Mais de quoi la culture numérique est-elle le nom ?

Les choix terminologiques sont aussi des choix sémantiques. Les discours politiques et institutionnels concernant les technologies de l’information et de la communication dans l’éducation n’échappent pas à ce principe. Parler d’informatique (années 80), de multimédia (années 90) ou de numérique (aujourd’hui) ne signifie pas la même chose. Cela témoigne de changements d’ordre épistémologique. C’est pourquoi, le recours de plus en plus fréquent au syntagme « culture numérique » mérite que l’on s’y arrête. On le retrouve par exemple en bonne place dans le deuxième rapport Fourgous comme dans l’avis formulé par le Conseil national du numérique. Bruno Devauchelle, qui fait la même observation, propose une analyse très intéressante sur son blog. Pour ma part, je souhaite m’arrêter sur la question du sens accordé au vocable « culture numérique » et proposer à grands traits mon propre point de vue.

Bien des analyses de la culture numérique reposent sur une vision pseudo-sociologique. Ainsi, la culture numérique serait d’abord celle des « jeunes ». Difficile pourtant d’identifier les jeunes à un groupe social unique, que l’on choisisse des critères objectifs (déterminants socioprofessionnels des familles, religieux, géographiques … ) ou subjectifs (sentiment d’appartenance) pour définir la notion de groupe social. Les ranger dans la même catégorie sociale n’a pas plus de sens si l’on considère que la catégorisation sociale est relative à des différences de pouvoir, de richesse ou d’éducation. Le qualificatif « jeune » lui même reste problématique et les travaux de Parson qui ont longtemps fait référence ont montré leurs limites. D’une part les jeunes ne se caractérisent pas davantage par leurs comportements irresponsables que les adultes par leur sens des responsabilités. D’autre part, la distribution développementale  (enfance, adolescence, âge adulte) est inopérante. Pas plus les traits comportementaux que physiologiques ne permettent d’établir ces catégories de façon satisfaisante. Toute recherche de définition sociale reste également vaine. Notre société ne produit pas de définition univoque de la jeunesse. Pour s’en convaincre, il suffit de voir combien le recours au terme « jeune » fait appel à des acceptions différentes au sein de nos lois et règlements. Que dire alors lorsque l’on examine cette question à l’échelle internationale ? Finalement, le mieux que l’on pourra faire sera d’en rester à des classes d’âges. Pour toutes ces raisons, la culture numérique ne saurait être celle des jeunes. C’est d’ailleurs l’une des critiques fondamentales qui peut être opposée à Marc Prensky et sa proposition de « digital natives ». Dans le même temps, différentes enquêtes accréditent bien sûr l’enthousiasme de beaucoup des plus jeunes à l’égard des technologies numériques.

Considérer la culture numérique comme étant celle des jeunes, c’est aussi la définir en fonction du rapport du rapport au numérique de ces « jeunes ». Si l’on considère les collégiens et lycéens français, différentes enquêtes conduites depuis quelques années les montrent très équipés, très utilisateurs des technologies numériques. On peut compléter par la description des compétences qu’ils ont quant à la mise en œuvre des technologies et par ce que représentent les technologies pour eux, notamment quant à leur construction identitaire et leur sociabilité. Inutile de préciser que les ressorts principaux de l’activité des plus jeunes n’étant pas les mêmes que ceux des moins des jeunes, une telle approche cantonne effectivement la culture numériques aux plus jeunes.

Si l’on considère la culture d’un point de vue anthropologique, elle n’est bien sûr plus seulement celle des jeunes mais celle de tous les hommes et femmes. La perspective est radicalement différente car elle invite à s’interroger sur la notion de culture afin d’évaluer ce qu’elle doit au numérique. En première approche, on peut considérer la culture sous l’angle suggéré par l’UNESCO dans la déclaration dite de Mexico (1982) selon laquelle la culture articule la dimension collective définie comme l’«ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social » avec la dimension singulière par laquelle l’individu se construit et se comporte. L’immanence des technologies numériques en fait un élément déterminant de notre environnement. Nos comportements, nos relations à l’espace, aux temps et aux autres en sont affectés à la mesure des spécificités de la médiation instrumentale propres aux technologies numériques. C’est en ce sens que la culture numérique n’existe pas autrement que comme notre culture à l’ère du numérique.

