Mais de quoi la culture numérique est-elle le nom ?

Les choix terminologiques sont aussi des choix sémantiques. Les discours politiques et institutionnels concernant les technologies de l’information et de la communication dans l’éducation n’échappent pas à ce principe. Parler d’informatique (années 80), de multimédia (années 90) ou de numérique (aujourd’hui) ne signifie pas la même chose. Cela témoigne de changements d’ordre épistémologique. C’est pourquoi, le recours de plus en plus fréquent au syntagme « culture numérique » mérite que l’on s’y arrête. On le retrouve par exemple en bonne place dans le deuxième rapport Fourgous comme dans l’avis formulé par le Conseil national du numérique. Bruno Devauchelle, qui fait la même observation, propose une analyse très intéressante sur son blog. Pour ma part, je souhaite m’arrêter sur la question du sens accordé au vocable « culture numérique » et proposer à grands traits mon propre point de vue.

Bien des analyses de la culture numérique reposent sur une vision pseudo-sociologique. Ainsi, la culture numérique serait d’abord celle des « jeunes ». Difficile pourtant d’identifier les jeunes à un groupe social unique, que l’on choisisse des critères objectifs (déterminants socioprofessionnels des familles, religieux, géographiques … ) ou subjectifs (sentiment d’appartenance) pour définir la notion de groupe social. Les ranger dans la même catégorie sociale n’a pas plus de sens si l’on considère que la catégorisation sociale est relative à des différences de pouvoir, de richesse ou d’éducation. Le qualificatif « jeune » lui même reste problématique et les travaux de Parson qui ont longtemps fait référence ont montré leurs limites. D’une part les jeunes ne se caractérisent pas davantage par leurs comportements irresponsables que les adultes par leur sens des responsabilités. D’autre part, la distribution développementale  (enfance, adolescence, âge adulte) est inopérante. Pas plus les traits comportementaux que physiologiques ne permettent d’établir ces catégories de façon satisfaisante. Toute recherche de définition sociale reste également vaine. Notre société ne produit pas de définition univoque de la jeunesse. Pour s’en convaincre, il suffit de voir combien le recours au terme « jeune » fait appel à des acceptions différentes au sein de nos lois et règlements. Que dire alors lorsque l’on examine cette question à l’échelle internationale ? Finalement, le mieux que l’on pourra faire sera d’en rester à des classes d’âges. Pour toutes ces raisons, la culture numérique ne saurait être celle des jeunes. C’est d’ailleurs l’une des critiques fondamentales qui peut être opposée à Marc Prensky et sa proposition de « digital natives ». Dans le même temps, différentes enquêtes accréditent bien sûr l’enthousiasme de beaucoup des plus jeunes à l’égard des technologies numériques.

Considérer la culture numérique comme étant celle des jeunes, c’est aussi la définir en fonction du rapport du rapport au numérique de ces « jeunes ». Si l’on considère les collégiens et lycéens français, différentes enquêtes conduites depuis quelques années les montrent très équipés, très utilisateurs des technologies numériques. On peut compléter par la description des compétences qu’ils ont quant à la mise en œuvre des technologies et par ce que représentent les technologies pour eux, notamment quant à leur construction identitaire et leur sociabilité. Inutile de préciser que les ressorts principaux de l’activité des plus jeunes n’étant pas les mêmes que ceux des moins des jeunes, une telle approche cantonne effectivement la culture numériques aux plus jeunes.

Si l’on considère la culture d’un point de vue anthropologique, elle n’est bien sûr plus seulement celle des jeunes mais celle de tous les hommes et femmes. La perspective est radicalement différente car elle invite à s’interroger sur la notion de culture afin d’évaluer ce qu’elle doit au numérique. En première approche, on peut considérer la culture sous l’angle suggéré par l’UNESCO dans la déclaration dite de Mexico (1982) selon laquelle la culture articule la dimension collective définie comme l’«ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social » avec la dimension singulière par laquelle l’individu se construit et se comporte. L’immanence des technologies numériques en fait un élément déterminant de notre environnement. Nos comportements, nos relations à l’espace, aux temps et aux autres en sont affectés à la mesure des spécificités de la médiation instrumentale propres aux technologies numériques. C’est en ce sens que la culture numérique n’existe pas autrement que comme notre culture à l’ère du numérique.

