La grande fête organisée sur quatre jours à Orléans en mai 1855 pour la célébration de la libération de la ville par Jeanne d’Arc a été une occasion exceptionnelle de création artistique et de valorisation patrimoniale ; comme l’expliquent les trois autres articles qui y sont consacrés sur le présent blog. Lors des concerts inauguraux donnés le 6 mai, un compositeur local, Adolphe Nibelle (1825-1895), fît jouer de sa musique au côté de celle de Rossini, alors très célèbre pour ses musiques d’opéra.
Né à Gien, à 70 km au sud-est d’Orléans, Adolphe Nibelle étudie au Conservatoire de Paris et obtient son premier prix de composition en 1850. Sa Jeanne d’Arc lui aurait permis d’obtenir la reconnaissance de ses pairs. Avocat de profession, il mène une carrière musicale en amateur éclairé dans les genres lyriques légers auxquels il offre une demi-douzaine d’ouvrages représentés avec succès à Paris (FAUQUET, Dictionnaire…, 2003).
Le terme de « symphonie avec chœur » relaté par la presse et qui désigne cette pièce sur la source conservée est ambigüe dans le cadre de ce type de célébration et de l’organisation des concerts. En plus des questions liées à la représentation de la Pucelle, ces dernières observations conduisent à s’interroger autour des questions de terminologie et des genres musicaux afin de mieux comprendre la réalité musicale derrière l’appellation.
La partition conservée à Paris, provenant de l’ancien fonds du Conservatoire de musique, est incomplète. L’absence des parties instrumentales compromet grandement les analyses attachées aux questions de représentation. Cependant, certains éléments permettent au moins de deviner la composition de l’orchestre. À trois reprises, la partition mentionne, trompettes, pistons, cors, ensemble de cuivres ainsi qu’une timbale. La mention d’une clarinette laisse penser, au regard du reste de la nomenclature, qu’elle était probablement accompagnée d’un ensemble de bois tandis-que l’on imagine guère les violoncelles et contrebasses sans les autres instruments composant habituellement l’ensemble des cordes. Il n’est donc pas improbable, au regard de ces mentions et des circonstances d’exécution, que cette pièce ait été exécutée par un grand orchestre symphonique à grand renfort d’instruments d’harmonie.
Contrairement aux ouvrages plus tardifs de Charles Gounod ou de Charles Leneupveu, le texte mis en musique par Nibelle ne s’attache pas à la vie de Jeanne. Bien qu’un semblant de chronologie soit respecté par l’évocation de la campagne lorraine en première partie et la bataille en deuxième et troisième parties, l’évocation de Jeanne ne dépasse pas le cadre de la célébration du moment. Si le texte n’est pas centré sur le parcours de la Pucelle, il évoque les principaux symboles qui y sont générallement attachés. Son origine paysanne est évoquée dans la première partie par le chœur des pâtres et sa figure de guerrière par de nombreux vers dont celui-ci : « son glaive est encore une voix ». Enfin, Jeanne d’Arc est aussi présentée comme une pieuse dont les desseins guerriers lui sont inspirés par Dieu seul :
Voyez la rêveuse en prière
Sur le coursier encore poudreux
Son glaive est baissé vers la terre
Et son regard s’élève aux cieux
L’écriture chorale majoritairement homorythmique et syllabique, malgré les quelques passages fugato, caractérise parfaitement la double identité guerrière et pieuse de Jeanne ainsi que la gloire rendue à Dieu pour avoir, à travers cette jeune femme, permis la libération d’Orléans. Sa piété est d’ailleurs parfaitement mise en musique à travers le passage très hiératique sur les mots « Hosanna » (voir fig. A).
La mélodie sur le premier vers du poème, par son inscription dans l’arpège et son rythme pointé, que l’on retrouve régulièrement sur les premiers vers des Te Deum, s’inscrit nettement dans une esthétique de la gloire (fig. B).
Sur le vers « Dieu des combat, entendez nos prière », l’esthétique de la gloire est associée, par contraste, à l’esthétique de la supplication à travers l’opposition de l’arpège sur « Dieu des combat » à la mélodie en mouvements conjoints sur « entendez nos prières » (voir fig. C).
Toutes ces observations tendent à confirmer la terminologie employée par Joël-Marie Fauquet. Cette « symphonie avec chœur » possède toutes les caractéristiques musicales de la cantate de célébration, avec son chœur presque toujours homorythmique et syllabique juste entrecoupé de courts passages solistes et son grand orchestre présumé riche en cuivres (Eugène de MONTALEMBERT, Guide des genres…, 2010). Cette terminologie est confirmée aussi par la forme que prend le poème qui, pour reprendre les termes de Julie Deramond, célèbre le « grand homme » a posteriori, comme le fait Leneupveu dans l’épilogue de son oratorio (voir l’article « Jeanne d’Arc, héroïne de Leneupveu » dans le présent blog).
Cet usage si singulier du terme de symphonie renvoie au début de son histoire qui n’a réellement défini le genre symphonique moderne, notamment représenté par l’autrichien Joseph Haydn ou le français François-Joseph Gossec, qu’à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cela pose la question de l’historicisation des genres. En ce sens, une approche nominaliste, telle-qu’Emmanuel Reibel l’a développé dans son étude sur le romantisme, serait probablement riche d’enseignement sur la manière dont les compositeurs purent ses représenter les genres musicaux dans la pratique de leur métier.
GUILLAUME