L’Ecole numérique : paroles de deux des candidats à la présidentielle

Peu de chances que l’élection du futur président de la République se joue sur la question du numérique à l’Ecole. De part et d’autre, les déclarations sont tardives et relèvent davantage de logiques de réaction aux discours adverses que de l’élaboration d’une politique ambitieuse. Quelques petites passes d’armes qui suscitent l’espoir d’un débat, quelques analyses parfois réalistes sur l’état de la situation … puis viennent les propositions … assez décevantes.

Que l’on en juge !

Pour commencer, il est assez inutile de consulter les sites de campagne. Celui de Nicolas Sarkozy ne laisse aucune place à la question du numérique à l’Ecole. Il faut dire que le candidat dit peu, voire rien, de ses projets sur ce site. C’est au gré des discours qu’il égrène les éléments qui permettent de se faire une idée, comme celui du 28 février 2012 à Montpellier sur l’éducation. Des indications sont aussi fournies par le site du projet de l’UMP et en particulier dans le document intitulé « Révolution numérique, le meilleur reste à venir ».  On ne peut que souscrire à l’analyse : la formation de tous, à commencer par celle des enfants, est un enjeu majeur. D’autant plus lorsqu’il est souligné combien « Internet fait intégralement partie de notre société » et qu’il faut donc passer « rapidement à l’ère de l’école numérique ». Mille bravos !

Suit alors une proposition de création d’un enseignement scolaire spécifique au numérique et de mise en œuvre d’une formation plus efficace des enseignants à l’usage des technologies numériques. On le sait, la première proposition fait débat parmi les spécialistes. Nous sommes quelques-uns à avoir montré que le B2I n’était pas à même de réduire l’effet des inégalités sociales sur l’acculturation numérique. Pour y faire face, une réelle prise en compte du numérique à l’Ecole s’impose mais la création d’un enseignement spécifique soulève bien des questions : qui le prendra en charge ? comment lui assurer cette transversalité sans laquelle on ne saurait parvenir à autre chose qu’un enseignement à caractère disciplinaire ? La meilleure option semble de concevoir un enseignement intégré qui mobilise l’ensemble des disciplines et du corps professoral.

Se pose alors la deuxième question, celle de la formation des enseignants. Le président-candidat, dont le gouvernement a presque totalement supprimé la formation initiale et continue des enseignants, est-il fondé à faire une telle proposition ? Je suis intervenu la semaine dernière devant 200 jeunes enseignants et je peux affirmer que leur priorité n’était pas la culture numérique dont je venais leur parler avec deux collègues. Ils auraient préféré une formation centrée sur les questions pédagogiques de base et plusieurs d’entre eux nous ont fait part de leurs difficultés et de leur hésitation à démissionner.

Le candidat socialiste a été plus audible ces derniers jours. Comme son adversaire, François Hollande souligne le retard de la France par rapport aux autres pays de l’Union Européenne. Comme lui, il propose d’introduire un enseignement scolaire du numérique. Après quelques tergiversations qui confinent à l’improvisation, c’est à deux seulement des séries du lycée (S et STI2D) que cet enseignement optionnel sera réservé en cas de victoire. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec ces sigles, rappelons la série S est la série scientifique de l’enseignement général alors que la récente série STI2D de la voie technologique est consacrée aux Sciences et Technologies de l’Industrie et du Développement Durable. Malgré la volonté affichée d’étendre ultérieurement cette formation à toutes les autres séries, voilà qui discrédite nettement tout projet d’une acculturation numérique de l’Ecole au profit d’une vision professionnelle, technique et sectorielle.

C’est Vincent Peillon, en charge de l’éducation dans l’équipe de campagne de François Hollande, qui a présenté la dernière version de ces mesures lors du colloque organisé le 30 mars sur « Le numérique, moteur du changement ». A la même occasion, Gilles Braun, adjoint à Jean-Michel Blanquer à la DGESCO a repositionné la question du numérique à l’Ecole. Pour lui, l’enjeu est de transformer l’outil numérique en instrument numérique. Ce qui est probablement une référence aux travaux de Pierre Rabardel sur l’instrumentation pose une question des plus claires. Au-delà de la simple présence des technologies numériques à l’Ecole, quelle en est la finalité réelle ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les orientations se semblent claires ni pour les uns, ni pour les autres.