Jeunes et moins jeunes, éduqués où non, ruraux ou citadins, amateurs de technologies numériques ou non, utilisateurs de ces technologies ou pas, nous avons tous en partage cette culture à l’ère du numérique. C’est elle qui nous fournit ce cadre d’action en grande partie invisible à partir duquel nous élaborons nos actes et construisons nos représentations, nos valeurs et nos attitudes. Inutile par exemple de faire usage des technologies numériques pour avoir une connaissance et une représentation du Monde qui doivent beaucoup à internet et aux nouvelles pratiques de l’information. La lecture des grands quotidiens est, par exemple, un usage certes indirect mais bien réel de ces technologies.  Et les exemples pourraient être multipliés à l’infini.

Comment comprendre alors la multiplication des références qui sont faites à la culture numérique dans toutes ces déclarations relatives à la politique éducative ? Les y trouver est un véritable soulagement. Une crainte aussi : celle de la voire réduite à cette culture jeune dont l’Ecole devrait bien s’accommoder.

Les enjeux sont plus importants. C’est la question de la refondation de l’Ecole qui est posée, celle de son acculturation à l’ère du numérique

Quand Marc Prensky enterre trop vite les digital natives

Marc Prensky est connu de tous pour avoir popularisé l’idée que le monde était fait de digital natives et de digital immigrants. Et il est vrai que cette proposition, érigée un peu vite au statut de concept, a fait florès. Au point de surprendre son auditoire lorsque, invité à prononcer la conférence d’ouverture d’une journée d’échanges organisée par Microsoft le 5 avril dernier sur le thème de l’Ecole de demain, Marc Prensky a très rapidement éludé ce thème. Il s’en était rapidement expliqué dans une interview de Jason Wiels que l’on pourra lire sur le site de Regards sur le numérique. Il y évoque les nombreuses critiques reçues comme autant d’incompréhensions de ses propositions. L’idée des digital natives, avec ses forces et ses faiblesses était pourtant très intéressante. Retour sur l’un des buzz de ce début de siècle ! 

Marc Prensky le 5 avril 2012 (photo publiée sur le site RSLN)

C’est en 2001 que Marc Prensky a publié l’article qui devait le rendre célèbre : « Digital Natives, Digital Immigrants ». Pour lui, le surgissement de la culture numérique conjugue deux processus : le renouvellement générationnel avec des jeunes nés dans un environnement marqué par l’immanence des technologies numériques (les « digital natives ») et l’acculturation des plus âgés (les « digital immigrants ») nés dans un monde dépourvu ou presque de ces technologies. Selon Marc Prensky, avoir grandi avec les technologies numériques implique une modification des façons d’agir et d’apprendre. Il diagnostique une rupture culturelle et milite pour une acculturation numérique de l’Ecole, afin d’adapter l’Ecole au contexte culturel des jeunes.   

La proposition de Marc Prensky repose sur deux prémisses. La première postule que les jeunes sont nés dans un environnement où les technologies étaient déjà omniprésentes. La deuxième repose sur l’idée d’une certaine stabilité culturelle à l’échelle générationnelle.

Les deux sont fausses.

Pour discuter la première, il convient de s’accorder sur la définition d’un digital native. Pour l’être, faut-il être né après l’invention de l’ordinateur, d’internet ou de Facebook ? Suffit-il d’avoir vécu dans une foyer équipé d’un ordinateur familial ou bien faut-il posséder soi-même tous les artefacts  numériques d’aujourd’hui et en faire un usage intensif ? Peut-on être un digital native après avoir étudié dans un système éducatif qui n’a pas pris en compte le numérique ? Dans son article, Marc Prensky fixe imprudemment le début des années 80 comme date au-delà de laquelle les enfants sont des digital natives. Cela lui sera souvent reproché et c’est justice. L’espèce d’immanence des technologies numériques que l’on peut observer aujourd’hui n’était pas établie à cette époque. De plus, c’était faire fi de différences sociologiques et sociétales dont on sait l’importance qu’elles ont, tant l’appropriation des technologies répond à des déterminants socioéconomiques. A vrai dire pourtant, le problème est moins d’ordre empirique qu’épistémologique. Marc Prensky n’a sans doute  pas choisi les bons indicateurs. Les digital natives sont nés, moins dans une société équipées des dernières technologies numériques que dans une société dont les pratiques et représentations individuelles et collectives ont été transformées par l’ensemble des usages des technologies numériques. En ce sens, c’est de culture et non de technologie qu’il s’agit. Présentée ainsi, la proposition de Marc Prensky retrouve toute sa force. Les digital natives grandissent dans une société dont la culture a été transformée par les spécificités de la médiation instrumentale numérique. On ne s’informe plus, on ne s’exprime plus, on ne raisonne plus exactement de la même manière qu’auparavant et les technologies numériques y sont pour quelque chose. Notre image du Monde, nos relations sociales ne s’élaborent plus  tout à fait pareil. Et cet impact des technologies numériques sur les jeunes s’exerce finalement sur eux, qu’ils fassent un usage intensif des technologies ou non, puisque ce sont l’ensemble des dimensions de notre culture qui ont été affectées par le numérique.

