Ludovia 2014 : Retour sur la Khan Academy

Organiser une table-ronde sur la Khan Academy était une très belle occasion pour engager le débat sur la problématique « création versus consommation » choisie pour l’édition 2014 de l’Université d’été Ludovia. Je remercie Eric Fourcaud et Aurélie Julien, les organisateurs de la manifestation, de m’avoir invité à prendre part à cette table-ronde animée par Bruno Devauchelle (Université de Poitiers), aux côtés de Jérémy Lachal (Directeur de Bibliothèques sans frontières qui a réalisé une adaptation française des ressources de la Khan Academy), Jean-Marc Merriaux (Directeur général de CANOPE) et Dominique Cardon (Université de Marne-La-Vallée). Du côté scène, sous la houlette de Bruno, les échanges sont nourris. Les questions et remarques de la salle aussi avec un public nombreux (salle comble) et persistant (clôture de la table-ronde à 23 heures). Et les discussions se poursuivent bien plus tard dans la nuit, autour d’un verre, dans la douceur de l’air exceptionnellement estival d’Ax-Les-Thermes. Sans compter les tweets, les commentaires postés sur les murs Facebook et les conversations au petit déjeuner du lendemain. Bref, la Khan Academy soulève des questions. Et c’est bien intéressant !

Comme l’espace de discussion d’une table-ronde ne laisse pas toujours le temps de développer son argumentation et que le train retour vers Poitiers ménage un temps propice à l’écriture, je propose de revenir ici sur quelques points.

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L’enthousiasme de Jérémy Lachal pour présenter la version française de la Khan Academy (KA) fait réellement plaisir à entendre. En revanche, le fond du discours à consonance quasi-évangélique dérange. Il en ressort l’image d’un dispositif « miracle » adaptable à tous les contextes éducatifs et à tous les élèves, susceptible de résoudre tous les problème d’apprentissage, restaurant l’appétence éducative des élèves qui en manquent, développant la créativité, rassurant les parents, produisant une transformation des pratiques pédagogiques … Quelques témoignages dithyrambiques d’enseignants et de parents et quelques chiffres chocs (déjà plus de 10 millions d’utilisateurs dans le monde) accréditent un discours sans nuances. L’évocation des résultats préliminaires particulièrement positifs d’une recherche dont on ne connaît pas les conditions de réalisation parachève l’édifice. J’avais déjà été frappé de la tonalité des présentations de Salman Khan qui me rappelait celle de Nicolas Negroponte présentant le programme One Laptop Per Child il y a quelques années. Je la retrouve ici. J’imagine que l’on peut l’imputer, au moins partiellement, à des déterminants culturels et à des formats de présentation (TED notamment pour l’une des interventions de Salman Khan). Comme je ne doute ni de la sincérité de Jérémy ni de celle du projet de Bibliothèques sans frontières, j’admets volontiers que l’on ne doit pas s’arrêter à ce discours et qu’il convient de procéder à une véritable analyse du projet. Toutefois, je suggère qu’une présentation plus nuancée, moins « lisse » et intégrant les éléments d’une dimension critique serait bienvenue. Au fond, mes interrogations sont ailleurs.

Tout d’abord, il faut bien convenir que la genèse du projet de Salman Khan s’inscrit dans une vision de l’éducation en marge de l’institution éducative. Les modules de cours adressés à sa cousine cherchaient (avec succès manifestement) à remédier aux échecs qu’elle rencontrait dans ses apprentissages scolaires. Une partie notable des témoignages qui circulent aujourd’hui sur les usages des ressources de la Khan Academy sont du même ordre ou d’un ordre voisin : usages pour des révisions scolaires, absence d’Ecole, problème d’accès à l’Ecole pour des apprenants ayant des besoins spécifiques … D’autres usages, parfois très différents en sont faits mais le modèle des ressources et de l’ensemble du dispositif a initialement été pensé dans et pour un contexte non scolaire (et culturellement situé). Il est de ce fait porteur d’un modèle de l’apprentissage qui, encore une fois, n’interdit pas d’en faire autre chose mais qui suggère des usages par ses caractéristiques propres. Si l’on se réfère à la théorie de l’activité instrumentée (Rabardel) et au modèle de médiation instrumentale de Peraya qui montrent notamment comment la nature des artefacts constitue un cadre d’usage, on peut affirmer que la modèle de la KA se retrouve nécessairement dans les usages qui en sont faits. Il est bien sûr possible d’utiliser un tournevis pour enfoncer une pointe mais il est probable qu’il sera plus souvent utilisé pour une vis.

Ainsi, les ressources de la KA peuvent sans aucun doute être également utilisées intelligemment et efficacement à l’Ecole mais elles y importeront son modèle sous-jacent et c’est la raison pour laquelle il faut pouvoir le caractériser. Ce qui est vrai pour la KA est vrai pour toutes les ressources, toutes les méthodes et tous les dispositifs, bien sûr. C’est pourquoi il est si important que la nation décide de l’Ecole dont elle veut se doter et charge son institution scolaire de réaliser son projet politique.

S’agissant de la KA, je relève 4 caractéristiques qui me semblent constitutives de son modèle en ce qu’elles sont susceptibles de subsister quelle que soit l’ampleur de l’appropriation qui en sera faite :
– la nature magistrale des cours qui constituent les ressources de base du dispositif ;
– la logique d’une scénarisation traditionnelle qui enchaîne la consultation d’un cours magistral suivie d’une activité d’application ;
– le découpage des contenus présentés qui s’inscrit dans une pédagogie de la maîtrise (du simple au complexe, du facile au difficile, une progression progressive subordonnée à la maîtrise des étapes à franchir) ;
– l’attribution de « badges » qui attestent des connaissances/compétences acquises.

Ces choix sont respectables, discutables, présentent des intérêts et des limites, ne conviennent probablement ni à tous les publics ni à tous les contextes et/mais sont très prégnants surtout si l’on réifie et idéalise la KA comme LE modèle salvateur. De fait, ce modèle interroge l’Ecole, du moins en France, car il s’éloigne notablement des approches que l’on y trouve le plus souvent. On peut y voir le ferment de très souhaitables innovations. On peut aussi y voir une proposition et des promesses par rapport auxquelles l’institution scolaire gagnerait à se positionner clairement.

