La pratique du luth prend une place très importante en l’Europe Occidentale du XVIe siècle. Dans un contexte humaniste, la pratique instrumentale commence à être considérée comme un élément indispensable au développement de la personnalité et de la sensibilité. Cette évolution est motivée par l’adoption d’un nouveau modèle d’homme idéal, un homme qui doit développer des capacités physiques et intellectuelles mais également des qualités individuelles[1].
N’imaginons pourtant pas que la pratique instrumentale était exclusive aux hommes. Chroniqueurs et poètes parlent des courtisanes qui jouaient du luth. La poétesse Louise Labé, par exemple, semble avoir été une très bonne luthiste et évoque même l’instrument dans sa littérature[2]. Grâce à des leçons particulières, les femmes de l’aristocratie pouvaient maitriser la technique de l’instrument. La pratique instrumentale était également reliée à une dimension sociale : jouer d’un instrument constituait une qualité admirable chez la femme.
La pratique du luth des femmes est aussi attestée par l’iconographie. Mais, pouvons-nous-nous fier complétement à ce type de sources ? Illustrent-elles de manière exacte et claire la technique de jeu et le cadre dans lequel la pratique de cet instrument avait lieu ? Nous allons essayer d’aborder ces deux questions à travers l’observation d’un portrait réalisé par un maître anonyme vers les années 1540s.
Pour commencer, parlons de cette femme. Au XVIe siècle l’aristocratie s’habillait de manière raffinée et luxueuse. Cherchant à amplifier la beauté, hommes et femmes portaient de dentelles, de broderies en relief, de tissus riches et épais ainsi que des bijoux[3]. Mais il s’agit ici d’une tenue luxueuse et raffinée ? En tout cas pas selon les critères de la mode d’aujourd’hui ! Je vous propose donc de regarder quelques portraits des femmes « chic » de l’époque afin de nous faire à une idée plus juste.
En effet, il y a quelques points en commun : la forme carrée du décolleté, les cheveux attachés coiffés d’un chapeau, le collier de taille importante, la robe en longueur d’un tissu à l’apparence épais. A première vue, cette femme semble appartenir à une classe sociale plutôt privilégiée et ce n’est pas anodin. Au contraire, l’appartenance sociale de cette femme est une information potentielle concernant le cadre social dans lequel le luth pouvait être pratiqué au milieu du XVIe siècle. Dans ce cas, l’image témoigne de l’existence de la pratique du luth au sein d’une classe privilégiée économiquement parlant. Ça tombe bien, les sources écrites en disent de même !
En ce qui concerne l’instrument, nous trouvons dans ce portrait les principales caractéristiques d’un luth de cette période : caisse de résonnance en forme de goute, fond voûté, rosace, chevalet en angle presque perpendiculaire par rapport au manche. En regardant de près, nous observons des légères lignes suggérant les frettes et nous pouvons conter 11 chevilles, ce qui indiquerait qu’il s’agit d’un luth à 6 chœurs (5 chœurs doubles et 1 simple)[4]. Nous déduisons que c’est un instrument en bois, dont les parties sont faites en variétés de bois différentes en couleur et propriétés.
Regardons maintenant les informations techniques que ce tableau peut nous livrer. La manière de tenir le luth nous indique que probablement cette femme était droitière. Cependant, la fabrication d’instruments pour gauchers est assez récente, entre-autres parce que auparavant le fait d’être gaucher était regardé d’un mauvais œil. On remarque que la main droite est placée conforme aux usages de l’époque, c’est-à-dire avec l’auriculaire sur la table de résonnance. Cependant, en regardant de plus près l’image, l’annulaire semble également être collé à la table, ce qui n’est pas très utile et peut d’ailleurs perturber le mouvement de la main[5].
La main gauche, quant à elle, n’est pas vraiment dans une position de jeu : les doigts sont très près des cordes (ils les touchent probablement) et surtout, aucun des doigts n’est placé sur une case. Il semblerait que cette dame utilise sa main gauche uniquement pour porter l’instrument. Si nous pourrions écouter le son résultant de cette position, il serait sans doute étouffé et très pauvre en mélodie. Nous constatons d’ailleurs que le pouce de la main gauche dépasse la partie supérieure de la touche, ce qui est peu pratique pour avoir une utilisation correcte de la force dans la main et qui est peu confortable pour de petites mains (mais il est difficile de savoir la taille des mains de notre invitée)[6].
Un dernier, et non moins important élément du tableau : le perroquet. Oui, l’apparition de ce petit oiseau sur l’épaule de cette « luthiste » nous laisse cois. En effet, je n’ai trouvé dans aucune source des informations concernant la pratique du luth avec perroquet sur l’épaule. Il semblerait d’ailleurs que ce soit un exercice difficile, car jouer du luth implique un mouvement du corps humain. Bien que la luthiste n’était pas obligée de se secouer pour jouer, l’animal aurait sans doute été dérangé avec le va et vien de l’épaule. Il est probable que le perroquet soit un élément ajouté a posteriori et qu’il ne fasse donc pas partie de la scène « modèle ». Il fait portant partie de la scène du tableau, ce qui confirmerait qu’un tableau est composé par des éléments réels et des éléments fictifs dont les proportions sont différentes pour chaque oeuvre.
Quoi qu’il en soit, après une observation de ce portrait, je suis entre ces trois conclusions : 1) soit cette dame n’est pas vraiment une luthiste, elle ne connait pas la technique du jeu et suis seulement les indications du peintre quant à la position à adopter (avec ou sans perroquet) ; 2) soit elle débute le luth et ne maitrise pas assez son art (ce qui explique les incohérences quant à la position) ; 3) soit notre invitée est une vrai luthiste plus préoccupée pour le résultat du tableau, ou bien dans une positions beaucoup trop encombrante (elle a quand même un perroquet sur l’épaule !) pour bien disposer ses mains sur l’instrument.
Vous me direz que les pirates se promenaient avec un perroquet sur l’épaule…
Laura Torres
[1] VACCARO Jean –Michel, La musique de luth en France au XVIe siècle, Paris, Éditions du C.N.R.S, 1981.
[2] Pour plus d’information concernant la pratique du luth des femmes de l’aristocratie Française, voir le premier chapitre en VACCARO Jean-Michel, op.cit.
[3] À propos de la mode au XVIe siècle, voir le blog de Dona Rodrigue http://un-certain-regard.eklablog.com [consulté le 19 janvier 2014].
[4] Pour plus de précisions concernant l’organologie du luth voir BOQUET Pascale, Le luth de A à Z, Paris (France) Société Française de Luth, 2007.
[5] Au sujet de la technique de la main droite au luth voir BEIER Paul, « Right Hand Position in Renaissance Luth Technique », Journal of the Luth Society of America 12, 1979, p.5-29.
[6] Pour plus d’information concernant la technique de la main gauche au luth voir FABRIS Dinko, « Lute tablature instructions in Italy : a survey of regole from 1507 to 1759 », Performance on luth, guitar and vihuela (Victor Anad Coelho dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p.16-46.