Regrettons aussi que les déclarations des candidats et de leurs équipiers ne fassent jamais référence aux travaux scientifiques qui accompagnent pourtant l’histoire des technologies éducatives depuis des dizaines d’années. En revanche, à l’instar des travaux du Conseil National du Numérique (voir un autre billet de ce même blog), la parole est largement ouverte aux financiers et aux industriels. Ne nous trompons pas, leur voix est indispensable. Mais pas seule ! Celle des usagers, des praticiens et des chercheurs l’est aussi.

Finalement, l’agitation autour des technologies numériques à l’Ecole est juste assez forte pour susciter quelques altercations en mode mineur. Je me souviens bien de la tribune publiée dans Le Monde d’un Inspecteur général de l’Education nationale que certains reconnaitront et qui diagnostiquait il y a quelques années que le problème du numérique à l’Ecole n’était pas le numérique… C’est bien encore aujourd’hui la question de l’école à l’ère du numérique qui est posée et pas du tout celle du numérique à l’Ecole.

J’ai bien peur que ce débat ne parvienne pas à la surface de la campagne.

Il reste trois semaines pour en parler !

Paroles, paroles … 

L’Ecole selon le Conseil National du Numérique

Le Conseil National du Numérique (CNN) émet des avis et celui du 6 mars 2012 est relatif au numérique à l’Ecole. Rappelons que le CNN a été institué par Nicolas Sarkozy le 27 avril 2011, répondant ainsi aux préconisations du rapport remis par Pierre Kosciusko Morizet (co-fondateur de Priceminister.com) à Eric Besson, alors ministre en charge de l’économie numérique. Le CNN est composé de 18 « spécialistes de l’Internet ». Il a pour vocation de conseiller le gouvernement sur les problématiques liées à l’économie du numérique. C’est dire que lorsque le CNN se penche sur les questions du numérique à l’École, on est impatient de découvrir un point de vue qui promet de se démarquer des habituels débats internes à l’institution scolaire.

Installation du CNN

Le président de la République installe le CNN, le 27 avril 2011. Photo : L. Blevennec/elysee.fr

Le rapport du CNN trace rapidement un constat peu étayé mais sans concession. Les enjeux du numérique à l’École répondent à ceux de l’École. La mission de l’École étant de former des citoyens, il lui est impossible d’y parvenir si elle ne s’acculture pas au numérique. Et cette transformation de l’École peine à se réaliser malgré l’ampleur des investissements déjà consentis.

J’adhère totalement à ce choix de positionner le débat sur le registre de la culture numérique, posture qui montre combien il est essentiel d’ouvrir la réflexion sur l’Ecole à différents points de vue.

Mon accord s’arrête là ou presque et le rapport du CNN me semble entaché d’erreurs fondamentales : l’idéologie sous-jacente à l’analyse des problèmes d’acculturation numérique de l’École, un défaut de méthode dans la conduite de l’étude et, finalement, un parti pris au profit du secteur industriel que les membres du conseil représentent de fait.

Le CNN relève judicieusement le décalage persistant entre les niveaux d’usage domestique et professionnels des technologies par les enseignants. De même, il pointe le risque que ce défaut d’acculturation numérique de l’École ne renforce encore les inégalités sociales. Là encore, le constat me semble pertinent. En revanche, les solutions proposées dans le rapport s’inscrivent dans une toute autre vision, radicalement éloignées de l’analyse. Les technologies numériques n’y sont plus considérées comme des éléments déterminants de notre culture dont il faudrait tenir compte pour identifier les objectifs de l’École et orienter ces actions. Elles constituent un moyen pour améliorer l’organisation du travail, pour « professionnaliser le fonctionnement des établissements et de l’institution toute entière ». Sans nier l’apport potentiel des technologies numériques à l’organisation du fonctionnement de l’institution scolaire, l’y réduire ou presque traduit une conception de l’École très éloignée des visions humanistes distillées dans le préambule du rapport.