La deuxième prémisse repose sur une idée classique de la sociologie des générations. Elle est  fondée sur l’idée que l’on peut attribuer un ensemble de caractéristiques spécifiques à un groupe social défini par son année de naissance. Alan Spitzer, connu pour ses travaux sur les questions générationnelles a souvent été cité pour avoir écrit « Each generation write its own history ». Mais Alan Spitzer est un historien et il a essentiellement travaillé sur le 19ème siècle. Aujourd’hui, les évolutions culturelles ne s’observent plus à l’échelle générationnelle mais infra-générationnelle. La classification des générations proposée par William Strauss et Neil Howe et 1991 (génération des baby boomers post seconde guerre mondiale suivi des générations  X, Y .. ) ne fonctionne plus. Les évolutions culturelles, dans toutes leurs dimensions, sont plus rapides que le renouvellement des générations. Ainsi les digital natives nés aujourd’hui sont d’ores et déjà soumis à de profonds changements sociétaux et culturels.

A relire l’article de Marc Prensky, on ne peut que le trouver naïf et maladroit. Je l’ai beaucoup critiqué et depuis longtemps parce qu’il projette sur un monde en changement un cadre sociologique du passé. Pour autant, je regrette que Marc Prensky ne le défende pas davantage aujourd’hui. Derrière le simplisme de son argumentation, il y a une réalité qui ne se dément pas et une heuristique très féconde. La réalité qu’il dépeint dès 1981 est celle que nous vivons aujourd’hui. Les technologies numériques sont devenues  symbiotique avec notre culture et il est important d’en analyser les mécanismes et les conséquences. L’une des premières est à l’évidence qu’il est urgent de repenser l’Ecole à l’ère du numérique et Marc Prensky est de ceux qui appellent cette refondation depuis longtemps. C’est surtout l’heuristique de la migration qui retient mon attention dans l’article de Marc Prensky. L’idée des digital immigrants pose la question de l’acculturation numérique sous un angle intéressant. Elle invite à considérer l’évolution des individus au sein d’une culture changeante comme une sorte de migration temporelle. Penser l’acculturation comme une migration temporelle, c’est aussi utiliser les travaux des spécialistes des migrations géographiques pour mieux comprendre les processus de l’acculturation numérique.

 C’est une belle perspective !

Rapport Fourgous : quatre prémisses fausses et un biais méthodologique !

Les rapports se succèdent et se ressemblent.  Après celui du Conseil National du Numérique le 6 mars dernier, c’est le deuxième volet du travail de la mission Fourgous qui vient d’être publié le 3 avril. Le titre est prometteur : « Apprendre autrement à l’ère du numérique ». S’il est inspiré de celui de l’excellent ouvrage d’Olivier Donnat sur « Les pratiques culturelles des français à l’ère du numérique », c’est une très bonne idée. Cela resitue  le numérique comme l’un des éléments de notre écosystème plutôt que de le cantonner à certains artefacts ou pratiques. Avec un tel titre, la question est moins de savoir comment faire entrer le numérique à l’Ecole que de chercher à acculturer le système éducatif aux évolutions sociétales. Restent les 236 pages suivantes où l’on attend avec impatience de découvrir la politique qui permettra une telle refondation de l’Ecole. Rien de tel ! Le rapport surfe sur quatre prémisses erronées et un biais méthodologique.

Mission Fourgous

Extrait du site de la Mission Fourgous (www.missionfourgous-tice.fr)

La première prémisse est classique. L’usage intensif des technologies numériques à l’Ecole améliore la réussite des élèves. Rien ne le démontre pourtant de façon évidente ! Voilà des années que les évaluations divergent sur ce point. Dès 1999, une méta-étude réalisée par Thomas L. Russel montrait, à partir de l’analyse d’un corpus de 355 articles différents portant tous sur la recherche d’une corrélation entre médiatisation des activités d’apprentissage et performances scolaires des élèves, une absence de différence significative. En fait, la question est probablement mal posée et il convient de souligner à la fois la complexité des processus d’apprentissage et leur sensibilité au contexte. Généralement, lorsque la médiatisation vient ajouter les difficultés spécifiques aux usages des technologies sans modifier les activités apprentissages elles-mêmes, le recours aux technologies est néfaste. L’explication est simple. Les difficultés propres à l’activité d’apprentissage sont inchangées et les élèves doivent en plus résoudre celles qui sont liées à la mis en œuvre des technologies. Le plus souvent, il reste difficile d’apprécier les apports des technologies. Certains usages, bien sûr sont très pertinents et c’est toujours parce que les technologies ont permis d’organiser des activités particulièrement propices aux apprentissages. Autrement dit, ce sont moins les technologies qui sont en cause que les activités qu’elles instrumentent et toute la question est donc de savoir le rôle que les technologies peuvent jouer dans l’évolution des pratiques pédagogiques.