La question du financement de la KA a également été posée lors du débat de Ludovia.  La gratuité, avancée à juste titre par les promoteurs du projet comme un facteur favorable aux usages des ressources témoigne en fait d’un modèle économique où le financement n’est pas assuré directement par les clients finaux. C’est évidement un modèle particulièrement intéressant en ce qu’il facilite les usages de tous. Sauf erreur de ma part (les données sont difficiles à trouver et à vérifier), dans le cas de la KA, la localisation du dispositif au contexte français a été financée dans le cadre d’un mécénat de la fondation Orange d’un montant de 320 000 euros, c’est-à-dire 128 000 euros de fonds privés mais aussi 192000 euros de fonds publics sous forme de défiscalisation. L’engagement des mécènes est une excellente chose comme l’accompagnement de l’Etat. Même si l’on sait que les caisses de l’Etat sont vides, des financements publics restent indispensables pour permettre la conception et le développement de ressources de qualité qui exigent des investissements importants. Bien des projets restent dans les cartons faute de ces budgets d’amorçage …

Le succès de la KA place dans l’ombre de nombreuses réalisations du même ordre. Certaines ont été réalisées par des enseignants, pour leurs élèves, dans des conditions relativement similaires à celles de Salman khan. Le site Maths-Vidéos réalisé par Philippe Mercier, par exemple offre plus de 900 vidéos pour 5000 utilisateurs. D’autres sont commerciales, comme l’offre de Paraschool notamment. De façon beaucoup plus générale, l’abondance de l’offre de ressources, extrêmement hétérogène en nature, formats, qualité … complique considérablement la tâche de l’enseignant. Dominique Cardon nous invite à faire confiance à l’évaluation par les utilisateurs que traduisent les algorithmes de PageRank avec des classements relatifs à la popularité des ressources. Pour autant, il est important que ces ressources soient sérieusement documentées (ce qu’elles sont, ce qu’elles font, ce que l’on peut en faire … ) et il me semble que cette tâche d’importance incombe à la puissance publique (Canopé ?).

Pour conclure sur une note qui incite à l’optimisme, poussons le paradigme de la pédagogie inversée un peu plus avant et remplaçons les professeurs de la KA par des élèves. C’est ce que fait Muriel Epstein avec des élèves qui réalisent les ressources d’un MOOC intitulé TRANSIMOOC et dont les ressources ressemblent furieusement à celles de la KA. Ironie, la ressemblance va jusqu’au financement du projet par la fondation Orange. Si les ressources produites par les élèves autorisent des usages du même ordre que celles le la KA, leur réalisation exige des efforts d’élaboration et de structuration du discours particulièrement efficace pour conforter leurs apprentissages. Et que dire de la confiance qu’ils construisent …

Ça, c’est de l’inversion ! Et Muriel Epstein n’est pas la seule à la pratiquer …

Territoires connectés : enjeux et perspectives pour l’éducation et la culture

Depuis 2005, l’Université de Poitiers organise avec ses partenaires un campus européen d’été en technologies éducatives (C2E) qui réunit environ 250 personnes autour d’une thématique d’actualité. La session 2014 du C2E aura lieu du 15 au 19 septembre et portera sur les enjeux et les perspectives pour l’éducation et la culture du déploiement du Très haut Débit. 

Bannière du C2E 2014

Bannière du C2E 2014

La participation à tout ou partie de la semaine est totalement gratuite mais l’inscription obligatoire.

Le programme est là : http://www.c2e-poitiers.com/

Partenaires du C2E 2014 : Espace Mendès France, Région Poitou-Charentes, Canopé, CNAM, Magelis, SPN, Université de La Rochelle, Grand Poitiers

Évaluation de l’usage des TICE : le paradigme du gymnase

Association loi 1901 regroupant des collectivités territoriales et des entreprises, la « Mission ECOTER » accompagne le déploiement des services et usages d’internet. Elle organisait le 21 juin 2012 un colloque intitulé « Visions des politiques numériques dans l'éducation – Comment piloter le changement ? » au siège parisien de la Caisse des Dépôts et Consignations. L’occasion était belle d’intervenir et d’échanger avec des élus, des industriels et des institutionnels impliqués dans les usages éducatifs des technologies numériques. Deux chercheurs seulement étaient invités : Jacques Perriault pour une brève mais brillante conférence et moi. J’y étais pour présenter le living lab WOLF dont s’est dotée la Cité des Savoirs et auquel l’Université de Poitiers participe au travers de ses laboratoires XLIM-SIC et TECHNE. La problématique de l’évaluation des usages scolaires des technologies numériques s’est invitée tout au long de la journée. On imagine aisément la diversité des points de vue. Depuis l’importance d’associer la recherche sur les usages aux déploiements des équipements jusqu’au déni militant de l’intérêt de toute forme d’évaluation scientifique, nécessairement paralysante. De l’adhésion sans réserve à l’idéologie du progrès, aux postures les plus résolument critiques. Trop court et parfois caricatural, le débat m’est apparu aussi passionnant qu’agaçant. Face à cette lancinante question de l’évaluation de l’usage des technologies numériques,  Jean-Yves Capul a développé une argumentation étonnante que je souhaite discuter ici, celle que je propose de baptiser : paradigme du gymnase.

L’évaluation quantitative de l’impact des usages scolaires des technologies sur les performances des élèves est au cœur des débats. La « variable » technologique a été inscrite au sein de grands programmes d’évaluation internationaux comme le « Programme for International Student Assessement » (PISA) de l’OCDE et l’on peut comprendre l’intérêt de démarches de ce type dans une logique de pilotage des politiques éducatives par les résultats. Les bilans disponibles sont pour le moins contrastés. Certains se souviennent sans doute de la méta-étude réalisée par Thomas L. Russel en 1999 à partir de l’analyse d’un corpus de 355 articles scientifiques différents portant tous sur la recherche d’une corrélation entre médiatisation des activités d’apprentissage et performances scolaires. Elle concluait à l’ absence de différence significative, c’est-à-dire à l’impossibilité de répondre globalement à cette question d’évaluation.

L’absence de consensus sur cette problématique de l’efficacité suggère que la question est mal posée. Depuis 2011, Serge Pouts-Lajus soutient, avec beaucoup d’autres avec lui, que la mesure de l’efficacité des technologies, posée sous l’angle des performances scolaires des élèves, est tout simplement « une question impossible ».

Plus encore, l’augmentation des performances des élèves, attestée par certains enseignants, attire l’attention sur de « bonnes pratiques ». Celles-ci font l’objet de politiques de valorisation de l’innovation fondée sur des stratégies de diffusion des pratiques pionnières dont la sociologie de l’innovation a pourtant montré les faiblesses.

