Le livre rassemble des communications et des articles de philosophes, d’historiens et de critiques, pose des passerelles nouvelles entre l’esthétisme cinématographique et l’Histoire et essaie d’envisager le cinéma, pratique moderne de représentation, comme un nouvel outil historique et scientifique. En bref, est-ce que le cinéma peut proposer à l’historien « une forme de modèle théorique et méthodologique? »
Les trois premiers chapitres sont l’oeuvre de philosophes qui posent la question de la mise en récit du passé.
Histoire et mémoire de Paul Ricoeur
Pour Paul Ricoeur, la mémoire collective et la mémoire individuelle se construisent mutuellement. Il faut entrevoir l’histoire et le passé à la lumière des souvenirs, des espoirs ou des incertitudes de ses acteurs et ainsi restituer la dynamique de la mémoire de ces derniers. Le cinéma s’inscrit dans cette dialectique, le récit et la représentation cinématographique témoignent d’une image de ce l’auteur appelle « le présent du passé » et permettent d’apercevoir l’historicité d’un événement.
La vérité entre fiction et histoire de Roger Chartier
Roger Chartier, dans son article, va plus loin et interroge les rapports entre vérité et histoire par le prisme de la fiction. La fiction, comme l’histoire, est une pratique du récit : « L’histoire quelle qu’elle soit reste toujours dépendante des formules qui gouvernent la production des récits, qu’ils soient d’histoire ou de fiction« . Il postule que le cinéma et la fiction sont, comme l’histoire, des modes du récit avec toute la part de subjectivité et d’incertitude qui leur est inhérente. De cette manière, Chartier lie « la question du statut de vérité de la fiction et celle du régime propre de la connaissance historique« .
Cinéma, enfance de l’histoire de Christian Delage
Pour Delage, un film a un statut d’archive qui se caractérise dans ses formes singulières d’écriture et dans sa capacité à marquer les héritages et les mémoires. Le cinéma appelle alors à une démarche réflexive : « contribuer à l’élucidation d’une vérité historique qui possède une évidence sensible. » Cette « évidence sensible » est mise en évidence par Jacques Rancière. Pour le philosophe, le plus vieux programme de l’esthétique est de « rendre les idées sensibles pour les rendre populaires », le cinéma, art esthétique par essence, s’inscrit à merveille dans ce programme. Ainsi, pour Delage qui considère le cinéma comme « l’enfance de l’histoire », l’oeuvre cinématographique est une forme d’expérience de l’histoire, d’une sensibilité, qui pointe des événements, en propose une interprétation et les rendent accessible et palpable au public. De la sorte, les temps de l’histoire et du cinéma peuvent s’articuler conjointement; le premier peut précéder le second sur des terres encore vierges et tenter de s’approprier des espaces, des acteurs et des lieux. L’auteur prend l’exemple du film Heaven’s Gate qui narre la guerre du comté de Johnson survenue en 1892. Le réalisateur a mené pour la réalisation de son film une recherche approfondie de sources historiques mais garde, dans sa mise en scène, une grande part de fiction et de liberté. Le message porté par le réalisateur est celui du désenchantement des fils de pionniers et du rêve américain. Ainsi, ce film porte une analyse historique et rend sensible, par la fiction, la mémoire collective d’une époque.
Ecriture historique, écriture cinématographique d’Arlette Farge
L’article d’Arlette Farge reprend les postulats évoqués ci-avant. En donnant au cinéma le statut d’archive elle illustre à merveille la problématique de Paul Ricoeur sur la relation et l’articulation entre la mémoire collective et la mémoire individuelle. Elle explique dans son article que le cinéma permet à l’historien d’élargir son champ narratif et scientifique pour appréhender un réel passé. On en revient ici encore à ce concept de « présent du passé ». Le récit cinématographique met en scène des pesanteurs, des mécanismes individuelles, collectifs qui organisent notre façon d’être au monde, il est aussi constructeur de tensions, générateur d’événements nouveaux amenant à des situations nouvelles. Farge prend l’exemple des faits divers judiciaires pour montrer que le cinéma agit finalement comme un complément du champ historique. Quand l’historien s’intéresse aux mécanismes producteurs d’événements, il se focalise sur les causes et en oublie souvent un faisceau de conséquences, comme la souffrance, la douleur de l’individu ou du groupe. L’auteur écrit à ce propos : « Les gestes ou les décisions qui provoquent cette souffrance, les modes de rationalité qui y conduisent, les mots qui la disent ou la rejettent, ceux qui l’accompagnent de compassion ou la préviennent de sollicitude ne figurent pas comme des objets à part entière de l’histoire« . Ainsi, Farge déplore ce manque dans « l’histoire des systèmes compassionnels » et érige en ce sens que le cinéma comme le pénétrateur, le producteur de champs nouveaux.
