autre. A contrario, on dispose de peu de données sur les flux, sur tout ce qui traverse les territoires.

On dispose de peu de données, mais cela ne signifie pas qu’il n’en existe aucune. Il en existe sur les mobilités domicile-travail, sur les flux touristiques, sur les liens entre sièges sociaux et établissements, etc.

Parmi les chercheurs qui travaillent sur ce type de données, Nadine Catan. Le Monde vient de consacrer un article très bien fait relatif à une étude à laquelle elle a participé pour la Datar. L’article est visible ici (€), une synthèse de l’étude là.

Je souscris totalement à ce passage :

Passer de ville à système urbain permet de changer nos grilles de lecture des dynamiques territoriales et ainsi de modifier nos politiques publiques. Elus et développeurs sont appelés à mettre l’accent, non plus sur l’accumulation des populations et des emplois à un endroit donné, mais sur les connexions entre les différents lieux (…). Il faut aujourd’hui penser les villes, les métropoles, en termes de complémentarités et non plus se focaliser sur leurs avantages concurrentiels.

Je souscris et je me désole, dans le même temps, du peu de connaissance que les acteurs en charge de tel ou tel territoire ont de ces flux, de leur difficulté à comprendre que c’est ce qui importe. Au risque d’être lourd, j’insiste : l’enjeu n’est pas de penser ce qui sépare, mais de comprendre ce qui relie.

Actualités d’éloge

Stéphane Ménia a rédigé une jolie note de lecture de mon dernier ouvrage, à lire ici.

Joli article également, dans la Nouvelle République datée d’aujourd’hui (dimanche 22 octobre), par Didier Monteil.

Mercredi 22 novembre, de 18h à 20h, le site poitevin de Sciences Po Paris m’a invité à présenter mon livre, entrée libre et gratuite, 49 place Charles de Gaulle, amphithéâtre Bolivar, Poitiers, circulation fluide : on n’est pas à Bordeaux.

Produit dérivé : exposition à l’espace Mendès-France, jusqu’au 21 janvier, 14 panneaux et une vidéo sur la décomposition du PIB par habitant. Exposition qui va se balader en France, à Niort, ce week-end, salon de l’ESS, dans le Béarn, ensuite, et puis encore ailleurs, je vous dirai.

A suivre : une recension dans Alternatives Economiques, une interview Xerfi Canal, des conférences à Angers, à Paris et à Lyon. Je fais le service après-vente. Et je rédige mon tout prochain ouvrage, livraison l’an prochain.

La Catalogne, moteur économique de l’Espagne ?

Lors de sa déclaration d’indépendance-enfin-on-sait-pas-trop, Carles Puigdemont a affirmé que depuis la mort de Franco, la Catalogne était le moteur économique de l’Espagne.

Cet argument économique, même s’il n’est pas le seul, est souvent repris par les régions pour revendiquer leur indépendance. En gros, l’idée est la suivante : on en a marre de créer les richesses, de se les faire piquer par l’État central qui les redistribue aux régions pauvres peuplées de fainéants. Cf. l’Italie du Nord (vs. l’Italie du Sud), la Flandre (vs. la Wallonie), la Catalogne (vs. les autres régions espagnoles).

Mais, dans le cas de la Catalogne et de la période actuelle, est-ce le cas ? Pour en juger, on peut collecter des données sur les PIB, le nombre d’habitants, l’emploi, etc., calculer les PIB par habitant, les décomposer en PIB par emploi et emploi par habitant, en suivant la méthodologie que Michel Grossetti et moi avions proposé pour le cas français dans cet article de la Revue de l’OFCE.

C’est à cet exercice que nous nous sommes livrés avec Emmanuel Nadaud, en nous concentrant sur les pays de l’Union à quinze, soit 214 régions NUTS2, avec des données 2011. Nous en avons tiré un article présenté en juillet dernier à Athènes, qui insiste sur la diversité des contextes régionaux.

Source : Nadaud E., Bouba-Olga O., 2017, “La richesse des régions européennes : au-delà du PIB par habitant”, Colloque ASRDLF, Athènes, juillet. Lien : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01533348/document

[Edit : paragraphe modifié, erreur de lecture de la carte, c’est corrigé (17/10/2017)] Les zones en rouge correspondent aux régions présentant les plus faibles valeurs de l’indicateur concerné (1er quintile), les zones en vert foncé présentent les plus fortes valeurs (5e quintile). La Catalogne est quant à elle dans une situation médiane (3ème quintile) pour le PIB par habitant et pour le ratio emploi par habitant. Deuxième quintile en revanche pour le PIB par emploi (la productivité apparente du travail). Plusieurs régions espagnoles sont visiblement dans une meilleure situation.

Je suis retourné aux chiffres précis, en rapportant les valeurs observées pour les régions espagnoles à la moyenne de l’Union à 15 pour construire des indices qui valent 100 si la valeur observée dans la région est égale à la valeur observée en moyenne.

Le PIB par habitant de l’Union à 15 est de 30 219€ en 2011, le PIB par emploi monte à 66 814€. La Catalogne est sensiblement en dessous, avec des indice de 89 pour le premier indicateur (le PIB par habitant de la Catalogne est donc égal à 89% du PIB par habitant de l’Union à 15) et de 87 pour le deuxième.

Surtout : la Catalogne arrive en quatrième position des 19 régions espagnoles pour le PIB par habitant, derrière la région de Madrid (indice de 103), le Pays Basque (99) et la Navarre (95). Elle passe même au 5ème rang pour la productivité apparente du travail : le Pays Basque est en première position (indice de 95), devant la région de Madrid (93), la Navarre (92) et la Rioja (88).

Difficile, dès lors, d’affirmer que la Catalogne est le moteur économique de l’Espagne.

C’est grave docteur ? Non. Comme expliqué dans mon petit livre, il faudrait sortir de ces analyses qui voient les territoires comme des entités en concurrence les unes avec les autres. Les processus productifs traversent les frontières, chaque territoire pouvant être vu comme un petit bout de petit monde, spécialisé de manière plus ou moins avantageuse sur des fragments de processus productifs. Plutôt que de penser ce qui sépare, mieux vaut comprendre ce qui relie.

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