Et que dire, quand la reconnaissance institutionnelle de ces bonnes pratiques repose davantage sur leurs caractéristiques technologiques que pédagogiques ? Évaluer l’impact des technologies sans relativiser leur rôle au sein de la complexité systémique de l’environnement d’apprentissage qu’elles outillent peut conduire à se méprendre sur leur rôle et leur importance. Nombre de témoignages enthousiastes émanent ainsi d’enseignants à qui les technologies permettent d’organiser la médiation pédagogique à leur convenance sans pour autant que l’on puisse confirmer qu’elles aient apporté une plus-value aux activités d’apprentissage proposées.

Ce sont les contextes scolaires analysés dans leur complexité qui déterminent leur propre performance et la présence ou non des technologies ne saurait produire à elle seule un effet probant et systématique sur les apprentissages. Quand Daniel Peraya, Jacques Viens, Thierry Karsenti et d’autres encore soulignent que les technologies donnent l’occasion de repenser l’enseignement, c’est la question de l’appropriation des technologies par les différents acteurs du système éducatif et par le système lui-même qui est posée. Bien loin des discours qui attribuent aux technologies un pouvoir de transformation des comportements professionnels des enseignants, notamment dans leurs registres pédagogique et didactique, ces travaux démontrent clairement que les technologies dessinent un potentiel de transformations qui s’actualise ou non, d’une façon ou d’une autre, en fonction de nombreuses variables situationnelles. Pour le dire d’une formule, empruntée à Geneviève Jacquinot-Delaunay, si les technologies ne sont pas déterministes, contrairement à la façon dont elles sont malheureusement souvent considérées, elles s’avèrent déterminantes en ce qu’elles contribuent systémiquement à la construction des pratiques et des comportements.

C’est là que l’intervention de Jean-Yves Capul propose une argumentation radicalement différente, de nature à trancher le débat, un peu à la façon dont Alexandre Le Grand trancha le nœud gordien. Sans nier l’intérêt de l’évaluation, il propose de s’en affranchir en affirmant l’immanence des usages scolaires des technologies numériques. Et de prendre l’exemple des gymnases dont nul ne conteste l’existence mais dont personne ne cherche à évaluer l’impact sur les performances scolaires. C’est le paradigme du gymnase ! De la même façon, les technologies numériques auraient légitimement leur place à l’École sans qu’il soit requis d’en évaluer l’impact. Dans son apparente simplicité, l’argument est troublant et je l’écris sans ironie. D’un point de vue anthropologique, j’adhère sans réserve. Les technologies numériques sont là, c’est un fait. Lorsque les établissements ne les mettent pas à la disposition des élèves pour des activités prescrites, ce sont les adolescents qui utilisent les leurs pour des pratiques qui sont également les leurs. Prenons donc acte de cette réalité et tirons-en les conséquences. En revanche, du point de vue éducatif, je suis en désaccord. L’École est un dispositif ce qui implique l’intentionnalité. La présence des technologies numériques à l’École ne peut pas se réduire à cette importation des pratiques juvéniles privées dans la sphère scolaire même s’il me parait important de les autoriser. L’École doit s’emparer des technologies au service d’objectifs qui lui sont propres. Ils appartiennent à deux catégories bien connues : éducation aux médias et éducation avec les médias. En ce sens, la présence des technologies numériques à l’École peut s’expliquer par un principe d’utilité et il est possible d’évaluer leur efficacité à l’aune des objectifs visés.

L’importance du gymnase n’est pas remise en cause. Son utilité est assez facile à déterminer. Elle est fonction de toutes les activités physiques que ce type d’équipement permet d’organiser et dont l’impact sur la réussite des élèves peut être évalué.

Finalement, c’est bien cette question de l’utilité des technologies numériques à l’École qui reste posée.


Petite expérience culturelle amusante

La lecture d’image, c’est plus simple que la lecture de texte. La preuve ? Il suffit d’observer la place relative des activités d’apprentissage de l’une et de l’autre à l’Ecole pour s’en convaincre 🙂

Dès les premières années de l’introduction (modeste) de l’audiovisuel dans le système éducatif français, à l’occasion de l’expérience du collège de Marly-le-Roi, Geneviève Jacquinot-Delaunay a pourtant mis en évidence combien l’image posait problème à l’École. Elle a montré que les difficultés insoupçonnées rencontrées par les élèves quant à la compréhension des images provenaient du fait que « l’image n’est pas plus concrète que le discours. Elle procède seulement d’autres règles d’abstraction ».

Quarante ans plus tard, internet et les technologies numériques se sont substitués à la télévision qui motivait le travail de Geneviève Jacquinot en 1974. Alors que la télévision cède le pas aux « nouveaux écrans », la difficulté demeure.

Vous qui êtes sans doute bon lecteur, que voyez-vous dans cette image ?

Source BNF, http://classes.bnf.fr/idrisi/explo/index.htm

C’est une image que je présente à mes étudiants de master, chaque année, depuis une dizaine d’années, soit environ 250 étudiants originaires de différentes disciplines et pays.Tous peinent face à cette image ! Vous également ?

Il s’agit du facsimilé numérique d’un document réalisé par le géographe arabe du 14ème siècle Al-Idrîsî. Même sans en indiquer la nature, la plupart des étudiants formulent l’hypothèse (vraie) qu’il s’agit d’une carte géographique. En revanche, aucun des 250 étudiants n’a su identifier la région du monde cartographiée et vous éprouvez peut-être la même difficulté.

Si vous n’avez trouvé, il suffira de retourner le document (de lui appliquer une rotation de 180°) pour voir apparaître une carte de l’Europe centrée sur la bassin méditerranéen. L’orientation des cartes est là l’un des codes qui ouvre la voie à la compréhension de l’image proposée. Ce code est culturel et s’inscrit dans un espace (culture arabe) et un temps (moyen-âge européen) définis. Aujourd’hui, dit-on, « le nord est en haut ». Cette assertion vaut pour toutes les cartes et elle s’est imposée à tous.

Mais qui a dit que la lecture d’image était facile ? 

 

Mais de quoi la culture numérique est-elle le nom ?