Là réside justement le deuxième postulat. Non moins classique bien qu’il soit lui aussi contredit par des dizaines d’années d’évaluations institutionnelles et de travaux de recherche. On a longtemps cru que l’introduction des technologies induisait un processus d’innovation au service d’une amélioration des conditions d’apprentissage. C’est confondre le potentiel de ces technologies avec la réalité de leur actualisation. Certes les technologies fournissent une occasion de repenser l’enseignement mais leur disponibilité ne suffit pas. Les transformations sont systémiques et supposent bien des changements absents du rapport. Programmes d’enseignement, recrutement et formation des enseignants, temps et lieux scolaires sont, entre autres, les variables sur lesquelles il conviendrait de jouer.

La troisième prémisse s’oppose elle aussi à la réalité du terrain. Elle attribue aux adolescents des compétences pour l’usage des technologies qu’ils n’ont pas. Leur niveau de maîtrise des technologies est moins importante que ce que l’on dit généralement, surtout en ce qui concerne les compétences transversales (maîtrise des codes et langages). De plus, la distribution de ces compétences est très fortement corrélée aux déterminants sociaux. Impossible donc de miser sur les technologies numériques pour compenser les inégalités scolaires imputables aux origines sociales des élèves. C’est au contraire à l’Ecole qu’il revient de réduire l’effet des différences sociales sur les compétences numériques des jeunes. Pour différentes raisons, le B2i institué dès 2000 n’y parvient pas. La principale est sans doute qu’il ne prévoit pas d’activités spécifiques pour acquérir des compétences que l’expérience ne suffit pas à développer. La discrimination sociale joue alors à plein.

La dernière est cette fameuse hypothèse motivationnelle. Le simple usage des technologies aurait un rôle positif sur la motivation et l’attention des élèves. Et bien là encore, c’est faux. Du moins le plus souvent. Les adolescents ne découvrent pas les technologies à l’Ecole et il ne faut donc pas compter sur l’effet de nouveauté dont on sait par ailleurs qu’il est de courte durée. En fait, ils s’approprient les technologies au service de leurs propres activités au premier rang desquelles figurent leurs sociabilités amicales et amoureuses. C’est pourquoi les smartphones ont un tel succès dans cette tranche d’âge puisqu’ils sont à la fois personnels, mobiles, toujours connectés et jamais filtrés. Dans ces conditions, la scolarisation des technologies numériques n’est guère intéressante pour eux. Surtout s’il s’agit de réaliser des activités dont la nature ne doit rien aux potentialités des technologies. C’est là qu’il faut faire preuve d’imagination pédagogique et didactique.

Biais méthodologique pour finir. Un défaut bien classique en fait mais il est rédhibitoire. Le rapport est très documenté et l’équipe de Pascal Cotentin a fourni, comme pour le premier rapport Fourgous, un gros travail de recherche d’informations. En revanche, le choix des sources est toujours opéré au service du propos tenu par l’auteur du rapport. Le moins que l’on puisse dire est que la dimension critique est absente.

Pourquoi ce rapport, pourtant rédigé avec le concours d’experts, réitère-t-il ces erreurs d’analyse et de méthode avec un tel manque de discernement ? On peut formuler plusieurs hypothèses. La première qui me vient à l’esprit, c’est que cette idéologie qui associe les technologies numériques au progrès éducatif arrange aussi bien les experts que les politiques. Mais il ne s’agit là que d’une hypothèse…

L’Ecole numérique : paroles de deux des candidats à la présidentielle

Peu de chances que l’élection du futur président de la République se joue sur la question du numérique à l’Ecole. De part et d’autre, les déclarations sont tardives et relèvent davantage de logiques de réaction aux discours adverses que de l’élaboration d’une politique ambitieuse. Quelques petites passes d’armes qui suscitent l’espoir d’un débat, quelques analyses parfois réalistes sur l’état de la situation … puis viennent les propositions … assez décevantes.

Que l’on en juge !

