Ludovia 2014 : Retour sur la Khan Academy

Organiser une table-ronde sur la Khan Academy était une très belle occasion pour engager le débat sur la problématique « création versus consommation » choisie pour l’édition 2014 de l’Université d’été Ludovia. Je remercie Eric Fourcaud et Aurélie Julien, les organisateurs de la manifestation, de m’avoir invité à prendre part à cette table-ronde animée par Bruno Devauchelle (Université de Poitiers), aux côtés de Jérémy Lachal (Directeur de Bibliothèques sans frontières qui a réalisé une adaptation française des ressources de la Khan Academy), Jean-Marc Merriaux (Directeur général de CANOPE) et Dominique Cardon (Université de Marne-La-Vallée). Du côté scène, sous la houlette de Bruno, les échanges sont nourris. Les questions et remarques de la salle aussi avec un public nombreux (salle comble) et persistant (clôture de la table-ronde à 23 heures). Et les discussions se poursuivent bien plus tard dans la nuit, autour d’un verre, dans la douceur de l’air exceptionnellement estival d’Ax-Les-Thermes. Sans compter les tweets, les commentaires postés sur les murs Facebook et les conversations au petit déjeuner du lendemain. Bref, la Khan Academy soulève des questions. Et c’est bien intéressant !

Comme l’espace de discussion d’une table-ronde ne laisse pas toujours le temps de développer son argumentation et que le train retour vers Poitiers ménage un temps propice à l’écriture, je propose de revenir ici sur quelques points.

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L’enthousiasme de Jérémy Lachal pour présenter la version française de la Khan Academy (KA) fait réellement plaisir à entendre. En revanche, le fond du discours à consonance quasi-évangélique dérange. Il en ressort l’image d’un dispositif « miracle » adaptable à tous les contextes éducatifs et à tous les élèves, susceptible de résoudre tous les problème d’apprentissage, restaurant l’appétence éducative des élèves qui en manquent, développant la créativité, rassurant les parents, produisant une transformation des pratiques pédagogiques … Quelques témoignages dithyrambiques d’enseignants et de parents et quelques chiffres chocs (déjà plus de 10 millions d’utilisateurs dans le monde) accréditent un discours sans nuances. L’évocation des résultats préliminaires particulièrement positifs d’une recherche dont on ne connaît pas les conditions de réalisation parachève l’édifice. J’avais déjà été frappé de la tonalité des présentations de Salman Khan qui me rappelait celle de Nicolas Negroponte présentant le programme One Laptop Per Child il y a quelques années. Je la retrouve ici. J’imagine que l’on peut l’imputer, au moins partiellement, à des déterminants culturels et à des formats de présentation (TED notamment pour l’une des interventions de Salman Khan). Comme je ne doute ni de la sincérité de Jérémy ni de celle du projet de Bibliothèques sans frontières, j’admets volontiers que l’on ne doit pas s’arrêter à ce discours et qu’il convient de procéder à une véritable analyse du projet. Toutefois, je suggère qu’une présentation plus nuancée, moins « lisse » et intégrant les éléments d’une dimension critique serait bienvenue. Au fond, mes interrogations sont ailleurs.

Tout d’abord, il faut bien convenir que la genèse du projet de Salman Khan s’inscrit dans une vision de l’éducation en marge de l’institution éducative. Les modules de cours adressés à sa cousine cherchaient (avec succès manifestement) à remédier aux échecs qu’elle rencontrait dans ses apprentissages scolaires. Une partie notable des témoignages qui circulent aujourd’hui sur les usages des ressources de la Khan Academy sont du même ordre ou d’un ordre voisin : usages pour des révisions scolaires, absence d’Ecole, problème d’accès à l’Ecole pour des apprenants ayant des besoins spécifiques … D’autres usages, parfois très différents en sont faits mais le modèle des ressources et de l’ensemble du dispositif a initialement été pensé dans et pour un contexte non scolaire (et culturellement situé). Il est de ce fait porteur d’un modèle de l’apprentissage qui, encore une fois, n’interdit pas d’en faire autre chose mais qui suggère des usages par ses caractéristiques propres. Si l’on se réfère à la théorie de l’activité instrumentée (Rabardel) et au modèle de médiation instrumentale de Peraya qui montrent notamment comment la nature des artefacts constitue un cadre d’usage, on peut affirmer que la modèle de la KA se retrouve nécessairement dans les usages qui en sont faits. Il est bien sûr possible d’utiliser un tournevis pour enfoncer une pointe mais il est probable qu’il sera plus souvent utilisé pour une vis.