Les choix terminologiques sont aussi des choix sémantiques. Les discours politiques et institutionnels concernant les technologies de l’information et de la communication dans l’éducation n’échappent pas à ce principe. Parler d’informatique (années 80), de multimédia (années 90) ou de numérique (aujourd’hui) ne signifie pas la même chose. Cela témoigne de changements d’ordre épistémologique. C’est pourquoi, le recours de plus en plus fréquent au syntagme « culture numérique » mérite que l’on s’y arrête. On le retrouve par exemple en bonne place dans le deuxième rapport Fourgous comme dans l’avis formulé par le Conseil national du numérique. Bruno Devauchelle, qui fait la même observation, propose une analyse très intéressante sur son blog. Pour ma part, je souhaite m’arrêter sur la question du sens accordé au vocable « culture numérique » et proposer à grands traits mon propre point de vue.

Bien des analyses de la culture numérique reposent sur une vision pseudo-sociologique. Ainsi, la culture numérique serait d’abord celle des « jeunes ». Difficile pourtant d’identifier les jeunes à un groupe social unique, que l’on choisisse des critères objectifs (déterminants socioprofessionnels des familles, religieux, géographiques … ) ou subjectifs (sentiment d’appartenance) pour définir la notion de groupe social. Les ranger dans la même catégorie sociale n’a pas plus de sens si l’on considère que la catégorisation sociale est relative à des différences de pouvoir, de richesse ou d’éducation. Le qualificatif « jeune » lui même reste problématique et les travaux de Parson qui ont longtemps fait référence ont montré leurs limites. D’une part les jeunes ne se caractérisent pas davantage par leurs comportements irresponsables que les adultes par leur sens des responsabilités. D’autre part, la distribution développementale  (enfance, adolescence, âge adulte) est inopérante. Pas plus les traits comportementaux que physiologiques ne permettent d’établir ces catégories de façon satisfaisante. Toute recherche de définition sociale reste également vaine. Notre société ne produit pas de définition univoque de la jeunesse. Pour s’en convaincre, il suffit de voir combien le recours au terme « jeune » fait appel à des acceptions différentes au sein de nos lois et règlements. Que dire alors lorsque l’on examine cette question à l’échelle internationale ? Finalement, le mieux que l’on pourra faire sera d’en rester à des classes d’âges. Pour toutes ces raisons, la culture numérique ne saurait être celle des jeunes. C’est d’ailleurs l’une des critiques fondamentales qui peut être opposée à Marc Prensky et sa proposition de « digital natives ». Dans le même temps, différentes enquêtes accréditent bien sûr l’enthousiasme de beaucoup des plus jeunes à l’égard des technologies numériques.

Considérer la culture numérique comme étant celle des jeunes, c’est aussi la définir en fonction du rapport du rapport au numérique de ces « jeunes ». Si l’on considère les collégiens et lycéens français, différentes enquêtes conduites depuis quelques années les montrent très équipés, très utilisateurs des technologies numériques. On peut compléter par la description des compétences qu’ils ont quant à la mise en œuvre des technologies et par ce que représentent les technologies pour eux, notamment quant à leur construction identitaire et leur sociabilité. Inutile de préciser que les ressorts principaux de l’activité des plus jeunes n’étant pas les mêmes que ceux des moins des jeunes, une telle approche cantonne effectivement la culture numériques aux plus jeunes.

Si l’on considère la culture d’un point de vue anthropologique, elle n’est bien sûr plus seulement celle des jeunes mais celle de tous les hommes et femmes. La perspective est radicalement différente car elle invite à s’interroger sur la notion de culture afin d’évaluer ce qu’elle doit au numérique. En première approche, on peut considérer la culture sous l’angle suggéré par l’UNESCO dans la déclaration dite de Mexico (1982) selon laquelle la culture articule la dimension collective définie comme l’«ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social » avec la dimension singulière par laquelle l’individu se construit et se comporte. L’immanence des technologies numériques en fait un élément déterminant de notre environnement. Nos comportements, nos relations à l’espace, aux temps et aux autres en sont affectés à la mesure des spécificités de la médiation instrumentale propres aux technologies numériques. C’est en ce sens que la culture numérique n’existe pas autrement que comme notre culture à l’ère du numérique.

Jeunes et moins jeunes, éduqués où non, ruraux ou citadins, amateurs de technologies numériques ou non, utilisateurs de ces technologies ou pas, nous avons tous en partage cette culture à l’ère du numérique. C’est elle qui nous fournit ce cadre d’action en grande partie invisible à partir duquel nous élaborons nos actes et construisons nos représentations, nos valeurs et nos attitudes. Inutile par exemple de faire usage des technologies numériques pour avoir une connaissance et une représentation du Monde qui doivent beaucoup à internet et aux nouvelles pratiques de l’information. La lecture des grands quotidiens est, par exemple, un usage certes indirect mais bien réel de ces technologies.  Et les exemples pourraient être multipliés à l’infini.

Comment comprendre alors la multiplication des références qui sont faites à la culture numérique dans toutes ces déclarations relatives à la politique éducative ? Les y trouver est un véritable soulagement. Une crainte aussi : celle de la voire réduite à cette culture jeune dont l’Ecole devrait bien s’accommoder.

Les enjeux sont plus importants. C’est la question de la refondation de l’Ecole qui est posée, celle de son acculturation à l’ère du numérique

Quand Marc Prensky enterre trop vite les digital natives

Marc Prensky est connu de tous pour avoir popularisé l’idée que le monde était fait de digital natives et de digital immigrants. Et il est vrai que cette proposition, érigée un peu vite au statut de concept, a fait florès. Au point de surprendre son auditoire lorsque, invité à prononcer la conférence d’ouverture d’une journée d’échanges organisée par Microsoft le 5 avril dernier sur le thème de l’Ecole de demain, Marc Prensky a très rapidement éludé ce thème. Il s’en était rapidement expliqué dans une interview de Jason Wiels que l’on pourra lire sur le site de Regards sur le numérique. Il y évoque les nombreuses critiques reçues comme autant d’incompréhensions de ses propositions. L’idée des digital natives, avec ses forces et ses faiblesses était pourtant très intéressante. Retour sur l’un des buzz de ce début de siècle ! 

Marc Prensky le 5 avril 2012 (photo publiée sur le site RSLN)

C’est en 2001 que Marc Prensky a publié l’article qui devait le rendre célèbre : « Digital Natives, Digital Immigrants ». Pour lui, le surgissement de la culture numérique conjugue deux processus : le renouvellement générationnel avec des jeunes nés dans un environnement marqué par l’immanence des technologies numériques (les « digital natives ») et l’acculturation des plus âgés (les « digital immigrants ») nés dans un monde dépourvu ou presque de ces technologies. Selon Marc Prensky, avoir grandi avec les technologies numériques implique une modification des façons d’agir et d’apprendre. Il diagnostique une rupture culturelle et milite pour une acculturation numérique de l’Ecole, afin d’adapter l’Ecole au contexte culturel des jeunes.   

