Un des évènements marquants de la Commune de Paris est mis en scène dans le film. Il s’agit du soulèvement du 18 mars. Cette séquence apparait de la 27ème à la 37ème minute du film. Le traitement historique de cet épisode de la Commune doit nous interroger car il est le déclencheur de l’insurrection parisienne. Tout d’abord, il convient de rappeler le contexte historique entourant ce soulèvement populaire. Depuis les premières journées de mars, l’agitation règne à Paris. Dans les quartiers ouvriers de l’est parisien, notamment Belleville et Ménilmontant, l’armée régulière doit se retirer devant la menace, de plus en plus précise, d’une action insurrectionnelle. Le climat général s’était détérioré suite aux décisions de l’Assemblée Nationale, élue depuis le 8 février 1871, de demander le paiement immédiat des échéances commerciales et des loyers prorogés depuis la guerre, mettant de cette manière en faillite les petits commerces et poussant à la rue le petit peuple, ruiné par le siège de Paris. Six journaux républicains, dont le Cri du peuple et le Père Duchêne, sont supprimés et la réunion des clubs politiques suspendue par le général Vinoy, gouverneur militaire de Paris. Pendant ce temps, dans Paris, la Garde nationale dont la mission était de défendre le Paris assiégé, se substitue au pouvoir régulier dans la gestion des affaires courantes des arrondissements parisiens. En effet, dans la capitale livrée à elle même et coupée du reste du pays par le siège prussien, les délégués des bataillons de la Garde nationale se sont formés, pour chaque arrondissement, en comités politiques au-dessus desquels trône le Comité central de la Garde nationale, qui fait office de véritable contre-pouvoir au gouvernement régulièrement élu. La Garde nationale a subi durant le siège par la Prusse un changement radical dans sa composition sociale. Gambetta a renforcé ses effectifs durant la guerre : en augmentant le salaire des gardes, il a attiré de nombreux chômeurs parisiens. La Garde nationale a un fonctionnement particulier. En effet, les troupes doivent élire leurs chefs. De cette manière, devant l’afflux de gardes nationaux de condition modeste dans les bataillons, on observe que les cadres élus reflètent largement les tendances politiques du petit peuple de Paris. C’est à dire, un penchant révolutionnaire, socialiste et républicain. Ainsi, face à la radicalité de plus en plus palpable des forces vives parisiennes, Thiers et son gouvernement prennent la décision de confisquer les armes et les canons laissés aux mains des parisiens. Prosper-Olivier Lissagaray, dans son Histoire de la Commune de 1871, dresse les faits qui ont marqué la journée du 18 mars 1871 : « Le 18 mars, à trois heures du matin, ces troupes de rencontre, sans vivres, sans leur sac, s’éparpillent dans toutes les directions, aux buttes Chaumont, à Belleville, au faubourg du Temple, à la Bastille, à l’Hôtel-de-Ville, place Saint-Michel, au Luxembourg, dans le XIIIème, aux Invalides. Le général Susbielle, qui marche sur Montmartre, commande à deux brigades, six mille hommes environ. Le quartier dort. La brigade Paturel occupe sans coup tirer le moulin de la Galette. La brigade Lecomte gagne la tour de Solferino et ne rencontre qu’un factionnaire : Turpin. Il croise la baïonnette : les gendarmes l’abattent, courent au poste de la rue des Rosiers, l’enlèvent et jettent les gardes dans les caves de la tour. Aux buttes Chaumont, à Belleville, les canons sont pareillement surpris. Le Gouvernement triomphe sur toute la ligne, d’Aurelles envoie aux journaux une proclamation de vainqueur ; elle parut quelques feuilles du soir[1]. »
Dans la séquence du film dédiée à cet événement, on retrouve des similitudes avec le récit de Lissagaray. Les troupes approchent d’une butte au sommet de laquelle sont stationnés les canons de la garde nationale :
Au petit matin, toutes les places fortes où sont entreposés les canons sont occupées par l’armée. Dans le film, il s’agit sans aucun doute de la prise des canons de la butte Montmartre. Le soldat de la Garde nationale en faction, chargé de protéger le parc est abattu sans sommation comme cela est raconté par Lissagaray : « La brigade Lecomte gagne la tour de Solferino et ne rencontre qu’un factionnaire : Turpin. Il croise la baïonnette : les gendarmes l’abattent[2]. » Ainsi, le régiment mis en scène ici est celui commandé par le général Claude-Martin Lecomte. Ce choix est loin d’être un hasard et laisse entrevoir une certaine volonté de coller à la réalité historique de l’évènement. Nous verrons ce point plus loin dans l’article.
