Faut-il bannir les ordinateurs des cours ?

Terence Day rapportait en 2007 qu’un étudiant de HEC Montréal avait perdu gros en se livrant à de la spéculation à court terme…  durant les cours. En une quinzaine d’années seulement, le paysage de la classe (ou de l’amphi) s’est peuplé d’ordinateurs portables. Leurs écrans dont l’enseignant ne voit généralement que le dos sont le lieu d’activités diverses qui échappent au contrôle pédagogique d’antan. Beaucoup de voix se sont exprimées, certaines pour dénoncer la dispersion de l’attention des étudiants et d’autres pour valoriser de nouvelles formes de participation aux cours, enrichies par les ressources et services accessibles en ligne. Même rapide, une lecture de ces antagonismes révèle des questions qui dépassent celles relatives au comportement des étudiants. C’est d’abord la forme scolaire qui est questionnée parce qu’elle est mise à mal par les technologies numériques.

Unités de lieu, de temps et d'action

Unités de lieu, de temps et d'action (Image: Master isolated images / FreeDigitalPhotos.net)

Comme souvent, une perspective historique aide à mieux comprendre ce que l’on observe. Il y a encore peu et pour la plupart des jeunes, le premier contact avec l’ordinateur se faisait à l’École. Aujourd’hui, la plupart des étudiants dispose à titre personnel et privatif d’un ordinateur portable. Là où l’ordinateur avait le statut d’artefact institutionnel choisi pour instrumenter les activités d’apprentissages prescrites par l’enseignant, il équipe aujourd’hui l’étudiant à titre personnel qui le met en œuvre en fonction d’objectifs et de stratégies qui lui sont propres. Les matériels dont sont équipés les étudiants aujourd’hui présentent trois caractéristiques qui expliquent leur succès et concourent aux usages qui en sont faits en classe. Ils sont mobiles, personnels et connectés.

Dans cette situation, deux scénarios principaux se dessinent.

Le premier est le plus fréquent aujourd’hui. On pourrait l’intituler « Fermons les yeux ! ». Dans cette option, les enseignants continuent d’enseigner comme si de rien n’était. Certes, ils regrettent certains comportements d’usage préjudiciables à la qualité des apprentissages mais en renvoient la responsabilité aux étudiants.

Le deuxième est celui qu’un nombre croissant d’universités dans le monde mettent en œuvre : l’interdiction. De fait, cette logique de prohibition existe depuis longtemps mais s’appliquait davantage à des restrictions d’accès (MSN, Facebook … ) que quelques astuces techniques et autres  abonnements 3G ont rendu caducs. Les interdictions portent aujourd’hui sur les matériels eux-mêmes. Revenant à des pratiques anciennes, les éventuelles activités d’apprentissages médiatisées sont alors organisées dans des lieux dédiés (salles « informatiques »).

L’un et l’autre de ces scénarios accréditent la thèse de l’inertie de la forme scolaire telle que Guy Vincent l’a théorisée en 1994 : un espace, une temporalité planifiée, l’identification des apprentissages, des groupes d’étudiants composés selon des principes formels (secteurs, âge, discipline) et des professionnels en charge de l’enseignement. Concrètement, la forme scolaire traditionnelle qui a majoritairement cours à l’université respecte les trois règles qui définissent le théâtre classique : unité de lieu, de temps et d’action. Le problème avec les ordinateurs portables, c’est qu’ils permettent de se jouer de ces trois règles. Les structures de formation continue et professionnelles le savent bien. Elles en tirent parti pour s’affranchir des contraintes qui pèsent sur leurs publics. C’est ainsi par exemple que se développent des logiques de formation nomades qui cherchent à valoriser au mieux les disponibilités des apprenants.

En fait, l’université s’appuie beaucoup sur ce potentiel d’émancipation offert par les technologies numériques. Accéder à la documentation en ligne, travailler selon des modalités collaboratives ou coopératives, échanger entre étudiants et avec les enseignants en dehors des lieux et temps universitaires … tout cela contribue notoirement à la qualité des enseignements et l’efficacité des apprentissages.

Le problème qui focalise l’attention est autre. Il s’agit au fond de la pression exercée par les technologies numériques sur le huis clos de la salle de cours. Elle invite à questionner la forme scolaire classique, à s’interroger sur sa pertinence et les transformations qui pourraient lui être apportées. Dans ce cadre, je ne trouve pas choquant que l’usage de l’ordinateur soit momentanément proscrit dès lors que l’activité prescrite requiert une parfaite disponibilité de l’étudiant au discours de l’enseignant et/ou de ses condisciples. De la même façon, je trouve utile de recentrer les usages des portables sur les activités relatives au cours mais pas gênant si cela conduit les étudiants à des pratiques personnelles et différenciées.