La proposition de Marc Prensky repose sur deux prémisses. La première postule que les jeunes sont nés dans un environnement où les technologies étaient déjà omniprésentes. La deuxième repose sur l’idée d’une certaine stabilité culturelle à l’échelle générationnelle.

Les deux sont fausses.

Pour discuter la première, il convient de s’accorder sur la définition d’un digital native. Pour l’être, faut-il être né après l’invention de l’ordinateur, d’internet ou de Facebook ? Suffit-il d’avoir vécu dans une foyer équipé d’un ordinateur familial ou bien faut-il posséder soi-même tous les artefacts  numériques d’aujourd’hui et en faire un usage intensif ? Peut-on être un digital native après avoir étudié dans un système éducatif qui n’a pas pris en compte le numérique ? Dans son article, Marc Prensky fixe imprudemment le début des années 80 comme date au-delà de laquelle les enfants sont des digital natives. Cela lui sera souvent reproché et c’est justice. L’espèce d’immanence des technologies numériques que l’on peut observer aujourd’hui n’était pas établie à cette époque. De plus, c’était faire fi de différences sociologiques et sociétales dont on sait l’importance qu’elles ont, tant l’appropriation des technologies répond à des déterminants socioéconomiques. A vrai dire pourtant, le problème est moins d’ordre empirique qu’épistémologique. Marc Prensky n’a sans doute  pas choisi les bons indicateurs. Les digital natives sont nés, moins dans une société équipées des dernières technologies numériques que dans une société dont les pratiques et représentations individuelles et collectives ont été transformées par l’ensemble des usages des technologies numériques. En ce sens, c’est de culture et non de technologie qu’il s’agit. Présentée ainsi, la proposition de Marc Prensky retrouve toute sa force. Les digital natives grandissent dans une société dont la culture a été transformée par les spécificités de la médiation instrumentale numérique. On ne s’informe plus, on ne s’exprime plus, on ne raisonne plus exactement de la même manière qu’auparavant et les technologies numériques y sont pour quelque chose. Notre image du Monde, nos relations sociales ne s’élaborent plus  tout à fait pareil. Et cet impact des technologies numériques sur les jeunes s’exerce finalement sur eux, qu’ils fassent un usage intensif des technologies ou non, puisque ce sont l’ensemble des dimensions de notre culture qui ont été affectées par le numérique.

La deuxième prémisse repose sur une idée classique de la sociologie des générations. Elle est  fondée sur l’idée que l’on peut attribuer un ensemble de caractéristiques spécifiques à un groupe social défini par son année de naissance. Alan Spitzer, connu pour ses travaux sur les questions générationnelles a souvent été cité pour avoir écrit « Each generation write its own history ». Mais Alan Spitzer est un historien et il a essentiellement travaillé sur le 19ème siècle. Aujourd’hui, les évolutions culturelles ne s’observent plus à l’échelle générationnelle mais infra-générationnelle. La classification des générations proposée par William Strauss et Neil Howe et 1991 (génération des baby boomers post seconde guerre mondiale suivi des générations  X, Y .. ) ne fonctionne plus. Les évolutions culturelles, dans toutes leurs dimensions, sont plus rapides que le renouvellement des générations. Ainsi les digital natives nés aujourd’hui sont d’ores et déjà soumis à de profonds changements sociétaux et culturels.

A relire l’article de Marc Prensky, on ne peut que le trouver naïf et maladroit. Je l’ai beaucoup critiqué et depuis longtemps parce qu’il projette sur un monde en changement un cadre sociologique du passé. Pour autant, je regrette que Marc Prensky ne le défende pas davantage aujourd’hui. Derrière le simplisme de son argumentation, il y a une réalité qui ne se dément pas et une heuristique très féconde. La réalité qu’il dépeint dès 1981 est celle que nous vivons aujourd’hui. Les technologies numériques sont devenues  symbiotique avec notre culture et il est important d’en analyser les mécanismes et les conséquences. L’une des premières est à l’évidence qu’il est urgent de repenser l’Ecole à l’ère du numérique et Marc Prensky est de ceux qui appellent cette refondation depuis longtemps. C’est surtout l’heuristique de la migration qui retient mon attention dans l’article de Marc Prensky. L’idée des digital immigrants pose la question de l’acculturation numérique sous un angle intéressant. Elle invite à considérer l’évolution des individus au sein d’une culture changeante comme une sorte de migration temporelle. Penser l’acculturation comme une migration temporelle, c’est aussi utiliser les travaux des spécialistes des migrations géographiques pour mieux comprendre les processus de l’acculturation numérique.

 C’est une belle perspective !

Rapport Fourgous : quatre prémisses fausses et un biais méthodologique !

Les rapports se succèdent et se ressemblent.  Après celui du Conseil National du Numérique le 6 mars dernier, c’est le deuxième volet du travail de la mission Fourgous qui vient d’être publié le 3 avril. Le titre est prometteur : « Apprendre autrement à l’ère du numérique ». S’il est inspiré de celui de l’excellent ouvrage d’Olivier Donnat sur « Les pratiques culturelles des français à l’ère du numérique », c’est une très bonne idée. Cela resitue  le numérique comme l’un des éléments de notre écosystème plutôt que de le cantonner à certains artefacts ou pratiques. Avec un tel titre, la question est moins de savoir comment faire entrer le numérique à l’Ecole que de chercher à acculturer le système éducatif aux évolutions sociétales. Restent les 236 pages suivantes où l’on attend avec impatience de découvrir la politique qui permettra une telle refondation de l’Ecole. Rien de tel ! Le rapport surfe sur quatre prémisses erronées et un biais méthodologique.