Défaut de méthode ensuite. Le document ne dit rien de la conduite de l’étude par les auteurs. On apprend seulement qu’une cinquantaine de personnalités ont été auditionnées et quelques références bibliographiques sont signalées ici et là. On ne sait rien des questions posées, du traitement des réponses, des sources documentaires exploitées. De fait, les affirmations sont nombreuses et les doutes rares alors que les questions soulevées sont complexes et les avis très partagés. Difficile donc d’accorder sa confiance à un tel document. Sa crédibilité repose sur la légitimité du panel des personnalités auditionnées et il est vrai que ces 50 personnes sont des acteurs reconnus du domaine. Comment ne pas repérer tout de même l’absence ou la faible représentation d’acteurs d’importance : peu d’enseignants, pas de personnels de direction, pas d’élèves, un seul chercheur…

Parti-pris enfin quand les solutions préconisées visent essentiellement à rapprocher l’Ecole des industriels du numérique. On se rappellera tout de même des vives critiques formulées lors de la nomination des 18 membres du conseil. Critiques sur le mode de désignation puisqu’elles relèvent directement du président de la République, ce qui ne garantit guère l’indépendance du conseil. Critiques sur la composition qui fait la part belle aux entreprise du secteur de l’internet et des télécoms sans laisser aucune place à des personnalité représentatives de la collectivité nationale, qu’il s’agisse de parlementaires ou d’associatifs.

Bref, le rapport est décevant. A quand une réelle mobilisation pour réfléchir à ce que doit être notre École à l’ère du numérique et pour se donner les moyens d’y parvenir ?

6ème SEMIME : la fracture numérique persiste…

Pour la sixième année consécutive, je viens de participer au SEMIME à l’Université technologique de Lisbonne (UTL). Ce séminaire scientifique annuel porte sur le thème de l’exclusion numérique. Il est organisé dans le contexte du programme Erasmus Mundus. L’appel à communication est délibérément très ouvert tant en ce qui concerne les questions abordées que les disciplines éligibles. La nature des interventions est elle aussi très variable, de la communication du chercheur au témoignage du praticien en passant par la présentation de l’industriel, l’exposé de l’étudiant de master ou celui du doctorant. Le séminaire est quadrilingue (portugais, espagnol, anglais et français) et le panel d’intervenants très international (20 pays cette année).

Séminaire de recherche SEMIME

Finalement ces six années et ces quelques centaines de communications offrent un regard intéressant sur l’évolution du regard porté sur la question de la fracture numérique.

Ce qui frappe en premier lieu, c’est la persistance de cette problématique. Elle préexistait largement à la première édition du SEMIME en 2006 et reste malheureusement d’une grande actualité. Et tout porte à croire que le SEMIME a un bel avenir.

Dans un deuxième temps, la juxtaposition des interventions fait apparaître des différences de point de vue qui relèvent largement autant de déterminants intimes des énonciateurs que de leur statut ou de leur positionnement épistémologique. Ainsi la fracture numérique procède-t-elle selon les cas de variables culturelles, géopolitiques, sociales ou individuelles.

A l’orée des années 2000, nous étions quelques-uns à montrer que la fracture s’expliquait de moins en moins par l’accès aux équipements et aux services que par la capacité à planifier et à mener à bien des usages finalisés des technologies numériques. Il faut bien reconnaître aujourd’hui que la question est plus complexe. Si les équipements se démocratisent, les laissés pour compte n’en sont que plus exclus. Quant aux usages, ils sont de divers ordres. Il y a ceux déterminés par la pression sociale et professionnelle et ceux que l’individu décide lui-même en fonction de l’utilité qu’il en perçoit. Dans tous les cas, il lui faudra non seulement disposer des équipements mais aussi des compétences requises pour les mettre en œuvre.

Et là, toutes les communications du SEMIME ou presque convergent. Elles pointent la responsabilité des systèmes éducatifs dans l’acculturation numérique des jeunes. Du moins celle que l’Ecole devrait assumer et qu’elle rechigne pourtant à endosser.