Le travail à la chaine à l’épreuve du burlesque de Vincent Guigeno
Dans son article, Vincent Guigeno analyse le film de Charlie Chaplin, Les Temps Modernes sous l’angle du burlesque. L’usine de Chaplin n’est pas représentée de façon rigoureuse et historique. Il n’a pas effectué de travail de recherche pour monter des chaînes de production réelles et réalistes, là n’est pas l’objectif de son œuvre. De la sorte, Les Temps Modernes n’est pas une représentation fidèle et parfaite du monde industrielle des années trente, mais un objet d’étude pertinent pour comprendre les effets de la rationalité technique et de la mécanisation. Ainsi, c’est en installant le récit cinématographique, en jouant sur l’esthétique, les images et les représentations que Chaplin met en évidence les rouages d’un mode production nouveau et ses effets sur l’esprit et sur les rapports de l’individu avec le travail. De cette manière, et comme l’a mis en avant Delage dans son article, le cinéma parvient à cerner des mécanismes et s’approprie le ressenti, la mémoire collective d’une époque.
L’Holocauste dans le cinéma polonais de Stuart Liebman
Stuart Liebman articule, à travers les premiers films sur les camps de concentration polonais, la question de la vérité du témoignage et celle de la construction d’un imaginaire collectif. L’auteur montre que l’histoire de l’Holocauste donnée par les deux films qu’il présente (Ostatni Etap et Ulica Graniczna) a servi à façonner des mythes destinés, par ceux qui étaient au pouvoir, à mettre en scène l’imaginaire social de l’avenir communiste. A l’époque, le parti communiste de l’époque, majoritairement composé de russes et de juifs, doit faire face à l’antisémitisme et à un sentiment antirusse de la population polonaise. Les deux films, réalisés seulement quelques années après la libération de la Pologne, mettent en scène des personnages types : des Russes et des juifs tiennent le rôle de héros et incarnent des valeurs comme la loyauté, le courage, la solidarité, la force ou encore l’héroïsme. De cette manière, l’Holocauste est conçu, présenté avec des images, des figurations par lesquelles les autorités polonaises tentent de créer les souvenirs et les mythes fondateurs d’un Etat communiste qu’elles souhaiteraient forger. En bref, dans les cas présentés par Liebmann, le cinéma conduit et génère dans la mémoire collective des stéréotypes et des représentations. De la sorte, la fiction s’induit dans le réel, donne des nouveaux codes et des normes s’agrégeant à la réalité afin, dans le cas présent, de servir une idéologie.
Finalement, à la lecture de ces articles, on comprend que l’Histoire se pose plus que jamais comme le lieu d’un débat profond sur la connaissance et la vérité, et s’ouvre à de nouveaux repères problématiques qu’offre notamment le cinéma, afin de refondre ses méthodes d’approche du passé.
Dans le cas de La Nouvelle Babylone, on observe de nombreuses similitudes avec les considérations évoquées ci-avant. En effet, le film de Léonid Trauberg et Grigori Kozintsev peut, comme l’entend Delage, être considéré comme un document d’archive. Les deux réalisateurs ont en effet tenté de coller le plus près possible à la réalité de l’époque en allant prendre des plans et des photographies du Paris « typique » avant le début du tournage et en s’inspirant des romans de Zola. De même, les personnages mis en scène dans le film injectent un certain nombre de stéréotypes et de personnages types (la figure du bourgeois opposé à celle du prolétaire) dans le but d’immiscer, dans l’imaginaire collectif, des représentations marquées par la société et l’expérience socialiste.