Pour commencer, il est assez inutile de consulter les sites de campagne. Celui de Nicolas Sarkozy ne laisse aucune place à la question du numérique à l’Ecole. Il faut dire que le candidat dit peu, voire rien, de ses projets sur ce site. C’est au gré des discours qu’il égrène les éléments qui permettent de se faire une idée, comme celui du 28 février 2012 à Montpellier sur l’éducation. Des indications sont aussi fournies par le site du projet de l’UMP et en particulier dans le document intitulé « Révolution numérique, le meilleur reste à venir ».  On ne peut que souscrire à l’analyse : la formation de tous, à commencer par celle des enfants, est un enjeu majeur. D’autant plus lorsqu’il est souligné combien « Internet fait intégralement partie de notre société » et qu’il faut donc passer « rapidement à l’ère de l’école numérique ». Mille bravos !

Suit alors une proposition de création d’un enseignement scolaire spécifique au numérique et de mise en œuvre d’une formation plus efficace des enseignants à l’usage des technologies numériques. On le sait, la première proposition fait débat parmi les spécialistes. Nous sommes quelques-uns à avoir montré que le B2I n’était pas à même de réduire l’effet des inégalités sociales sur l’acculturation numérique. Pour y faire face, une réelle prise en compte du numérique à l’Ecole s’impose mais la création d’un enseignement spécifique soulève bien des questions : qui le prendra en charge ? comment lui assurer cette transversalité sans laquelle on ne saurait parvenir à autre chose qu’un enseignement à caractère disciplinaire ? La meilleure option semble de concevoir un enseignement intégré qui mobilise l’ensemble des disciplines et du corps professoral.

Se pose alors la deuxième question, celle de la formation des enseignants. Le président-candidat, dont le gouvernement a presque totalement supprimé la formation initiale et continue des enseignants, est-il fondé à faire une telle proposition ? Je suis intervenu la semaine dernière devant 200 jeunes enseignants et je peux affirmer que leur priorité n’était pas la culture numérique dont je venais leur parler avec deux collègues. Ils auraient préféré une formation centrée sur les questions pédagogiques de base et plusieurs d’entre eux nous ont fait part de leurs difficultés et de leur hésitation à démissionner.

Le candidat socialiste a été plus audible ces derniers jours. Comme son adversaire, François Hollande souligne le retard de la France par rapport aux autres pays de l’Union Européenne. Comme lui, il propose d’introduire un enseignement scolaire du numérique. Après quelques tergiversations qui confinent à l’improvisation, c’est à deux seulement des séries du lycée (S et STI2D) que cet enseignement optionnel sera réservé en cas de victoire. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec ces sigles, rappelons la série S est la série scientifique de l’enseignement général alors que la récente série STI2D de la voie technologique est consacrée aux Sciences et Technologies de l’Industrie et du Développement Durable. Malgré la volonté affichée d’étendre ultérieurement cette formation à toutes les autres séries, voilà qui discrédite nettement tout projet d’une acculturation numérique de l’Ecole au profit d’une vision professionnelle, technique et sectorielle.

C’est Vincent Peillon, en charge de l’éducation dans l’équipe de campagne de François Hollande, qui a présenté la dernière version de ces mesures lors du colloque organisé le 30 mars sur « Le numérique, moteur du changement ». A la même occasion, Gilles Braun, adjoint à Jean-Michel Blanquer à la DGESCO a repositionné la question du numérique à l’Ecole. Pour lui, l’enjeu est de transformer l’outil numérique en instrument numérique. Ce qui est probablement une référence aux travaux de Pierre Rabardel sur l’instrumentation pose une question des plus claires. Au-delà de la simple présence des technologies numériques à l’Ecole, quelle en est la finalité réelle ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les orientations se semblent claires ni pour les uns, ni pour les autres.

Regrettons aussi que les déclarations des candidats et de leurs équipiers ne fassent jamais référence aux travaux scientifiques qui accompagnent pourtant l’histoire des technologies éducatives depuis des dizaines d’années. En revanche, à l’instar des travaux du Conseil National du Numérique (voir un autre billet de ce même blog), la parole est largement ouverte aux financiers et aux industriels. Ne nous trompons pas, leur voix est indispensable. Mais pas seule ! Celle des usagers, des praticiens et des chercheurs l’est aussi.

Finalement, l’agitation autour des technologies numériques à l’Ecole est juste assez forte pour susciter quelques altercations en mode mineur. Je me souviens bien de la tribune publiée dans Le Monde d’un Inspecteur général de l’Education nationale que certains reconnaitront et qui diagnostiquait il y a quelques années que le problème du numérique à l’Ecole n’était pas le numérique… C’est bien encore aujourd’hui la question de l’école à l’ère du numérique qui est posée et pas du tout celle du numérique à l’Ecole.

J’ai bien peur que ce débat ne parvienne pas à la surface de la campagne.