Jeunes et moins jeunes, éduqués où non, ruraux ou citadins, amateurs de technologies numériques ou non, utilisateurs de ces technologies ou pas, nous avons tous en partage cette culture à l’ère du numérique. C’est elle qui nous fournit ce cadre d’action en grande partie invisible à partir duquel nous élaborons nos actes et construisons nos représentations, nos valeurs et nos attitudes. Inutile par exemple de faire usage des technologies numériques pour avoir une connaissance et une représentation du Monde qui doivent beaucoup à internet et aux nouvelles pratiques de l’information. La lecture des grands quotidiens est, par exemple, un usage certes indirect mais bien réel de ces technologies.  Et les exemples pourraient être multipliés à l’infini.

Comment comprendre alors la multiplication des références qui sont faites à la culture numérique dans toutes ces déclarations relatives à la politique éducative ? Les y trouver est un véritable soulagement. Une crainte aussi : celle de la voire réduite à cette culture jeune dont l’Ecole devrait bien s’accommoder.

Les enjeux sont plus importants. C’est la question de la refondation de l’Ecole qui est posée, celle de son acculturation à l’ère du numérique

Quand Marc Prensky enterre trop vite les digital natives

Marc Prensky est connu de tous pour avoir popularisé l’idée que le monde était fait de digital natives et de digital immigrants. Et il est vrai que cette proposition, érigée un peu vite au statut de concept, a fait florès. Au point de surprendre son auditoire lorsque, invité à prononcer la conférence d’ouverture d’une journée d’échanges organisée par Microsoft le 5 avril dernier sur le thème de l’Ecole de demain, Marc Prensky a très rapidement éludé ce thème. Il s’en était rapidement expliqué dans une interview de Jason Wiels que l’on pourra lire sur le site de Regards sur le numérique. Il y évoque les nombreuses critiques reçues comme autant d’incompréhensions de ses propositions. L’idée des digital natives, avec ses forces et ses faiblesses était pourtant très intéressante. Retour sur l’un des buzz de ce début de siècle ! 

Marc Prensky le 5 avril 2012 (photo publiée sur le site RSLN)

C’est en 2001 que Marc Prensky a publié l’article qui devait le rendre célèbre : « Digital Natives, Digital Immigrants ». Pour lui, le surgissement de la culture numérique conjugue deux processus : le renouvellement générationnel avec des jeunes nés dans un environnement marqué par l’immanence des technologies numériques (les « digital natives ») et l’acculturation des plus âgés (les « digital immigrants ») nés dans un monde dépourvu ou presque de ces technologies. Selon Marc Prensky, avoir grandi avec les technologies numériques implique une modification des façons d’agir et d’apprendre. Il diagnostique une rupture culturelle et milite pour une acculturation numérique de l’Ecole, afin d’adapter l’Ecole au contexte culturel des jeunes.   

La proposition de Marc Prensky repose sur deux prémisses. La première postule que les jeunes sont nés dans un environnement où les technologies étaient déjà omniprésentes. La deuxième repose sur l’idée d’une certaine stabilité culturelle à l’échelle générationnelle.

Les deux sont fausses.