Mission Fourgous

Extrait du site de la Mission Fourgous (www.missionfourgous-tice.fr)

La première prémisse est classique. L’usage intensif des technologies numériques à l’Ecole améliore la réussite des élèves. Rien ne le démontre pourtant de façon évidente ! Voilà des années que les évaluations divergent sur ce point. Dès 1999, une méta-étude réalisée par Thomas L. Russel montrait, à partir de l’analyse d’un corpus de 355 articles différents portant tous sur la recherche d’une corrélation entre médiatisation des activités d’apprentissage et performances scolaires des élèves, une absence de différence significative. En fait, la question est probablement mal posée et il convient de souligner à la fois la complexité des processus d’apprentissage et leur sensibilité au contexte. Généralement, lorsque la médiatisation vient ajouter les difficultés spécifiques aux usages des technologies sans modifier les activités apprentissages elles-mêmes, le recours aux technologies est néfaste. L’explication est simple. Les difficultés propres à l’activité d’apprentissage sont inchangées et les élèves doivent en plus résoudre celles qui sont liées à la mis en œuvre des technologies. Le plus souvent, il reste difficile d’apprécier les apports des technologies. Certains usages, bien sûr sont très pertinents et c’est toujours parce que les technologies ont permis d’organiser des activités particulièrement propices aux apprentissages. Autrement dit, ce sont moins les technologies qui sont en cause que les activités qu’elles instrumentent et toute la question est donc de savoir le rôle que les technologies peuvent jouer dans l’évolution des pratiques pédagogiques.

Là réside justement le deuxième postulat. Non moins classique bien qu’il soit lui aussi contredit par des dizaines d’années d’évaluations institutionnelles et de travaux de recherche. On a longtemps cru que l’introduction des technologies induisait un processus d’innovation au service d’une amélioration des conditions d’apprentissage. C’est confondre le potentiel de ces technologies avec la réalité de leur actualisation. Certes les technologies fournissent une occasion de repenser l’enseignement mais leur disponibilité ne suffit pas. Les transformations sont systémiques et supposent bien des changements absents du rapport. Programmes d’enseignement, recrutement et formation des enseignants, temps et lieux scolaires sont, entre autres, les variables sur lesquelles il conviendrait de jouer.

La troisième prémisse s’oppose elle aussi à la réalité du terrain. Elle attribue aux adolescents des compétences pour l’usage des technologies qu’ils n’ont pas. Leur niveau de maîtrise des technologies est moins importante que ce que l’on dit généralement, surtout en ce qui concerne les compétences transversales (maîtrise des codes et langages). De plus, la distribution de ces compétences est très fortement corrélée aux déterminants sociaux. Impossible donc de miser sur les technologies numériques pour compenser les inégalités scolaires imputables aux origines sociales des élèves. C’est au contraire à l’Ecole qu’il revient de réduire l’effet des différences sociales sur les compétences numériques des jeunes. Pour différentes raisons, le B2i institué dès 2000 n’y parvient pas. La principale est sans doute qu’il ne prévoit pas d’activités spécifiques pour acquérir des compétences que l’expérience ne suffit pas à développer. La discrimination sociale joue alors à plein.

La dernière est cette fameuse hypothèse motivationnelle. Le simple usage des technologies aurait un rôle positif sur la motivation et l’attention des élèves. Et bien là encore, c’est faux. Du moins le plus souvent. Les adolescents ne découvrent pas les technologies à l’Ecole et il ne faut donc pas compter sur l’effet de nouveauté dont on sait par ailleurs qu’il est de courte durée. En fait, ils s’approprient les technologies au service de leurs propres activités au premier rang desquelles figurent leurs sociabilités amicales et amoureuses. C’est pourquoi les smartphones ont un tel succès dans cette tranche d’âge puisqu’ils sont à la fois personnels, mobiles, toujours connectés et jamais filtrés. Dans ces conditions, la scolarisation des technologies numériques n’est guère intéressante pour eux. Surtout s’il s’agit de réaliser des activités dont la nature ne doit rien aux potentialités des technologies. C’est là qu’il faut faire preuve d’imagination pédagogique et didactique.

Biais méthodologique pour finir. Un défaut bien classique en fait mais il est rédhibitoire. Le rapport est très documenté et l’équipe de Pascal Cotentin a fourni, comme pour le premier rapport Fourgous, un gros travail de recherche d’informations. En revanche, le choix des sources est toujours opéré au service du propos tenu par l’auteur du rapport. Le moins que l’on puisse dire est que la dimension critique est absente.

Pourquoi ce rapport, pourtant rédigé avec le concours d’experts, réitère-t-il ces erreurs d’analyse et de méthode avec un tel manque de discernement ? On peut formuler plusieurs hypothèses. La première qui me vient à l’esprit, c’est que cette idéologie qui associe les technologies numériques au progrès éducatif arrange aussi bien les experts que les politiques. Mais il ne s’agit là que d’une hypothèse…

L’Ecole numérique : paroles de deux des candidats à la présidentielle

Peu de chances que l’élection du futur président de la République se joue sur la question du numérique à l’Ecole. De part et d’autre, les déclarations sont tardives et relèvent davantage de logiques de réaction aux discours adverses que de l’élaboration d’une politique ambitieuse. Quelques petites passes d’armes qui suscitent l’espoir d’un débat, quelques analyses parfois réalistes sur l’état de la situation … puis viennent les propositions … assez décevantes.

Que l’on en juge !

Pour commencer, il est assez inutile de consulter les sites de campagne. Celui de Nicolas Sarkozy ne laisse aucune place à la question du numérique à l’Ecole. Il faut dire que le candidat dit peu, voire rien, de ses projets sur ce site. C’est au gré des discours qu’il égrène les éléments qui permettent de se faire une idée, comme celui du 28 février 2012 à Montpellier sur l’éducation. Des indications sont aussi fournies par le site du projet de l’UMP et en particulier dans le document intitulé « Révolution numérique, le meilleur reste à venir ».  On ne peut que souscrire à l’analyse : la formation de tous, à commencer par celle des enfants, est un enjeu majeur. D’autant plus lorsqu’il est souligné combien « Internet fait intégralement partie de notre société » et qu’il faut donc passer « rapidement à l’ère de l’école numérique ». Mille bravos !

Suit alors une proposition de création d’un enseignement scolaire spécifique au numérique et de mise en œuvre d’une formation plus efficace des enseignants à l’usage des technologies numériques. On le sait, la première proposition fait débat parmi les spécialistes. Nous sommes quelques-uns à avoir montré que le B2I n’était pas à même de réduire l’effet des inégalités sociales sur l’acculturation numérique. Pour y faire face, une réelle prise en compte du numérique à l’Ecole s’impose mais la création d’un enseignement spécifique soulève bien des questions : qui le prendra en charge ? comment lui assurer cette transversalité sans laquelle on ne saurait parvenir à autre chose qu’un enseignement à caractère disciplinaire ? La meilleure option semble de concevoir un enseignement intégré qui mobilise l’ensemble des disciplines et du corps professoral.