Bien au-delà du scénario du laisser faire et de celui de l’interdiction, c’est la voie de l’innovation pédagogique. Elle est exigeante et nécessite une véritable ingénierie pédagogique pour scénariser les activités d’apprentissage et identifier les ressources qui lui sont nécessaires. Tout cela exige des compétences dont nous ne disposons sans doute pas toujours. Celles des enseignants bien sûr qui sont peu ou pas formés à ces questions d’ordre techno-pédagogique. Celles des étudiants dont nous connaissons très peu les méthodes de travail et qui auraient sans doute besoin que nous les aidions pour gagner en efficacité.

Notons pour finir que ce qui vaut ici pour l’université est valable également à l’École où la problématique plus visible de l’usage des smartphone est analogue.

L’Ecole selon le Conseil National du Numérique

Le Conseil National du Numérique (CNN) émet des avis et celui du 6 mars 2012 est relatif au numérique à l’Ecole. Rappelons que le CNN a été institué par Nicolas Sarkozy le 27 avril 2011, répondant ainsi aux préconisations du rapport remis par Pierre Kosciusko Morizet (co-fondateur de Priceminister.com) à Eric Besson, alors ministre en charge de l’économie numérique. Le CNN est composé de 18 « spécialistes de l’Internet ». Il a pour vocation de conseiller le gouvernement sur les problématiques liées à l’économie du numérique. C’est dire que lorsque le CNN se penche sur les questions du numérique à l’École, on est impatient de découvrir un point de vue qui promet de se démarquer des habituels débats internes à l’institution scolaire.

Installation du CNN

Le président de la République installe le CNN, le 27 avril 2011. Photo : L. Blevennec/elysee.fr

Le rapport du CNN trace rapidement un constat peu étayé mais sans concession. Les enjeux du numérique à l’École répondent à ceux de l’École. La mission de l’École étant de former des citoyens, il lui est impossible d’y parvenir si elle ne s’acculture pas au numérique. Et cette transformation de l’École peine à se réaliser malgré l’ampleur des investissements déjà consentis.

J’adhère totalement à ce choix de positionner le débat sur le registre de la culture numérique, posture qui montre combien il est essentiel d’ouvrir la réflexion sur l’Ecole à différents points de vue.

Mon accord s’arrête là ou presque et le rapport du CNN me semble entaché d’erreurs fondamentales : l’idéologie sous-jacente à l’analyse des problèmes d’acculturation numérique de l’École, un défaut de méthode dans la conduite de l’étude et, finalement, un parti pris au profit du secteur industriel que les membres du conseil représentent de fait.

Le CNN relève judicieusement le décalage persistant entre les niveaux d’usage domestique et professionnels des technologies par les enseignants. De même, il pointe le risque que ce défaut d’acculturation numérique de l’École ne renforce encore les inégalités sociales. Là encore, le constat me semble pertinent. En revanche, les solutions proposées dans le rapport s’inscrivent dans une toute autre vision, radicalement éloignées de l’analyse. Les technologies numériques n’y sont plus considérées comme des éléments déterminants de notre culture dont il faudrait tenir compte pour identifier les objectifs de l’École et orienter ces actions. Elles constituent un moyen pour améliorer l’organisation du travail, pour « professionnaliser le fonctionnement des établissements et de l’institution toute entière ». Sans nier l’apport potentiel des technologies numériques à l’organisation du fonctionnement de l’institution scolaire, l’y réduire ou presque traduit une conception de l’École très éloignée des visions humanistes distillées dans le préambule du rapport.

Défaut de méthode ensuite. Le document ne dit rien de la conduite de l’étude par les auteurs. On apprend seulement qu’une cinquantaine de personnalités ont été auditionnées et quelques références bibliographiques sont signalées ici et là. On ne sait rien des questions posées, du traitement des réponses, des sources documentaires exploitées. De fait, les affirmations sont nombreuses et les doutes rares alors que les questions soulevées sont complexes et les avis très partagés. Difficile donc d’accorder sa confiance à un tel document. Sa crédibilité repose sur la légitimité du panel des personnalités auditionnées et il est vrai que ces 50 personnes sont des acteurs reconnus du domaine. Comment ne pas repérer tout de même l’absence ou la faible représentation d’acteurs d’importance : peu d’enseignants, pas de personnels de direction, pas d’élèves, un seul chercheur…

Parti-pris enfin quand les solutions préconisées visent essentiellement à rapprocher l’Ecole des industriels du numérique. On se rappellera tout de même des vives critiques formulées lors de la nomination des 18 membres du conseil. Critiques sur le mode de désignation puisqu’elles relèvent directement du président de la République, ce qui ne garantit guère l’indépendance du conseil. Critiques sur la composition qui fait la part belle aux entreprise du secteur de l’internet et des télécoms sans laisser aucune place à des personnalité représentatives de la collectivité nationale, qu’il s’agisse de parlementaires ou d’associatifs.

Bref, le rapport est décevant. A quand une réelle mobilisation pour réfléchir à ce que doit être notre École à l’ère du numérique et pour se donner les moyens d’y parvenir ?