Ainsi, les ressources de la KA peuvent sans aucun doute être également utilisées intelligemment et efficacement à l’Ecole mais elles y importeront son modèle sous-jacent et c’est la raison pour laquelle il faut pouvoir le caractériser. Ce qui est vrai pour la KA est vrai pour toutes les ressources, toutes les méthodes et tous les dispositifs, bien sûr. C’est pourquoi il est si important que la nation décide de l’Ecole dont elle veut se doter et charge son institution scolaire de réaliser son projet politique.

S’agissant de la KA, je relève 4 caractéristiques qui me semblent constitutives de son modèle en ce qu’elles sont susceptibles de subsister quelle que soit l’ampleur de l’appropriation qui en sera faite :
– la nature magistrale des cours qui constituent les ressources de base du dispositif ;
– la logique d’une scénarisation traditionnelle qui enchaîne la consultation d’un cours magistral suivie d’une activité d’application ;
– le découpage des contenus présentés qui s’inscrit dans une pédagogie de la maîtrise (du simple au complexe, du facile au difficile, une progression progressive subordonnée à la maîtrise des étapes à franchir) ;
– l’attribution de « badges » qui attestent des connaissances/compétences acquises.

Ces choix sont respectables, discutables, présentent des intérêts et des limites, ne conviennent probablement ni à tous les publics ni à tous les contextes et/mais sont très prégnants surtout si l’on réifie et idéalise la KA comme LE modèle salvateur. De fait, ce modèle interroge l’Ecole, du moins en France, car il s’éloigne notablement des approches que l’on y trouve le plus souvent. On peut y voir le ferment de très souhaitables innovations. On peut aussi y voir une proposition et des promesses par rapport auxquelles l’institution scolaire gagnerait à se positionner clairement.

La question du financement de la KA a également été posée lors du débat de Ludovia.  La gratuité, avancée à juste titre par les promoteurs du projet comme un facteur favorable aux usages des ressources témoigne en fait d’un modèle économique où le financement n’est pas assuré directement par les clients finaux. C’est évidement un modèle particulièrement intéressant en ce qu’il facilite les usages de tous. Sauf erreur de ma part (les données sont difficiles à trouver et à vérifier), dans le cas de la KA, la localisation du dispositif au contexte français a été financée dans le cadre d’un mécénat de la fondation Orange d’un montant de 320 000 euros, c’est-à-dire 128 000 euros de fonds privés mais aussi 192000 euros de fonds publics sous forme de défiscalisation. L’engagement des mécènes est une excellente chose comme l’accompagnement de l’Etat. Même si l’on sait que les caisses de l’Etat sont vides, des financements publics restent indispensables pour permettre la conception et le développement de ressources de qualité qui exigent des investissements importants. Bien des projets restent dans les cartons faute de ces budgets d’amorçage …

Le succès de la KA place dans l’ombre de nombreuses réalisations du même ordre. Certaines ont été réalisées par des enseignants, pour leurs élèves, dans des conditions relativement similaires à celles de Salman khan. Le site Maths-Vidéos réalisé par Philippe Mercier, par exemple offre plus de 900 vidéos pour 5000 utilisateurs. D’autres sont commerciales, comme l’offre de Paraschool notamment. De façon beaucoup plus générale, l’abondance de l’offre de ressources, extrêmement hétérogène en nature, formats, qualité … complique considérablement la tâche de l’enseignant. Dominique Cardon nous invite à faire confiance à l’évaluation par les utilisateurs que traduisent les algorithmes de PageRank avec des classements relatifs à la popularité des ressources. Pour autant, il est important que ces ressources soient sérieusement documentées (ce qu’elles sont, ce qu’elles font, ce que l’on peut en faire … ) et il me semble que cette tâche d’importance incombe à la puissance publique (Canopé ?).

Pour conclure sur une note qui incite à l’optimisme, poussons le paradigme de la pédagogie inversée un peu plus avant et remplaçons les professeurs de la KA par des élèves. C’est ce que fait Muriel Epstein avec des élèves qui réalisent les ressources d’un MOOC intitulé TRANSIMOOC et dont les ressources ressemblent furieusement à celles de la KA. Ironie, la ressemblance va jusqu’au financement du projet par la fondation Orange. Si les ressources produites par les élèves autorisent des usages du même ordre que celles le la KA, leur réalisation exige des efforts d’élaboration et de structuration du discours particulièrement efficace pour conforter leurs apprentissages. Et que dire de la confiance qu’ils construisent …

Ça, c’est de l’inversion ! Et Muriel Epstein n’est pas la seule à la pratiquer …

Territoires connectés : enjeux et perspectives pour l’éducation et la culture

Depuis 2005, l’Université de Poitiers organise avec ses partenaires un campus européen d’été en technologies éducatives (C2E) qui réunit environ 250 personnes autour d’une thématique d’actualité. La session 2014 du C2E aura lieu du 15 au 19 septembre et portera sur les enjeux et les perspectives pour l’éducation et la culture du déploiement du Très haut Débit. 

