La trame narrative de La Nouvelle Babylone s’articule autour de l’opposition symbolique entre la bourgeoisie parisienne et le petit peuple de Paris. Nous avons vu dans notre blog, aux sous-rubriques « Références littéraires » et « Références picturales » de la Rubrique « Analyse du film », que les procédés filmiques et artistiques utilisés par l’équipe de tournage tendent à retranscrire cette opposition. Nous verrons dans cet article la représentation du prolétariat et de la bourgeoisie donnée par les deux réalisateurs et nous l’analyserons d’un point de vue historique.
Il est notoire d’un premier abord, que le récit de La Nouvelle Babylone scinde Paris en deux. Les séquences nous offrent, de la première jusqu’à la dernière scène, l’image d’une capitale ou s’opposent fondamentalement deux corps inconciliables. Cette image tend, d’une part à légitimer l’insurrection prolétaire et d’autre part, à condamner l’impitoyable réaction de Versailles. Pourtant, ce parti-pris manichéen se heurte à une certaine réalité historique. Si, comme le dit Marx dans La Guerre civile en France : « La misère des masses faisait un contraste criant avec l’étalage éhonté d’un luxe somptueux, factice et crapuleux[1]. », la révolution et l’insurrection communarde ne peuvent être réduites au seul prolétariat ouvrier, pas plus que ses adversaires ne sauraient être assimilés dans leur totalité à la réaction bourgeoise.
Ceci étant dit, il convient de donner la répartition démographique et sociale du Paris de 1871. Approximativement deux millions de personnes sont Parisiens à l’époque, ce qui en fait la ville la plus peuplée de France. Pierre Milza nous informe qu’ « Avec un demi-million d’emplois industriels à la fin du régime impérial, la capitale totalise plus de 15% de la main d’oeuvre employée dans cette catégorie à l’échelle de l’hexagone. Si l’on regroupe industrie et commerce, ce sont 70% des Parisiens actifs qui vivent de ces deux activités[2]. » Ainsi, l’essentiel du peuple de Paris est composé par les classes populaires : on estime à près de 900000 personnes le monde ouvrier dans son ensemble.
Quant à la grande et à la moyenne bourgeoisie, elles représentent moins de 200000 personnes, regroupant banquiers, industriels, grands propriétaires, hauts fonctionnaires, rentiers…
Le Second Empire a permis à quelques nantis et autres négociants avisés d’amasser de grosses sommes d’argent, parfois même des fortunes. Ces nouveaux rentiers fondent leurs revenus sur la spéculation financière et sur des relations ambiguës entretenues entre les milieux politiques et financiers. Ce nouveau monde, cette nouvelle « classe », s’oppose aux anciennes fortunes fondées sur la propriété et le travail industriel ou commercial. Ainsi, on assiste à l’avènement d’une classe, qui base ses activités et son nouveau statut sur l’abstraction. A cet égard, Christophe Charle, dans Histoire sociale de la France au XIXème siècle signale que « Ce qui choque les contemporains, ce sont les bases pour partie fictives et immatérielles de leur pouvoir. Les millions qu’ils possèdent ne viennent pas de la vente de produits industriels ou d’une activité commerciale visible (…) mais du rassemblement de capitaux placés surtout dans des activités de service, de finance, de transport ou dans des industries qu’ils ne gèrent pas eux-mêmes ou qui sont situés à l’étranger[3]. »
Dans La Nouvelle Babylone, cette opposition entre des bourgeois oisifs, au goût immodéré du luxe et profitant de leur rente dans les cabarets et les bals et le petit peuple besogneux est marquée par les nombreuses images d’ouvriers au travail :
L’image d’un Paris divisé de façon radicale entre une classe dominante immensément riche et un prolétariat souffreteux semble être la base idéologique assumée du film. Ce parti-pris doit être largement tempéré par les faits. Il existe ce que l’on peut considérer comme une « classe moyenne », composée de près de 400000 personnes : petits patrons de commerce et d’artisanat, petits propriétaires rentiers, fonctionnaires, professeurs des écoles[4]…
La ligne de césure entre une petite bourgeoisie qui fréquente les mêmes cercles, le même environnement et parfois les mêmes difficultés que les classes populaires est loin d’être nette. Aussi, la confrontation de deux blocs homogènes présentée comme telle dans La Nouvelle Babylone ne s’inscrit pas dans la réalité sociale du Paris de l’époque.
Ainsi, l’opposition tranchée bourgeois-ouvriers apparait comme largement factice dans ses représentations. Les réalisateurs idéalisent un imaginaire sociale et fantasme une lutte des classes presque romanesque. La narrativité du film en est ainsi renforcée.