Il reste trois semaines pour en parler !

Paroles, paroles … 

L’Ecole selon le Conseil National du Numérique

Le Conseil National du Numérique (CNN) émet des avis et celui du 6 mars 2012 est relatif au numérique à l’Ecole. Rappelons que le CNN a été institué par Nicolas Sarkozy le 27 avril 2011, répondant ainsi aux préconisations du rapport remis par Pierre Kosciusko Morizet (co-fondateur de Priceminister.com) à Eric Besson, alors ministre en charge de l’économie numérique. Le CNN est composé de 18 « spécialistes de l’Internet ». Il a pour vocation de conseiller le gouvernement sur les problématiques liées à l’économie du numérique. C’est dire que lorsque le CNN se penche sur les questions du numérique à l’École, on est impatient de découvrir un point de vue qui promet de se démarquer des habituels débats internes à l’institution scolaire.

Installation du CNN

Le président de la République installe le CNN, le 27 avril 2011. Photo : L. Blevennec/elysee.fr

Le rapport du CNN trace rapidement un constat peu étayé mais sans concession. Les enjeux du numérique à l’École répondent à ceux de l’École. La mission de l’École étant de former des citoyens, il lui est impossible d’y parvenir si elle ne s’acculture pas au numérique. Et cette transformation de l’École peine à se réaliser malgré l’ampleur des investissements déjà consentis.

J’adhère totalement à ce choix de positionner le débat sur le registre de la culture numérique, posture qui montre combien il est essentiel d’ouvrir la réflexion sur l’Ecole à différents points de vue.

Mon accord s’arrête là ou presque et le rapport du CNN me semble entaché d’erreurs fondamentales : l’idéologie sous-jacente à l’analyse des problèmes d’acculturation numérique de l’École, un défaut de méthode dans la conduite de l’étude et, finalement, un parti pris au profit du secteur industriel que les membres du conseil représentent de fait.

Le CNN relève judicieusement le décalage persistant entre les niveaux d’usage domestique et professionnels des technologies par les enseignants. De même, il pointe le risque que ce défaut d’acculturation numérique de l’École ne renforce encore les inégalités sociales. Là encore, le constat me semble pertinent. En revanche, les solutions proposées dans le rapport s’inscrivent dans une toute autre vision, radicalement éloignées de l’analyse. Les technologies numériques n’y sont plus considérées comme des éléments déterminants de notre culture dont il faudrait tenir compte pour identifier les objectifs de l’École et orienter ces actions. Elles constituent un moyen pour améliorer l’organisation du travail, pour « professionnaliser le fonctionnement des établissements et de l’institution toute entière ». Sans nier l’apport potentiel des technologies numériques à l’organisation du fonctionnement de l’institution scolaire, l’y réduire ou presque traduit une conception de l’École très éloignée des visions humanistes distillées dans le préambule du rapport.

Défaut de méthode ensuite. Le document ne dit rien de la conduite de l’étude par les auteurs. On apprend seulement qu’une cinquantaine de personnalités ont été auditionnées et quelques références bibliographiques sont signalées ici et là. On ne sait rien des questions posées, du traitement des réponses, des sources documentaires exploitées. De fait, les affirmations sont nombreuses et les doutes rares alors que les questions soulevées sont complexes et les avis très partagés. Difficile donc d’accorder sa confiance à un tel document. Sa crédibilité repose sur la légitimité du panel des personnalités auditionnées et il est vrai que ces 50 personnes sont des acteurs reconnus du domaine. Comment ne pas repérer tout de même l’absence ou la faible représentation d’acteurs d’importance : peu d’enseignants, pas de personnels de direction, pas d’élèves, un seul chercheur…

Parti-pris enfin quand les solutions préconisées visent essentiellement à rapprocher l’Ecole des industriels du numérique. On se rappellera tout de même des vives critiques formulées lors de la nomination des 18 membres du conseil. Critiques sur le mode de désignation puisqu’elles relèvent directement du président de la République, ce qui ne garantit guère l’indépendance du conseil. Critiques sur la composition qui fait la part belle aux entreprise du secteur de l’internet et des télécoms sans laisser aucune place à des personnalité représentatives de la collectivité nationale, qu’il s’agisse de parlementaires ou d’associatifs.

Bref, le rapport est décevant. A quand une réelle mobilisation pour réfléchir à ce que doit être notre École à l’ère du numérique et pour se donner les moyens d’y parvenir ?

