Narrativité en musique et topiques musicaux

L’étude de la musique de film nous amène forcément à nous intéresser à la
narrativité dans la musique. Pour cela, il est nécessaire de définir les différents outils nous
permettant d’analyser la manière dont elle fonctionne. Une musique est narrative lorsqu’elle exprime des sentiments, affects ou émotions. La dénomination de ces émotions ou affects, diffère selon les musicologues. Ils sont appelés topiques pour les musicologues anglo-saxons (terme édifié aux XVIII et XIXème siècle par A.B. Marx, Mattheson, koch et Marpurg), ou signifiés, par les musicologues greimasiens. Pour Leonard Ratner, le concept de topique se définit ainsi :
« Grâce à ses contacts avec le culte religieux, la poésie, le drame, la distraction, la danse, les cérémonies, le monde militaire, la chasse, et aussi avec les classes populaires de la société, la musique de XVIIIe siècle a développé un réservoir de figures caractéristiques lequel a fourni un héritage riche pour les compositeurs classiques. Certaines de ces figures étaient associées aux différents affects et émotions ; d’autres avaient une touche pittoresque, descriptive. Elles sont désignées ici comme topiques, en tant que sujets du discours musical.»1
Malgré leurs différences de dénominations, les topiques ont tous une même caractéristique qui est : leur rapport aux genres et styles musicaux. Tous les styles musicaux sont intrinsèquement liés à leur époque, leur fonction (Religieuse, danse etc), et possèdent leurs caractéristiques propres. Ces caractéristiques peuvent de la sorte être porteuses de sens et de significations. La reconnaissance des topiques musicaux n’est cependant pas le seul élément nous permettant de comprendre et d’analyser la narrativité d’une musique. Ainsi la manière dont sont agencés ces topiques, est un élément indispensable à la bonne compréhension d’une musique narrative. Cette manière d’agencer les topiques est à son tour très diverse, et peut varier selon l’époque, le compositeur, la pièce musicale etc. Ainsi, Márta Grabócz reprend la notion développée par Gustav Mahler, à savoir : le concept du programme extérieur et duprogramme intérieur. La première catégorie désigne les musiques dont le structure est dictée par le phénomène extra-musical (pictural,littéraire, visuel etc), et qui ainsi renonce aux structures classiques de la musique telles que la Symphonie, la Sonate, ou encore le Concerto. A ce titre, nous pouvons citer les « mélodrames » Baroques (par exemple Il combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi, 1624)», des poèmes symphoniques du XIXe siècle tels que La Danse Macabre de Camille Saint Saens, ou autres oeuvres de Liszt, Berlioz, Borodin, etc, ou encore des ballets du XXe siècle.
Ainsi, la manière dont procède le compositeur pour établir la structure de son oeuvre
musicale s’opère de la manière suivante : il observe la totalité des moments de narration de
son objet extra-musical, puis n’en adopte que certains dont le succession temporelle
permettra d’établir une structure sur laquelle la musique sera composée :
« Le compositeur observe l’intégralité du déroulement linéaire
(syntagmatique) d’une narration, mais il n’en sélectionne que certains
moments pour la représentation musicale, en s’appuyant sur les
possibilités offertes par le réservoir des genres expressifs historiques
existants.»2
En ce qui concerne le programme intérieur, contrairement au programme extérieur,
la structure de la pièce musicale n’est pas dictée par l’élément extra-musical, mais c’est au
contraire ce dernier qui est intégré dans une structure classique. De cette manière, bon
nombre de sujets littéraires (Goethe, Dante, Shakespeare etc.) furent intégrés dans des
oeuvres à variation, formes sonates élargies chez Liszt, préludes chez Debussy, ou encore
utilisation de l’opposition binaire dans des oeuvres contemporaines de François-Bernard
Mâche. Les oeuvres à programme intérieur préfèrent la forme à variation, et avancent par
contraste ou par opposition binaire. Ainsi, une première situation sera tout de suite remise
en question par une seconde situation opposée, qui sera à son tour remplacée par une autre
situation qui confortera ou non le contraste avec la première situation. On passe alors d’un
sentiment à un autre, tout en ayant un même fil conducteur (exemple: un même thème
varié). Autre manière de passer d’une situation à l’autre : «l’évolution par sauts». De cette
façon, les changements de situation se fait de manière abrupte, sans préparation ou
transition particulière. Les formes les plus appropriées pour cette manière de faire sont les
formes sonates (ou ABA), ou les formes à variation mono ou bi-thématique, ou encore la
variation d’un complexe thématique composé de motto(s), d’un refrain , de transition et de
thème.
Dans certaines oeuvres en forme sonate du XVIIIe siècle, nous pouvons remarquer
que l’organisation des topiques est dictée par des règles similaires à celle de la grammaire
narrative de Greimas : « la structure élémentaire de la signification ». Le principe de cette
grammaire narrative consiste à associer des termes contradictoires couplés, qui
conformément au carré sémiotique de Greimas fonctionne de la manière suivante: S1->
nonS1-> S2-> nonS2. Ainsi, la narration peut se construire selon trois opérations
différentes :
1/ opération de négation;
2/ opération d’assertion (d’implication) ;
3/ opération de présuppositions.