Bannière du C2E 2014

Bannière du C2E 2014

La participation à tout ou partie de la semaine est totalement gratuite mais l’inscription obligatoire.

Le programme est là : http://www.c2e-poitiers.com/

Partenaires du C2E 2014 : Espace Mendès France, Région Poitou-Charentes, Canopé, CNAM, Magelis, SPN, Université de La Rochelle, Grand Poitiers

Petite expérience culturelle amusante

La lecture d’image, c’est plus simple que la lecture de texte. La preuve ? Il suffit d’observer la place relative des activités d’apprentissage de l’une et de l’autre à l’Ecole pour s’en convaincre 🙂

Dès les premières années de l’introduction (modeste) de l’audiovisuel dans le système éducatif français, à l’occasion de l’expérience du collège de Marly-le-Roi, Geneviève Jacquinot-Delaunay a pourtant mis en évidence combien l’image posait problème à l’École. Elle a montré que les difficultés insoupçonnées rencontrées par les élèves quant à la compréhension des images provenaient du fait que « l’image n’est pas plus concrète que le discours. Elle procède seulement d’autres règles d’abstraction ».

Quarante ans plus tard, internet et les technologies numériques se sont substitués à la télévision qui motivait le travail de Geneviève Jacquinot en 1974. Alors que la télévision cède le pas aux « nouveaux écrans », la difficulté demeure.

Vous qui êtes sans doute bon lecteur, que voyez-vous dans cette image ?

Source BNF, http://classes.bnf.fr/idrisi/explo/index.htm

C’est une image que je présente à mes étudiants de master, chaque année, depuis une dizaine d’années, soit environ 250 étudiants originaires de différentes disciplines et pays.Tous peinent face à cette image ! Vous également ?

Il s’agit du facsimilé numérique d’un document réalisé par le géographe arabe du 14ème siècle Al-Idrîsî. Même sans en indiquer la nature, la plupart des étudiants formulent l’hypothèse (vraie) qu’il s’agit d’une carte géographique. En revanche, aucun des 250 étudiants n’a su identifier la région du monde cartographiée et vous éprouvez peut-être la même difficulté.

Si vous n’avez trouvé, il suffira de retourner le document (de lui appliquer une rotation de 180°) pour voir apparaître une carte de l’Europe centrée sur la bassin méditerranéen. L’orientation des cartes est là l’un des codes qui ouvre la voie à la compréhension de l’image proposée. Ce code est culturel et s’inscrit dans un espace (culture arabe) et un temps (moyen-âge européen) définis. Aujourd’hui, dit-on, « le nord est en haut ». Cette assertion vaut pour toutes les cartes et elle s’est imposée à tous.

Mais qui a dit que la lecture d’image était facile ? 

 

Rapport Fourgous : quatre prémisses fausses et un biais méthodologique !

Les rapports se succèdent et se ressemblent.  Après celui du Conseil National du Numérique le 6 mars dernier, c’est le deuxième volet du travail de la mission Fourgous qui vient d’être publié le 3 avril. Le titre est prometteur : « Apprendre autrement à l’ère du numérique ». S’il est inspiré de celui de l’excellent ouvrage d’Olivier Donnat sur « Les pratiques culturelles des français à l’ère du numérique », c’est une très bonne idée. Cela resitue  le numérique comme l’un des éléments de notre écosystème plutôt que de le cantonner à certains artefacts ou pratiques. Avec un tel titre, la question est moins de savoir comment faire entrer le numérique à l’Ecole que de chercher à acculturer le système éducatif aux évolutions sociétales. Restent les 236 pages suivantes où l’on attend avec impatience de découvrir la politique qui permettra une telle refondation de l’Ecole. Rien de tel ! Le rapport surfe sur quatre prémisses erronées et un biais méthodologique.