Le soldats occupent les postes de la Garde nationale et peuvent commencer l’évacuation des pièces d’artillerie. Ils leur manquent cependant des chevaux pour atteler les canons. On note une référence à cet aspect de l’évènement dans le film. Lissagaray, aussi, y fait allusion : « Il ne manquait que des chevaux et du temps pour déménager cette victoire. Vinoy l’avait à peu près oublié. A huit heures seulement, on commença d’atteler quelques pièces; beaucoup étaient enchevêtrées, n’avaient pas d’avant-train[3]. » :
Cette erreur stratégique enraya la bonne marche de l’opération militaire. Paris s’éveille, les premières boutiques ouvrent leur porte, les cafés accueillent les premiers clients. Les affiches placardées par Thiers donnent la teneur de ce qui est train de se jouer : « Habitants de Paris, dans votre intérêt, le Gouvernement est résolu d’agir. Que les bons citoyens se séparent des mauvais; qu’ils aident la force publique. Ils rendront service à la République elle-même. (…) Les coupables seront livrés à la justice. Il faut à tout prix que l’ordre renaisse, entier, immédiat, inaltérable[4]…«
Dès lors, la réaction du peuple s’engage : « Les femmes partirent les premières comme dans les journées de Révolution. Celles du 18 mars, bronzées par le siège – elles avaient eu double ration de misère – n’attendirent pas leurs hommes[5]. » Dans la Nouvelle Babylone, cette séquence est reprise fidèlement, ce sont en premier lieu des femmes qui arrivent au compte-goutte en bas de la butte :
Elles interpellent les soldats aux cris de « Que faites-vous ici ? » et montent sur la butte où elles donnent à boire du lait aux soldats qui paraissent exténués. Les réalisateurs insistent ainsi sur la bienveillance de ces femmes. Elles maternent les hommes, leur donne du lait comme elles donneraient le sein. Les soldats, représentés comme des miséreux, appartiennent à la même classe sociale que ces femmes, l’une d’elle tombe même sous le charme d’un vieux garde. L’arrivée des chevaux tant attendus sonnent la fin de la fraternisation du peuple et des soldats. Les femmes tentent de s’interposer, et de faire front. Les communards arrivent enfin, armes à la main. Le général de brigade crie alors à ses hommes : « Fusillez cette canaille !« . Les soldats, mêlés au peuple refuse et un vieux garde jette même son arme à terre :
Cette séquence est extrêmement intéressante d’un point de vue historique et dénote d’un véritable travail de recherches de la part des réalisateurs. En effet, la brigade représenté est la 88ème brigade d’infanterie, on peut ainsi voir le chiffre 88 représenté sur les képis des soldats :
C’est bien la brigade commandé par le général Lecomte et chargé d’enlever les canons de Montmartre. C’est aussi une des premières section à s’être débandé et à avoir fraternisé avec le peuple : « A huit heures, ils sont trois cents officiers et gardes qui remontent le boulevard Ornano. Un poste de soldats du 88ème sort, on leur crie : Vive la République ! Ils suivent. Le poste de la rue Dejean les rallie et, crosse en l’air, soldats et gardes confondus gravissent la rue Muller qui mène aux buttes tenues de ce côté par les soldats du 88ème. Ceux-ci, voyant leurs camarades mêlés aux gardes, font signe de venir, qu’ils livreront passage. (…) Lecomte cerné commande trois fois le feu. Ses hommes restent l’arme au pied. La foule se joint, fraternise, arrête Lecomte et ses officiers[6].«