Cette opposition se retrouve aussi dans la façon de représenter les deux camps. Les bourgeois sont généralement filmés dans l’ombre, dans des espaces nocturnes et festifs. De cette manière, les deux réalisateurs insistent sur le fait que la bourgeoisie incarne un monde ancien, passé et révolu auquel s’oppose la Commune et le petit peuple. Au contraire, les communards sont tous filmés dans la lumière, apparaissent comme jeunes, vivants, actifs. Tandis que les acteurs incarnant les bourgeois sont pour la grande majorité les mêmes, les figurants du camp populaire sont suppléés par d’autres. De cette façon, la classe populaire apparait dans un perpétuel changement, un perpétuel renouvellement qui se confronte avec l’impression d’immobilisme des bourgeois.
Comme nous l’avons vu, la Commune de Paris nourrit l’imaginaire des deux réalisateurs. On peut parler d’un véritable mythe français. Cette épisode politique et historique a alimenté les instrumentalisations les plus variées et encore aujourd’hui les grandes aspirations communardes (droit des femmes, justice sociale, égalité) paraissent d’actualité. Notons, à cet égard, l’organisation d’un colloque le 30 avril 2011 commémorant les 140 ans de la Commune et intitulé La Commune est toujours vivante ! De la même manière, l’ouvrage d’Eric Fournier intitulé La Commune n’est pas morte (2013) renseigne sur les usages politiques de l’épisode communard. Il montre ainsi que dès les années 1880, on assiste à des rituels politiques, comme la montée au Mur des fédérés, qui vont perdurer jusqu’à la deuxième moitié du XXème siècle. Dans les années 1920, les usages mémoriels sont à mettre à l’actif des communistes et des anarchistes qui utilisent la Commune comme la source, comme l’essence même de leur histoire politique et militante.
Dans La Nouvelle Babylone, l’épisode historique est exalté et s’articule une véritable mythologie autour du personnage du communard. Il est présenté à l’image de l’héroine, Louise. C’est un travailleur implacable, solidaire des ses semblables, brave et prêt au sacrifice. Pourtant, comme le souligne Robert Tombs dans La Guerre contre Paris 1871, la grande majorité du petit peuple parisien qui prend les armes refusent de monter au combat et se réfugient dans Paris où l’ivrognerie prend des proportions effarantes. Robert Tombs écrit à ce sujet que, lors de la première sortie militaire des communards le 2 avril, « Tout ne fut que désordre, bavardages, ivrognerie, et peur panique[5] »« . De la même façon, William Serman insiste sur le fait que « Chacun, en somme, agit comme il veut. Les uns obéissent, les autres non. Les uns combattent, les autres regardent et commentent. Tout dépend des choix et des tempéraments individuels. Les plus dévoués, les plus convaincus, les plus courageux ou les plus désespérés assurent un véritable service de guerre. Les tièdes, les fatigués, les couards ne consentent à se plier qu’aux servitudes légères d’un service sédentaire[6].«
Il faut ainsi raisonner la fougue révolutionnaire des masses et le courage des hommes tel qu’il est présenté dans le film. L’interprétation de l’événement par les deux réalisateurs se fait l’écho d’une certaine lecture de l’histoire. Celle de Marx dans La Guerre civile en France, ouvrage qui a notamment servi de référence à l’élaboration du film. Pierre Milza note à cet égard que « Le mythe de la Commune « gouvernement de la classe ouvrière » et première incarnation de la « dictature du prolétariat » a perduré jusqu’à l’effondrement de la citadelle communiste. Porté aux nues par plusieurs générations d’historiens marxistes de stricte obédience et de doctrinaires staliniens, il s’est nourri d’un ouvriérisme sommaire auquel Marx lui-même n’avait pas échappé, mais qui a fini par prendre un visage caricatural[7].«
A ce propos, notons que si la figure bourgeoise est traitée de façon caricaturale à dessein, on peut se demander quel sort est réservé au fédéré finalement tout aussi caricaturé dans ses représentations. On peut imaginer que dans le dernier cas les réalisateurs, en exaltant un courage et une bravoure sans-limite, ont pensé coller à une certaine réalité historique. Une réalité historique imagée ou fantasmée par des esprits et des mentalités habitués à penser la Commune comme la source et le socle de leur propre histoire.
[1] MARX, Karl, La Guerre civile en France, Paris, Editions sociales, 1968.
[2] MILZA, Pierre, L’année terrible. La Commune, mars-juin 1871, Paris, Perrin, 2009, p. 68.
[3] CHARLE, Christophe, Histoire sociale de la France au XIXème siècle, Paris, Le Seuil, 1991.
[4] MILZA, Pierre, op. cit., p. 69.
[5] TOMBS, Robert, La guerre contre Paris 1871, Flammarion, 2009, p. 138.
[6] SERMAN, William, La Commune de Paris (1871), Paris Fayard, 1986, p. 474.
[7] MILZA, Pierre, op. cit., p. 462.