Mission Fourgous

Extrait du site de la Mission Fourgous (www.missionfourgous-tice.fr)

La première prémisse est classique. L’usage intensif des technologies numériques à l’Ecole améliore la réussite des élèves. Rien ne le démontre pourtant de façon évidente ! Voilà des années que les évaluations divergent sur ce point. Dès 1999, une méta-étude réalisée par Thomas L. Russel montrait, à partir de l’analyse d’un corpus de 355 articles différents portant tous sur la recherche d’une corrélation entre médiatisation des activités d’apprentissage et performances scolaires des élèves, une absence de différence significative. En fait, la question est probablement mal posée et il convient de souligner à la fois la complexité des processus d’apprentissage et leur sensibilité au contexte. Généralement, lorsque la médiatisation vient ajouter les difficultés spécifiques aux usages des technologies sans modifier les activités apprentissages elles-mêmes, le recours aux technologies est néfaste. L’explication est simple. Les difficultés propres à l’activité d’apprentissage sont inchangées et les élèves doivent en plus résoudre celles qui sont liées à la mis en œuvre des technologies. Le plus souvent, il reste difficile d’apprécier les apports des technologies. Certains usages, bien sûr sont très pertinents et c’est toujours parce que les technologies ont permis d’organiser des activités particulièrement propices aux apprentissages. Autrement dit, ce sont moins les technologies qui sont en cause que les activités qu’elles instrumentent et toute la question est donc de savoir le rôle que les technologies peuvent jouer dans l’évolution des pratiques pédagogiques.

Là réside justement le deuxième postulat. Non moins classique bien qu’il soit lui aussi contredit par des dizaines d’années d’évaluations institutionnelles et de travaux de recherche. On a longtemps cru que l’introduction des technologies induisait un processus d’innovation au service d’une amélioration des conditions d’apprentissage. C’est confondre le potentiel de ces technologies avec la réalité de leur actualisation. Certes les technologies fournissent une occasion de repenser l’enseignement mais leur disponibilité ne suffit pas. Les transformations sont systémiques et supposent bien des changements absents du rapport. Programmes d’enseignement, recrutement et formation des enseignants, temps et lieux scolaires sont, entre autres, les variables sur lesquelles il conviendrait de jouer.

La troisième prémisse s’oppose elle aussi à la réalité du terrain. Elle attribue aux adolescents des compétences pour l’usage des technologies qu’ils n’ont pas. Leur niveau de maîtrise des technologies est moins importante que ce que l’on dit généralement, surtout en ce qui concerne les compétences transversales (maîtrise des codes et langages). De plus, la distribution de ces compétences est très fortement corrélée aux déterminants sociaux. Impossible donc de miser sur les technologies numériques pour compenser les inégalités scolaires imputables aux origines sociales des élèves. C’est au contraire à l’Ecole qu’il revient de réduire l’effet des différences sociales sur les compétences numériques des jeunes. Pour différentes raisons, le B2i institué dès 2000 n’y parvient pas. La principale est sans doute qu’il ne prévoit pas d’activités spécifiques pour acquérir des compétences que l’expérience ne suffit pas à développer. La discrimination sociale joue alors à plein.

La dernière est cette fameuse hypothèse motivationnelle. Le simple usage des technologies aurait un rôle positif sur la motivation et l’attention des élèves. Et bien là encore, c’est faux. Du moins le plus souvent. Les adolescents ne découvrent pas les technologies à l’Ecole et il ne faut donc pas compter sur l’effet de nouveauté dont on sait par ailleurs qu’il est de courte durée. En fait, ils s’approprient les technologies au service de leurs propres activités au premier rang desquelles figurent leurs sociabilités amicales et amoureuses. C’est pourquoi les smartphones ont un tel succès dans cette tranche d’âge puisqu’ils sont à la fois personnels, mobiles, toujours connectés et jamais filtrés. Dans ces conditions, la scolarisation des technologies numériques n’est guère intéressante pour eux. Surtout s’il s’agit de réaliser des activités dont la nature ne doit rien aux potentialités des technologies. C’est là qu’il faut faire preuve d’imagination pédagogique et didactique.

Biais méthodologique pour finir. Un défaut bien classique en fait mais il est rédhibitoire. Le rapport est très documenté et l’équipe de Pascal Cotentin a fourni, comme pour le premier rapport Fourgous, un gros travail de recherche d’informations. En revanche, le choix des sources est toujours opéré au service du propos tenu par l’auteur du rapport. Le moins que l’on puisse dire est que la dimension critique est absente.

Pourquoi ce rapport, pourtant rédigé avec le concours d’experts, réitère-t-il ces erreurs d’analyse et de méthode avec un tel manque de discernement ? On peut formuler plusieurs hypothèses. La première qui me vient à l’esprit, c’est que cette idéologie qui associe les technologies numériques au progrès éducatif arrange aussi bien les experts que les politiques. Mais il ne s’agit là que d’une hypothèse…