L’arrestation de Lecomte et de ses officiers n’est pas représentée dans le film. On voit le général prendre la route de Versailles avec ses troupes. Le traitement de l’évènement n’est pas ici fidèle au fait historique. Lecomte fut exécuté quelques temps après par les communards, c’est la première victime de la Commune. S’il ne fait pas de doute que l’homme à la tête de cette brigade est le général Lecomte, pourquoi les réalisateurs n’ont-ils pas voulu mettre en scène fidèlement son arrestation et sa condamnation? Le représentation toujours idéalisée des hommes de la Commune semble en être la principale raison. Tout au long du film, Trauberg et Kozintsev laissent le monopole de la violence aux Versaillais, laissant ainsi comme éléments constitutifs de l’imagerie communarde, l’aspect pacifique, dénué d’agressivité et de brutalité de l’insurrection.
Lors de cette séquence, les bourgeois sont aussi mis en scène. Le patron de La Nouvelle Babylone assiste dans un cabaret à la répétition d’une opérette. Personne ne semble au fait des évènements qui se trament alors dans Paris, comme au début du film, les bourgeois vivent leur aisance déconnectés de la réalité parisienne. La représentation se termine au moment où le soldat de la butte Montmartre jette son arme à ses pieds. La mise en scène du début du soulèvement est ainsi extrêmement intéressante. Au garde refusant de respecter l’ordre de tirer sur la foule, répond le bourgeois :
Cette réplique laisse à penser aux écrits de Lissagaray : » M. Thiers et son Gouvernement s’étaient réfugiés aux Affaires étrangères. Quand il sut la débandade des troupes, il donna l’ordre de les faire replier sur le Champ de Mars. Abandonné par les bataillons bourgeois, il parla d’évacuer Paris, d’aller refaire une armée à Versailles[7].«
Finalement, la séquence se conclut habilement sur la séparation des hommes et des femmes qui ont fraternisé. Les soldats de l’armée régulière évacuent Paris sous les ordres de leur commandant afin de constituer la future armée de la réaction, l’armée de Versailles, tandis que les gardes nationaux et le peuple se ruent vers la mairie afin de prendre le pouvoir de Paris et de constituer la Commune. La scène de fraternisation des deux camps donne encore plus de poids à cette séparation. C’est cette même armée qui fraternisa avec le peuple le 18 mars et en assura la victoire qui se retournera ensuite contre Paris lors des dernières journées de mai, et soumis définitivement la Commune. L’affrontement qui semble irrémédiable apparait comme d’autant plus tragique et dramatique.
Le traitement historique de l’épisode déclencheur de la Commune est extrêmement intéressant. Il apparait comme pertinent dans la mise en scène des faits historiques et dans l’utilisation des symboles et des acteurs de l’évènement.
[1] LISSAGARAY, Prosper-Olivier, Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, Henri Kistemaeckers, 1876. Edition augmentée, Paris, librairie E. Dentu, 1896. Rééd. Petite collection Maspero, 1969, p. 111.
[2] LISSAGARAY, Prosper-Olivier, op. cit., p. 111.
[3] LISSAGARAY, Prosper-Olivier, op. cit., p. 111.
[4] LISSAGARAY, Prosper-Olivier, op. cit., p. 112.
[5] LISSAGARAY, Prosper-Olivier, op. cit., p. 112.
[6] LISSAGARAY, Prosper-Olivier, op. cit., p. 112.
[7] LISSAGARAY, Prosper-Olivier, op. cit., p. 114.