Les journalistes racontent n’importe quoi (mais c’est un peu la faute de l’Insee)

L’Insee vient de publier les chiffres de la population 2016 par commune et en a profité pour mettre en ligne une étude France entière et des études par région sur l’évolution de la population 2011-2016, comparée à la période 2006-2011. L’étude France entière s’intitule “Entre 2011 et 2016, les grandes aires urbaines portent la croissance démographique française”, vous la trouverez ici.

La presse s’en est fait l’écho, et le moins qu’on puisse dire, c’est que certains racontent n’importe quoi. Mon sentiment : c’est en partie la faute de l’Insee et en partie en lien avec le déficit de formation en statistique des journalistes. La prise de Came ne doit pas être totalement étrangère au problème, également.

Reuters, les métropoles et les grandes aires urbaines : un problème de vocabulaire

Premier exemple, un article de Reuters intitulé “Les métropoles polarisent la population mais Paris se vide”, où l’on peut lire ceci :

En écho au mouvement des “Gilets jaunes” parfois présenté comme la confrontation entre la France rurale et des villes petites et moyennes et celle des grandes métropoles, cette étude souligne que la croissance des grandes aires urbaines a porté la croissance démographique de la France entre 2011 et 2016.

Où est le problème ? Dans le vocabulaire. L’Insee brasse des statistiques par aire urbaine (771 France entière) et distingue, parmi elles, les grandes aires urbaines, dont vous trouverez la définition, plutôt complexe, ici : “un ensemble de communes, d’un seul tenant et sans enclave, constitué par un pôle urbain (unité urbaine) de plus de 10000 emplois, et par des communes rurales ou unités urbaines (couronne périurbaine) dont au moins 40 % de la population résidente ayant un emploi travaille dans le pôle ou dans des communes attirées par celui-ci”.

Reuters considère que grande aire urbaine = métropole. Peut-on vraiment les en blâmer ? Sans doute pas, d’où mon sentiment que l’Insee, pour le coup, est fautif. En effet, les grandes aires urbaines sont au nombre de 241. On y trouve Paris, Lyon et Marseille, bien sûr, mais aussi Ancenis (10 000 habitants), les Herbiers (19 000), Figeac (26 000), etc. Bref, beaucoup de villes que la plupart d’entre vous considèrent, à juste titre, comme moyennes voire petites.

Elles concentrent 78% de la population en 2016 d’après les chiffres de l’Insee. On trouve en leur sein, comme précisé dans la définition, de nombreuses communes rurales, si bien qu’avoir choisi le terme d’aires urbaines pour parler de territoires composés en partie d’espaces à faible ou très faible densité, c’est moyen… Cela laisse penser que le “rural” se réduit à peau de chagrin (4,5% de la population hors influence des aires urbaines si l’on retient la typologie de l’Insee), ce qui est pour le moins contestable, comme expliqué en détail ici.

Les statistiques, la Croix et la bannière

Deuxième exemple, un article de la Croix intitulé “La banlieue attire de moins en moins d’habitants”, où l’on peut lire en sous-titre de la photo “les périphéries des grandes villes se vident au profit des « grands pôles urbains » de plus de 300 000 habitants” et dans le corps du texte : « les villes de banlieues attirent de moins en moins, au profit des centres-villes… qui se repeuplent » [Edit 29/12 : le journaliste de la Croix m’a écrit pour m’indiquer qu’il avait modifié la légende de la photo suite à la lecture de mon billet].

Petite devinette pour comprendre l’erreur : Pierre et Jacques font la course, qui consiste à faire deux fois le tour d’un stade. Pierre va beaucoup plus vite que Jacques lors du premier tour de piste (disons 4 fois plus vite). Lors du deuxième tour, Pierre ralentit alors que Jacques maintient son allure, de telle sorte que maintenant, Pierre ne court pas 4 fois plus vite que Jacques, mais seulement deux fois plus vite. Question : lors du deuxième tour, qui va plus vite, Pierre ou Jacques ?