Pour discuter la première, il convient de s’accorder sur la définition d’un digital native. Pour l’être, faut-il être né après l’invention de l’ordinateur, d’internet ou de Facebook ? Suffit-il d’avoir vécu dans une foyer équipé d’un ordinateur familial ou bien faut-il posséder soi-même tous les artefacts  numériques d’aujourd’hui et en faire un usage intensif ? Peut-on être un digital native après avoir étudié dans un système éducatif qui n’a pas pris en compte le numérique ? Dans son article, Marc Prensky fixe imprudemment le début des années 80 comme date au-delà de laquelle les enfants sont des digital natives. Cela lui sera souvent reproché et c’est justice. L’espèce d’immanence des technologies numériques que l’on peut observer aujourd’hui n’était pas établie à cette époque. De plus, c’était faire fi de différences sociologiques et sociétales dont on sait l’importance qu’elles ont, tant l’appropriation des technologies répond à des déterminants socioéconomiques. A vrai dire pourtant, le problème est moins d’ordre empirique qu’épistémologique. Marc Prensky n’a sans doute  pas choisi les bons indicateurs. Les digital natives sont nés, moins dans une société équipées des dernières technologies numériques que dans une société dont les pratiques et représentations individuelles et collectives ont été transformées par l’ensemble des usages des technologies numériques. En ce sens, c’est de culture et non de technologie qu’il s’agit. Présentée ainsi, la proposition de Marc Prensky retrouve toute sa force. Les digital natives grandissent dans une société dont la culture a été transformée par les spécificités de la médiation instrumentale numérique. On ne s’informe plus, on ne s’exprime plus, on ne raisonne plus exactement de la même manière qu’auparavant et les technologies numériques y sont pour quelque chose. Notre image du Monde, nos relations sociales ne s’élaborent plus  tout à fait pareil. Et cet impact des technologies numériques sur les jeunes s’exerce finalement sur eux, qu’ils fassent un usage intensif des technologies ou non, puisque ce sont l’ensemble des dimensions de notre culture qui ont été affectées par le numérique.

La deuxième prémisse repose sur une idée classique de la sociologie des générations. Elle est  fondée sur l’idée que l’on peut attribuer un ensemble de caractéristiques spécifiques à un groupe social défini par son année de naissance. Alan Spitzer, connu pour ses travaux sur les questions générationnelles a souvent été cité pour avoir écrit « Each generation write its own history ». Mais Alan Spitzer est un historien et il a essentiellement travaillé sur le 19ème siècle. Aujourd’hui, les évolutions culturelles ne s’observent plus à l’échelle générationnelle mais infra-générationnelle. La classification des générations proposée par William Strauss et Neil Howe et 1991 (génération des baby boomers post seconde guerre mondiale suivi des générations  X, Y .. ) ne fonctionne plus. Les évolutions culturelles, dans toutes leurs dimensions, sont plus rapides que le renouvellement des générations. Ainsi les digital natives nés aujourd’hui sont d’ores et déjà soumis à de profonds changements sociétaux et culturels.

A relire l’article de Marc Prensky, on ne peut que le trouver naïf et maladroit. Je l’ai beaucoup critiqué et depuis longtemps parce qu’il projette sur un monde en changement un cadre sociologique du passé. Pour autant, je regrette que Marc Prensky ne le défende pas davantage aujourd’hui. Derrière le simplisme de son argumentation, il y a une réalité qui ne se dément pas et une heuristique très féconde. La réalité qu’il dépeint dès 1981 est celle que nous vivons aujourd’hui. Les technologies numériques sont devenues  symbiotique avec notre culture et il est important d’en analyser les mécanismes et les conséquences. L’une des premières est à l’évidence qu’il est urgent de repenser l’Ecole à l’ère du numérique et Marc Prensky est de ceux qui appellent cette refondation depuis longtemps. C’est surtout l’heuristique de la migration qui retient mon attention dans l’article de Marc Prensky. L’idée des digital immigrants pose la question de l’acculturation numérique sous un angle intéressant. Elle invite à considérer l’évolution des individus au sein d’une culture changeante comme une sorte de migration temporelle. Penser l’acculturation comme une migration temporelle, c’est aussi utiliser les travaux des spécialistes des migrations géographiques pour mieux comprendre les processus de l’acculturation numérique.

 C’est une belle perspective !