Ainsi, un premier événement sera tout de suite remis en question par sa négation,
elle-même suivit d’un troisième événement qui confirmera ou non cette négation. De cette
manière, si le conflit des événements est maintenu par le compositeur tout au long d’un
mouvement, il sera générateur de nouvelles valeurs. A ce titre, certaines oeuvres classiques
on ouvert la voie aux formes à développement continu, même à l’intérieur de formes ABA,
rondo, et sonate. Márta Grabócz prend ici l’exemple du premier mouvement de la
symphonie en ut majeur K.338 de Mozart, et l’analyse à l’aide du carré sémiotique de
Greimas. Dans cet exemple, le début du mouvement montre le conflit du topique solennel
et celui de l’héroïsme tragique, le troisième affect présenté est celui de la lamentation, la
ré-exposition présente le conflit entre le groupe de l’affect du solennel-majesteux-galant et
celui des plaintes, de l’héroïsme tragique. Mozart compose pour finir une coda, dans
laquelle il réaffirme le premier thème solennel.
« Cette présentation du mouvement à l’aide du carré sémiotique de
Greimas, décrit un parcours des affects, un schéma pathémique qui
consiste en quatre étapes, suivant la succession des termes contradictoires
couplés, et qui donne lieu à la création – cathartique – de nouveaux
objets de valeur tout au long du mouvement (chose qui n’est pas
habituelle dans le cadre structurel ABA) »3.
Les topiques musicaux sont rattachés à divers affects et émotions, mais ne sont pas
pour autant associés à une signification « expressive » de laquelle émanerait comme par
enchantement le sentiment voulu, mais au contraire à une signification conventionnelle.
Les topiques musicaux ont pris forme grâce au « réservoir de figures caractéristiques »
ancrées dans la vie des collectivités. Ces topiques et leur signification sont, par conséquent,
tout à fait aisés à identifier.
Peirce pour identifier la manière dont fonctionne les topiques, parle de l’objet (le
sujet signifié), du représentamen (signe désignant l’objet), et de l’interprétant (processus
mental qui lie l’objet et le représentamen). Dans son exemple du panneau de signalisation,
l’objet du panneau est le virage dangereux, le représentamen est le dessin de la courbe du
virage, et enfin l’interprétant est le processus mental qui interprète le panneau comme étant
le signe qu’un virage dangereux est proche.
Peirce développe une autre notion qui veut que le représentamen n’évoque pas tous
les aspects d’un objet :
« Le signe représente quelque chose, son objet. Il représente cet objet non
pas dans tous ses aspects, mais en référence à une sorte d’idée que je
nomme quelque fois le fondement (ground) du représentamen. »4
Ainsi, en littérature comme en musique, le sème du cheval est le galop. Même
lorsqu’il paît ou qu’il trotte, le sème du cheval reste le galop, de la sorte le fondement du
représentamen du cheval est galop. De cette façon, il est aisé de retrouver le fondement de
certains topiques, comme celui du topique militaire auquel est associé le mouvement de la
marche, ou du topique pastoral auquel est associé le joueur de cornemuse. Bien entendu,
comme pour le cheval qui n’est pas constamment au galop, le militaire ne marche pas
continuellement, et le berger ne joue pas perpétuellement de la cornemuse. Comme dit
plus, le fondement ne représente pas tous les aspects de l’objet, mais un seul utilisant les
conventions. Ainsi, il est est facile pour le compositeur de retranscrire musicalement le
fondement du galop pour le cheval avec le rythme ternaire, du thème musical ou du style
de mouvement pour la marche, ou encore du bourdon pour la cornemuse.
Le topique du cheval, du militaire, et le topique pastoral, sont des « topiques
iconiques », c’est à dire, qu’ils ressemblent à leur objet, ils n’ont donc pas d’attaches
historiques. Ce qui nous permet de le différencier du deuxième type de topique : le
«topique indexical ». Raymond Monelle, pour illustrer son propos prend l’exemple du
topique du guerrier immémorial. Les guerriers immémoriaux n’ont pas d’attaches
historiques, et sont représentés par des figures telles que Achille, Hector, ou Siegfried. Le
topique du guerrier immémorial imite un signal de trompette militaire. Or, ces guerriers, ne
peuvent connaître ce signal, car aucun instrument ne pouvait le produire à leur époque. De
plus, le signal de la trompette n’a jamais été destiné à l’infanterie, mais à la cavalerie. De la
sorte, le représentamen n’est pas directement lié à son objet le guerrier immémorial, mais
une caractéristique musicale de l’environnement de son objet. Le fondement du guerrier est
donc musical.
1 Leonard Ratner, Classic Music , New York, Schirmer, 1980, p9 dans -GRABÓCZ Márta, « La narratologie générale et les trois modes d’existence de la narrativité en musique », Sens et signification en musique, dir. Márta Grabócz, Paris, Hermann Editeurs, 2007, p240.
2 GRABÓCZ Márta, « La narratologie générale et les trois modes d’existence de la narrativité en musique », Sens et signification en musique, dir. Márta Grabócz, Paris, Hermann Editeurs, 2007, p243.
3 GRABÓCZ Márta, « La narratologie générale et les trois modes d’existence de la narrativité en musique », Sens et signification en musique, dir. Márta Grabócz, Paris, Hermann Editeurs, 2007, p251.
4 Charles Sanders Peirce, Collected Papers of Charles Sanders Peirce, édité par Charles Hartshorne, Paul Weiss & A.W. Burk, Cambridge, Harvard University Press, 1931-1958, tome 2, § 228.

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