Question stupide, n’est-ce pas ? Pas tant : les journalistes de la Croix se sont plantés dans la réponse, en tout cas. Ce que montre l’Insee, en effet, ce n’est pas que les grands pôles urbains (les “centre-villes” pour la Croix) croissent plus vite que leur couronne (les “banlieues” pour la Croix), elles croissent toujours moins vite (0,4% pour les premières contre 0,8% pour les dernières), mais l’écart s’est réduit, le taux de croissance n’est plus que 2 fois supérieur, contre 4 fois supérieur entre 2006 et 2011 (0,3% contre 1,2%), d’où mon exemple. Donc affirmer que les périphéries se vident au profit des grands pôles urbains, comment dire…

Des commentaires moyens sur les moyennes

Le vocabulaire associé à la typologie de l’Insee me semble très critiquable, je l’ai dit. Le fait ensuite de comparer des moyennes par paquet d’aires urbaines l’est tout autant, car il masque l’hétérogénéité au sein de chaque catégorie.

Quand l’Insee affirme que les grandes aires urbaines portent la croissance de la population entre 2006 et 2011, c’est parce que cette catégorie a connu un taux de croissance de 0,5% en moyenne, contre 0,4% France entière. Sauf que les taux varient, au sein de cette catégorie, entre -1,6% et +2,6%.

Si l’on restreint aux 20 plus grandes aires urbaines, ce qui correspond sans doute mieux à ce que l’on pense être les “métropoles”, idem, ça varie beaucoup, comme le montre ce graphique tiré du document :

Vous remarquerez que parmi les 20 plus grandes aires urbaines, 11 ont un taux de croissance de la population inférieur ou égal au taux de croissance France entière (0,4%)… (En complément, je me suis amusé, à partir des données mises en ligne, à tester le lien entre la taille des départements et leur taux de croissance, j’ai fait de même pour les 241 grandes aires urbaines, cela ne donne rien, on ne trouve pas d’effet taille).

Petite recommandation à l’Insee, de ce fait : quand vous présentez des moyennes dans un tableau, indiquez également l’écart-type. Faites des petits tests de comparaison de moyenne, également, pour éviter des commentaires trop rapides.

La Came, encore et toujours…

S’intéresser à la géographie des taux de croissance de la population n’est pas totalement inutile. Mais il faut toujours faire attention aux catégories et aux indicateurs que l’on utilise. A ce titre, ce que montrent avant tout les chiffres publiés par l’Insee, c’est qu’on retrouve plutôt des dynamiques macro-régionales, avec des territoires (grands, moyens et petits) dynamiques à l’Ouest et au Sud, et d’autres (grands, moyens et petits) moins dynamiques dans un grand quart Nord-Est. Quand l’Insee affirme ensuite que “la proximité d’une grande métropole favorise la croissance de population départementale”, ça manque d’éléments de preuve : je ne suis pas sûr que la dynamique vendéenne soit lié à la proximité de Nantes, ni que la Haute-Savoie croisse en lien avec Lyon…

Mais même cet exercice de comparaison de taux de croissance est critiquable : plus ou moins consciemment, on considère qu’un territoire qui connaît une croissance de la population plus forte va bien, et que celui qui connaît une croissance plus faible va mal. Or, la croissance forte observée à Bordeaux, Nantes, Montpellier, …, n’est pas sans poser problème en terme d’effets de congestion et de montée du prix du foncier, je ne suis pas sûr qu’un territoire moins “dynamique” soit en plus mauvaise position et que sa situation soit moins enviable…

Comparer les taux de croissance, enfin, c’est considérer, là encore plus ou moins consciemment, que les territoires sont en concurrence les uns avec les autres dans le cadre d’une sorte de tournoi de foot. Or, ce n’est pas le cas, les territoires sont traversés par des processus socio-économiques, des interdépendances qui les dépassent, qu’il faut identifier, et s’interroger sur la façon de mieux régler les problèmes que cela pose.

Je fais le vœu que l’année 2019 soit sous le signe de la cohésion des territoires, plutôt que sous celui, calamiteux, de la concurrence entre eux. Cela passe par des réflexions sur la façon dont on les regarde, et sur les représentations qui sous-tendent notre regard.