Se pose alors la deuxième question, celle de la formation des enseignants. Le président-candidat, dont le gouvernement a presque totalement supprimé la formation initiale et continue des enseignants, est-il fondé à faire une telle proposition ? Je suis intervenu la semaine dernière devant 200 jeunes enseignants et je peux affirmer que leur priorité n’était pas la culture numérique dont je venais leur parler avec deux collègues. Ils auraient préféré une formation centrée sur les questions pédagogiques de base et plusieurs d’entre eux nous ont fait part de leurs difficultés et de leur hésitation à démissionner.

Le candidat socialiste a été plus audible ces derniers jours. Comme son adversaire, François Hollande souligne le retard de la France par rapport aux autres pays de l’Union Européenne. Comme lui, il propose d’introduire un enseignement scolaire du numérique. Après quelques tergiversations qui confinent à l’improvisation, c’est à deux seulement des séries du lycée (S et STI2D) que cet enseignement optionnel sera réservé en cas de victoire. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec ces sigles, rappelons la série S est la série scientifique de l’enseignement général alors que la récente série STI2D de la voie technologique est consacrée aux Sciences et Technologies de l’Industrie et du Développement Durable. Malgré la volonté affichée d’étendre ultérieurement cette formation à toutes les autres séries, voilà qui discrédite nettement tout projet d’une acculturation numérique de l’Ecole au profit d’une vision professionnelle, technique et sectorielle.

C’est Vincent Peillon, en charge de l’éducation dans l’équipe de campagne de François Hollande, qui a présenté la dernière version de ces mesures lors du colloque organisé le 30 mars sur « Le numérique, moteur du changement ». A la même occasion, Gilles Braun, adjoint à Jean-Michel Blanquer à la DGESCO a repositionné la question du numérique à l’Ecole. Pour lui, l’enjeu est de transformer l’outil numérique en instrument numérique. Ce qui est probablement une référence aux travaux de Pierre Rabardel sur l’instrumentation pose une question des plus claires. Au-delà de la simple présence des technologies numériques à l’Ecole, quelle en est la finalité réelle ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les orientations se semblent claires ni pour les uns, ni pour les autres.

Regrettons aussi que les déclarations des candidats et de leurs équipiers ne fassent jamais référence aux travaux scientifiques qui accompagnent pourtant l’histoire des technologies éducatives depuis des dizaines d’années. En revanche, à l’instar des travaux du Conseil National du Numérique (voir un autre billet de ce même blog), la parole est largement ouverte aux financiers et aux industriels. Ne nous trompons pas, leur voix est indispensable. Mais pas seule ! Celle des usagers, des praticiens et des chercheurs l’est aussi.

Finalement, l’agitation autour des technologies numériques à l’Ecole est juste assez forte pour susciter quelques altercations en mode mineur. Je me souviens bien de la tribune publiée dans Le Monde d’un Inspecteur général de l’Education nationale que certains reconnaitront et qui diagnostiquait il y a quelques années que le problème du numérique à l’Ecole n’était pas le numérique… C’est bien encore aujourd’hui la question de l’école à l’ère du numérique qui est posée et pas du tout celle du numérique à l’Ecole.

J’ai bien peur que ce débat ne parvienne pas à la surface de la campagne.

Il reste trois semaines pour en parler !

Paroles, paroles … 

Faut-il bannir les ordinateurs des cours ?

Terence Day rapportait en 2007 qu’un étudiant de HEC Montréal avait perdu gros en se livrant à de la spéculation à court terme…  durant les cours. En une quinzaine d’années seulement, le paysage de la classe (ou de l’amphi) s’est peuplé d’ordinateurs portables. Leurs écrans dont l’enseignant ne voit généralement que le dos sont le lieu d’activités diverses qui échappent au contrôle pédagogique d’antan. Beaucoup de voix se sont exprimées, certaines pour dénoncer la dispersion de l’attention des étudiants et d’autres pour valoriser de nouvelles formes de participation aux cours, enrichies par les ressources et services accessibles en ligne. Même rapide, une lecture de ces antagonismes révèle des questions qui dépassent celles relatives au comportement des étudiants. C’est d’abord la forme scolaire qui est questionnée parce qu’elle est mise à mal par les technologies numériques.

Unités de lieu, de temps et d'action

Unités de lieu, de temps et d'action (Image: Master isolated images / FreeDigitalPhotos.net)

Comme souvent, une perspective historique aide à mieux comprendre ce que l’on observe. Il y a encore peu et pour la plupart des jeunes, le premier contact avec l’ordinateur se faisait à l’École. Aujourd’hui, la plupart des étudiants dispose à titre personnel et privatif d’un ordinateur portable. Là où l’ordinateur avait le statut d’artefact institutionnel choisi pour instrumenter les activités d’apprentissages prescrites par l’enseignant, il équipe aujourd’hui l’étudiant à titre personnel qui le met en œuvre en fonction d’objectifs et de stratégies qui lui sont propres. Les matériels dont sont équipés les étudiants aujourd’hui présentent trois caractéristiques qui expliquent leur succès et concourent aux usages qui en sont faits en classe. Ils sont mobiles, personnels et connectés.

Dans cette situation, deux scénarios principaux se dessinent.

Le premier est le plus fréquent aujourd’hui. On pourrait l’intituler « Fermons les yeux ! ». Dans cette option, les enseignants continuent d’enseigner comme si de rien n’était. Certes, ils regrettent certains comportements d’usage préjudiciables à la qualité des apprentissages mais en renvoient la responsabilité aux étudiants.

Le deuxième est celui qu’un nombre croissant d’universités dans le monde mettent en œuvre : l’interdiction. De fait, cette logique de prohibition existe depuis longtemps mais s’appliquait davantage à des restrictions d’accès (MSN, Facebook … ) que quelques astuces techniques et autres  abonnements 3G ont rendu caducs. Les interdictions portent aujourd’hui sur les matériels eux-mêmes. Revenant à des pratiques anciennes, les éventuelles activités d’apprentissages médiatisées sont alors organisées dans des lieux dédiés (salles « informatiques »).

L’un et l’autre de ces scénarios accréditent la thèse de l’inertie de la forme scolaire telle que Guy Vincent l’a théorisée en 1994 : un espace, une temporalité planifiée, l’identification des apprentissages, des groupes d’étudiants composés selon des principes formels (secteurs, âge, discipline) et des professionnels en charge de l’enseignement. Concrètement, la forme scolaire traditionnelle qui a majoritairement cours à l’université respecte les trois règles qui définissent le théâtre classique : unité de lieu, de temps et d’action. Le problème avec les ordinateurs portables, c’est qu’ils permettent de se jouer de ces trois règles. Les structures de formation continue et professionnelles le savent bien. Elles en tirent parti pour s’affranchir des contraintes qui pèsent sur leurs publics. C’est ainsi par exemple que se développent des logiques de formation nomades qui cherchent à valoriser au mieux les disponibilités des apprenants.