C2E 2012 : Apprendre avec les réseaux sociaux

La prochaine édition de notre campus européen d’été (C2E 2012) aura lieu dans six mois et sa préparation a déjà débuté. Pour ceux qui ne connaissent pas encore cette manifestation, il s’agit d’une semaine annuelle d’école d’été et d’échanges avec des professionnels. Chaque année le thème varie : l’année dernière il était question des promesses de l’apprentissage nomade, l’année d’avant de jeux sérieux… et nous avons commencé ce cycle de rencontres en 1999 sur le thème de la communication en réseaux.


Cette année, comme tous les ans, nous avons choisi de traiter un thème d’actualité. Nous nous intéresserons donc aux réseaux sociaux.

Beaucoup des apprentissages sont sociaux et il n’a pas été nécessaire d’attendre Facebook et Twitter pour s’en convaincre. Les travaux de Vygotsky puis ceux de Bandura et bien d’autres depuis en ont révélé les processus. Les technologies numériques réinterrogent pourtant cette question en médiatisant les interactions sociales. Voilà une vingtaine d’années qu’elles facilitent l’organisation d’activités d’apprentissage collaboratives au moyen de forums, de chats ou de partage de documents.

Aujourd’hui une étape a été franchie avec les plateformes qui instrumentent nos réseaux sociaux. Non seulement, ces nouveaux services en ligne permettent de concevoir des activités d’apprentissage différentes mais elles contribuent à les inscrire dans l’environnement social de chacun. Il y a peu, le collectif d’apprentissage était déterminé par l’organisateur de la formation. Aujourd’hui, il s’étend au réseau social de l’apprenant.

Cette nouvelle donne technologique et pédagogique soulève de nombreuses questions. Il semble aujourd’hui que l’usage intensif des plateformes de réseaux sociaux donne une importance nouvelle aux apprentissages informels en favorisant les interactions entre pairs. Ce constat est aussi un défi pour toutes les entreprises et institutions qui organisent des formations, le plus souvent selon une approche formelle.

Les problèmes sont multiples et relèvent aussi bien de questions d’ingénierie de formation que de modèle économique que le campus européen d’été s’attachera à discuter au travers de conférences, de tables rondes et d’ateliers en associant le point de vue des chercheurs à ceux des praticiens et des usagers.

La participation est gratuite (sur inscription) et le programme s’adresse aussi bien à des étudiants (master ou doctorat) qu’à des enseignants, chercheurs et à tous les professionnels concernés par les problématiques des technologies éducatives. Depuis l’année dernière, le C2E est organisé par l’Université de Poitiers (Département IME et laboratoire TECHNE) dans le cadre de la Cité des savoirs avec ses membres (CNED, CNAM, CNDP, ESEN notamment) et en partenariat avec l’Espace Mendès France, le CPEC et le consortium européen EUROMIME. Le plus souvent, il bénéficie du label et de l’aide financière du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche mais il est trop tôt pour le dire en ce qui concerne l’édition 2012 : l’appel à projets est en cours…

Je vous conseille de réserver la semaine du 17 au 21 septembre 21012 🙂

Quand les réseaux (routiers) sont enneigés…

10 à 15 centimètres de neige, l’annonce d’un risque de verglas et voilà la France paralysée. Notre pays n’est pas organisé pour y faire face, sauf peut-être dans les régions de montagne. Quoi de plus normal finalement dans ces conditions que les trains arrivent en retard et que nous limitions nos déplacements en voiture. Pas toujours très agréable de se faire rappeler à l’ordre par la nature mais sans doute très salutaire si l’on y réfléchit un peu. Dans le même temps, sauf rares avaries techniques, les autoroutes de l’information restent dégagées. Pas de congères ni de sorties de routes. La voie est libre ! C’est finalement un sentiment curieux que de se savoir quasiment empêché de se déplacer physiquement tout en restant totalement mobile dans l’espace des réseaux numériques. C’est là une des dimensions les plus fascinantes de la médiation instrumentale, lorsque les technologies numériques et en réseau de la communication bousculent la façon dont nous percevons notre distance aux autres.

Réseau eneigéOn sait depuis les années 60 et les travaux de Hall sur la proxémie que notre organisation de l’espace est fortement culturelle, c’est-à-dire subordonnée à la fois aux caractéristiques individuelles et à celles des groupes sociaux au sein desquels on évolue. Hall évoque l’espace « informel » qui caractérise l’organisation spatiale de notre rapport rapproché, direct et immédiat avec autrui, par opposition à d’autres types d’espaces, dits « fixes » ou « semi fixes » dont l’organisation est structurellement contrainte par des règles d’architecture, d’urbanisme ou d’aménagement. Nos usages des instruments de communication en réseaux, dans la variété des modalités qu’ils nous offrent, contribuent à transformer cet espace informel. La distance très réduite de quelques dizaines de centimètres qui balise l’espace de la communication intime dans les cultures occidentales s’étend à l’infini avec l’anamorphose produite par internet. Il ne s’agit en rien d’une simple abolition de la distance, mais plutôt, comme l’exprime Geneviève Jacquinot-Delaunay, de transporter différemment certains des signes de la présence. Les technologies qui captent, codent, véhiculent et restituent ces données s’améliorent sans cesse au point qu’il me semble pertinent, comme le proposait Jean-Louis Weissberg il y a une dizaine d’années déjà, d’évaluer  la valeur du « coefficient charnel » dans la communication à distance.