11 commentaires sur “Les journalistes racontent n’importe quoi (mais c’est un peu la faute de l’Insee)

    • Jolie formule, je retiens ! Je ne comprends pas que l’Insee publie des documents avec ce genre de statistiques descriptives très contestables, ce n’est clairement pas un problème de compétence en la matière, so what ?

      • Très compliqué de comprendre comment fonctionne l’Insee. Beaucoup de savoirs, de maîtrise technique, pas mal de progrès mais à la base une certitude : que les polytechniciens qui dirigent l’institut savent tout. On y ajoute un fonctionnement en baronnies (directions) sur le principe je ne regarde pas ce que tu fais alors laisse-moi tranquille. Un directeur général qui ne fait plus que passer et qui n’a donc aucune raison d’y mettre fin. Un fonctionnement hyper hiérarchique qui amène à refuser de débattre avec des moins gradés. Une fascination pour les techniques statistiques aux dépens de l’histoire, la géographie ou même de l’économie. Cela donne un Institut qui tourne bien mais où on se contente d’aires urbaines comme celle de Toulouse qui s’étend jusqu’en Ariège ou dans l’Aude. Allez analyser avec ça l’état du monde rural sachant que ce mot est proscrit dans la nomenclature Insee. Sinon la fascination de la croissance est bien réelle malgré les progrès amenés par le rapport Stigliz. Mais quand on parle Pib on ne plaisante plus. Est-ce anormal sachant que nous sommes aussi à l’image de la société qui nous entoure ?

    • Yep, effet transfrontalier, idem pour quelques territoires proches de la Suisse mais aussi du Luxembourg. Mais pour Genève, selon les critères repris dans la plupart des analyses statistiques, ce n’est pas une métropole, elle est bien trop petite !

  1. Ce qui fait la metropole est l aspect cumulatif des fonctions de commandement, la taille n est qu un critère parmi d autres
    D ailleurs il faut considérer Genève au coeur de la conurbation franco valdo genevoise ( d Annecy à Montreux) plus d 1,3 M d h

    • Sur le premier point, on peut alors regarder la géographie des fonctions dites métropolitaines, qui, par définition, sont plus présentes dans le haut de la hiérarchie (ce qui ne veut pas dire qu’elles ne sont pas présentes ailleurs, je précise). Je me suis amusé à analyser l’évolution de cette géographie, ce que je vois dans les chiffres, c’est que Paris recule sensiblement, mais que pour le reste elle est très stable. D’où la conclusion de mon article : les fonctions métropolitaines ne sont pas de plus en plus métropolitaines, voir ici : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01777495/

      Plus généralement, je pense qu’il y a une confusion qu’il faudrait mettre au jour entre les notions d’économies d’échelle statiques, qui font que certaines activités sont plus présentes dans des “lieux centraux”, et les notions d’économies d’échelle dynamiques, qui laissent penser que ces “lieux centraux” connaîtront une croissance future plus grande. Je suis convaincu du premier effet statique, pas du tout du deuxième, qui est à nuancer grandement.

  2. Peut-être serait-il intéressant que les journalistes travaillent à partir des analyses de l’INED. L’INSEE produit des données brutes qu’elle rend public par le biais de tris à plat et de moyenne, l’INED les analyse.

  3. Prenez en compte que l’Insee estime que le public ne comprend pas les statistiques (et a plutôt raison pour le coup), et ne publie donc que des choses simples.

    Mettre l’écart-type ou différents tests statistiques dans une publication “grand-public” relève donc du fantasme.

    • Absolument pas d’accord : vouloir publier des choses simples ne doit pas conduire à publier des choses fausses. Si publier des écarts-types est trop compliqué (un écart-type, c’est juste la moyenne des écarts à la moyenne, ce n’est pas si compliqué, mais bref, disons que si), cela ne les dispense pas de les calculer en amont et de s’interroger sur la pertinence des catégories retenues. Et si ces catégories s’avèrent non pertinentes, on en tient compte dans les commentaires.

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