En fait, l’université s’appuie beaucoup sur ce potentiel d’émancipation offert par les technologies numériques. Accéder à la documentation en ligne, travailler selon des modalités collaboratives ou coopératives, échanger entre étudiants et avec les enseignants en dehors des lieux et temps universitaires … tout cela contribue notoirement à la qualité des enseignements et l’efficacité des apprentissages.

Le problème qui focalise l’attention est autre. Il s’agit au fond de la pression exercée par les technologies numériques sur le huis clos de la salle de cours. Elle invite à questionner la forme scolaire classique, à s’interroger sur sa pertinence et les transformations qui pourraient lui être apportées. Dans ce cadre, je ne trouve pas choquant que l’usage de l’ordinateur soit momentanément proscrit dès lors que l’activité prescrite requiert une parfaite disponibilité de l’étudiant au discours de l’enseignant et/ou de ses condisciples. De la même façon, je trouve utile de recentrer les usages des portables sur les activités relatives au cours mais pas gênant si cela conduit les étudiants à des pratiques personnelles et différenciées.

Bien au-delà du scénario du laisser faire et de celui de l’interdiction, c’est la voie de l’innovation pédagogique. Elle est exigeante et nécessite une véritable ingénierie pédagogique pour scénariser les activités d’apprentissage et identifier les ressources qui lui sont nécessaires. Tout cela exige des compétences dont nous ne disposons sans doute pas toujours. Celles des enseignants bien sûr qui sont peu ou pas formés à ces questions d’ordre techno-pédagogique. Celles des étudiants dont nous connaissons très peu les méthodes de travail et qui auraient sans doute besoin que nous les aidions pour gagner en efficacité.

Notons pour finir que ce qui vaut ici pour l’université est valable également à l’École où la problématique plus visible de l’usage des smartphone est analogue.

L’Ecole selon le Conseil National du Numérique

Le Conseil National du Numérique (CNN) émet des avis et celui du 6 mars 2012 est relatif au numérique à l’Ecole. Rappelons que le CNN a été institué par Nicolas Sarkozy le 27 avril 2011, répondant ainsi aux préconisations du rapport remis par Pierre Kosciusko Morizet (co-fondateur de Priceminister.com) à Eric Besson, alors ministre en charge de l’économie numérique. Le CNN est composé de 18 « spécialistes de l’Internet ». Il a pour vocation de conseiller le gouvernement sur les problématiques liées à l’économie du numérique. C’est dire que lorsque le CNN se penche sur les questions du numérique à l’École, on est impatient de découvrir un point de vue qui promet de se démarquer des habituels débats internes à l’institution scolaire.

Installation du CNN

Le président de la République installe le CNN, le 27 avril 2011. Photo : L. Blevennec/elysee.fr

Le rapport du CNN trace rapidement un constat peu étayé mais sans concession. Les enjeux du numérique à l’École répondent à ceux de l’École. La mission de l’École étant de former des citoyens, il lui est impossible d’y parvenir si elle ne s’acculture pas au numérique. Et cette transformation de l’École peine à se réaliser malgré l’ampleur des investissements déjà consentis.

J’adhère totalement à ce choix de positionner le débat sur le registre de la culture numérique, posture qui montre combien il est essentiel d’ouvrir la réflexion sur l’Ecole à différents points de vue.

Mon accord s’arrête là ou presque et le rapport du CNN me semble entaché d’erreurs fondamentales : l’idéologie sous-jacente à l’analyse des problèmes d’acculturation numérique de l’École, un défaut de méthode dans la conduite de l’étude et, finalement, un parti pris au profit du secteur industriel que les membres du conseil représentent de fait.

Le CNN relève judicieusement le décalage persistant entre les niveaux d’usage domestique et professionnels des technologies par les enseignants. De même, il pointe le risque que ce défaut d’acculturation numérique de l’École ne renforce encore les inégalités sociales. Là encore, le constat me semble pertinent. En revanche, les solutions proposées dans le rapport s’inscrivent dans une toute autre vision, radicalement éloignées de l’analyse. Les technologies numériques n’y sont plus considérées comme des éléments déterminants de notre culture dont il faudrait tenir compte pour identifier les objectifs de l’École et orienter ces actions. Elles constituent un moyen pour améliorer l’organisation du travail, pour « professionnaliser le fonctionnement des établissements et de l’institution toute entière ». Sans nier l’apport potentiel des technologies numériques à l’organisation du fonctionnement de l’institution scolaire, l’y réduire ou presque traduit une conception de l’École très éloignée des visions humanistes distillées dans le préambule du rapport.

Défaut de méthode ensuite. Le document ne dit rien de la conduite de l’étude par les auteurs. On apprend seulement qu’une cinquantaine de personnalités ont été auditionnées et quelques références bibliographiques sont signalées ici et là. On ne sait rien des questions posées, du traitement des réponses, des sources documentaires exploitées. De fait, les affirmations sont nombreuses et les doutes rares alors que les questions soulevées sont complexes et les avis très partagés. Difficile donc d’accorder sa confiance à un tel document. Sa crédibilité repose sur la légitimité du panel des personnalités auditionnées et il est vrai que ces 50 personnes sont des acteurs reconnus du domaine. Comment ne pas repérer tout de même l’absence ou la faible représentation d’acteurs d’importance : peu d’enseignants, pas de personnels de direction, pas d’élèves, un seul chercheur…

Parti-pris enfin quand les solutions préconisées visent essentiellement à rapprocher l’Ecole des industriels du numérique. On se rappellera tout de même des vives critiques formulées lors de la nomination des 18 membres du conseil. Critiques sur le mode de désignation puisqu’elles relèvent directement du président de la République, ce qui ne garantit guère l’indépendance du conseil. Critiques sur la composition qui fait la part belle aux entreprise du secteur de l’internet et des télécoms sans laisser aucune place à des personnalité représentatives de la collectivité nationale, qu’il s’agisse de parlementaires ou d’associatifs.

Bref, le rapport est décevant. A quand une réelle mobilisation pour réfléchir à ce que doit être notre École à l’ère du numérique et pour se donner les moyens d’y parvenir ?