Références picturales

Afin de mieux présenter le Paris de 1870, les deux réalisateurs de la Nouvelle Babylone et le décorateur, Evgueni Enei, se sont rendus à Paris en février 1928, avant de commencer le tournage de leur film. Leur volonté était avant tout de restituer une atmosphère, une ambiance particulière. Celle des grands boulevards, des salles de bal et des cafés d’un Second Empire mourant, et celle, un peu plus dramatique, du corps ouvrier de Paris pris dans la guerre civile.

La FEKS a ainsi arpenté les musées et les galeries parisiennes, cherchant à illustrer le Paris du 19ème siècle tant dans une dimension esthétique que dans une dimension symbolique et allégorique. Les tableaux exposés en dessous ont tous été peints dans les années 1870, illustrant ainsi la volonté de coller à une certaine perception de la réalité de l’époque dépeinte dans le film.

Ainsi, le bal bourgeois auquel participe la jeune vendeuse du magasin Nouvelle Babylone prend les airs du Moulin de la Galette (1876) d’Auguste Renoir :

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Louise, vendeuse du grand magasin, est figurée lors de sa rencontre avec le patron dans une posture qui n’est pas sans rappeler le tableau d’Edouard Manet, La Jeune fille sur le banc :

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Plus loin, la jeune fille qui sirote un verre d’alcool fait penser au tableau de Edgard Degas, L’Absinthe (1876), dans lequel est figuré une dame qui semble ressentir le même ennui et la même lassitude que le personnage figuré dans le film:

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Enfin, la danseuse du bal, reprend la position qu’Edgar Degas donne à la figure principale de son tableau La Chanson du chien (1876-1877):

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De la même façon, les auteurs ont pioché dans les journaux satiriques de l’époque, L’Eclipse et L’Assiette au Beurre, des représentations caricaturales du bourgeois et de son environnement. On peut ainsi mettre en lien ces deux images avec les séquences du film :

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En fin de compte, les figurations cinématographiques utilisées par les deux réalisateurs russes nous donnent un aperçu de l’atmosphère de l’époque. Les tableaux présentés au-dessus nous donnent une image du mode de vie des bourgeois et de l’ambiance qui régnait dans les cafés-concerts parisiens.

En totale opposition à la vie de labeur du petit peuple de Paris, les bourgeois s’adonnent à la boisson, à la fête et aux bals. L’insouciance, retranscrite à dessein, illustre la fin annoncée d’une bourgeoisie incapable d’anticiper la défaite prochaine et la destruction de l’Empire, ainsi que l’insurrection qui secouera Paris quelques mois plus tard.

L’utilisation de références picturales est intéressant d’un point de vue historique, c’est un mode de représentation du passé qui donne un poids et une cohérence à la narrativité du film. Dans les exemples que nous avons cité, l’esthétisme des figurations donnent à la bourgeoisie un teint désuet et ridicule. De façon opposée, la représentation des communards et du petit peuple parisien est traitée d’une manière différente.

Le sort réservé aux communards est largement traité dans le film. Les cadavres des insurgés sont mis en scène dans de nombreux plans qui font écho aux tableaux d’Edouard Manet ou de Gustave Courbet.

Guerre Civile (1874) d’Edouard Manet et Les Fédérés aux Grandes Ecuries de Versailles (1871) de Gustave Courbet ont inspiré les deux réalisateurs :

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De la même façon, Maximilien Luce représente dans, Une rue à Paris en mai 1871 (1903), une rue de Paris pendant la Semaine Sanglante :

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Ce dernier tableau, peint en 1903, par un artiste qui n’appartient pas aux contemporains de la Commune illustre le culte de la mémoire de la Commune qui transparaît dans de nombreuses oeuvres artistiques à la fin du 19ème siècle. Ce tableau est ainsi un hommage à la mémoire des morts de la Commune. Quant à Gustave Courbet, son tableau, Les Fédérés aux Grandes Ecuries de Versailles, peint en 1871, est un témoignage de l’horreur suscitée par la vue des cadavres des communards à la fin du conflit armé dans Paris. Ces images de cadavres fédérés pris dans des poses et dans des environnements à chaque fois différents est là pour symboliser l’horreur et la force de la répression et pour insister sur l’aspect héroique voire presque lyrique du sacrifice de ces hommes morts sur la barricade.

Dans tous les cas, ces tableaux donnent une vision presque sacralisée de la dépouille gisante du soldat communard. L’héroisme de ces soldats du petit peuple est montrée par l’image de Louise, héroine du film, filmée sur une barricade, un fusil à la main à la manière d’Alexandre Steinlen dans son Louise Michel sur les barricades :

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Finalement, ces représentations picturales s’opposent dans leur message. Tous ces procédés techniques font de Paris un personnage à part entière dans laquelle contraste la déchéance grotesque et burlesque de la bourgeoisie et le courage et la bravoure des fédérés.

Les réalisateurs n’utilisent pas uniquement des tableaux et des images qu’ils mettent en scène afin d’animer une réalité sociale ou historique. Comme le montre Myriam Tsikounas dans son article La Nouvelle Babylone : un essai d’écriture filmique de l’histoire, l’équipe technique du film parvient, par des procédés cinématographiques et techniques particuliers, à donner à des séquences de leur film une ambiance impressionniste. Ainsi, « Par l’éclairage, Moskvin réussit à faire percevoir la texture des matériaux et à créer, de plan en plan, des allitérations visuelles impressionnistes : les dentelles du grand magasin répondent à la mousse des cuves de la blanchisserie, aux jupons des danseuses de cancan, aux fanfreluches des demi-mondaines…« 

De même, Trauberg et Kozintsev parviennent à créer, grâce à une technique filmique, un contraste entre un premier plan « net et statique » et l’arrière plan « animé et flou ». On retrouve cette pratique filmique dans cette séquence, où la caméra fixe Louise. Immobile, sa position tranche avec l’arrière plan, remuant et électrique :

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Cette technique, « qui renforce les effets de superposition permet non seulement de traiter la fête bourgeoise du Second Empire en style impressionniste mais d’incruster sur le devant de la scène, comme extérieur à une action qu’ils ne comprennent pas, les personnages.« 

Ainsi, comme on a pu le voir, La Nouvelle Babylone se compose dans sa forme, d’une succession de tableaux, d’images animés mais apparait aussi bien comme une oeuvre impressionniste à part entière, donnant à la narrativité du film une force et une dynamique particulière.

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