Demain il faudra se lever tôt pour surmonter les lenteurs de la route enneigée.

J’avais pourtant dit : « Jamais de blog » !!!

Je suis très attentif aux usages des outils de communication en réseau. Mon métier de chercheur m’invite à cette curiosité. Je travaille essentiellement sur l’appropriation de ces technologies numériques par les différents acteurs individuels et institutionnels du champ de l’éducation.

Comme citoyen également, je suis intrigué par la place prise par les technologies numériques dans notre société et notre culture. Mon point de vue alterne alors entre un enthousiasme parfois teinté de naïveté et des craintes souvent légitimes.

Mon regard de chercheur procède bien sûr d’une autre logique. C’est la distance critique qui prévaut et le souci de comprendre les comportements observés en fonction de modèles scientifiques qu’il convient d’améliorer et de confronter aux évolutions des pratiques individuelles et sociales.

S’agissant des blogs, je suis un « néophyte connaisseur ».

Ce billet est pour moi inaugural. Je consulte régulièrement certains blogs, il m’est souvent arrivé de poster des commentaires dans des blogs (amis ou non) mais je n’ai jamais fait l’expérience d’être l’auteur d’un blog. « Mon » blog ! En revanche, j’ai contribué à différentes recherches sur les usages de cet artefact singulier, le plus souvent en accompagnant les travaux de mes étudiants.

Le temps passe si vite que l’on a oublié que l’histoire des blogs est très récente. Qui se souvient que les premiers blogs, à la fin des années 90 ne s’appelaient pas des blogs mais des « web logs », soit des journaux de bord sur le web ? Je me souviens de reportages télévisés de cette époque vantant la valorisation de la figure de l’auteur, la révolution des circuits éditoriaux, la prise de pouvoir de citoyen libre sur le système autoritaire. Il en va des blogs comme de l’espèce humaine : les spécialistes peinent à remonter jusqu’aux origines. Pourtant, des sites web comme The Obvious de Michael Sippey en 1995 ou Robotwisdom de Jorn Barger en 1997 sont souvent signalés comme les pionniers du genre et beaucoup s’accordent pour reconnaître que Peter Merholz est le premier a avoir utilisé le terme de blog pour qualifier son site Peterme dès 1999.

Au-delà de ces blogs de geeks, c’est l’ouverture de plateformes comme Livejournal et Bloggers en 1999 qui a suscité la multiplication des blogs. En 2002, alors que certaines radios de la bande FM françaises s’ouvrent massivement à l’audience adolescente avec des émissions dites « de libre antenne« , Skyrock propose la création de blogs gratuits, les skyblogs. Succès considérable avec près de 30 millions de blogs ouverts en quelques années seulement (en France et dans plusieurs autres pays).

Pourtant, dès 2006, une enquête du cabinet américain de prospective Gartner montre le déclin notable du nombre de blogs. C’est la chronique d’une mort annoncée.

Dans le même temps ou presque, l’étude de l’un de mes étudiants, Nicolas Bouchez, souligne combien les skyblogs des adolescents sont stéréotypés. Quelques photos, une présentation de soi très succincte et de rares textes retracent brièvement des scènes de la vie quotidienne et des états d’âme. Des commentaires souvent lapidaires accusent lecture et expriment le plus souvent l’adhésion au billet d’un ami. Finalement, l’usage du blog par ces adolescents préfigurait les plate-formes de réseaux sociaux… Et la migration des adolescents vers Facebook le confirme.

Quant aux blogs qui subsistent, tous ou presque sont réalisés en respectant des exigences de qualité importantes tant en ce qui concerne les contenus que la fréquence de publication.

Fort de cette analyse, je me disais que je n’allais sans doute pas me livrer à l’expérience du blog adolescent (j’ai mon compte Facebook pour le livrer à ce jeu là) et que je n’aurai ni le temps ni les compétences pour publier un blog bien réfléchi et bien nourri.

Finalement Charlotte (« Community manager » de l’Université de Poitiers) m’a convaincu du contraire.