Les sciences sociales ne servent à rien (exemple de la carte scolaire)

Confrontés à un dysfonctionnement quelconque, Hirschman (1970) explique que les individus ont le choix entre deux comportements :

  • l’exit : la défection. Je ne suis pas satisfait, je m’en vais.
  • le voice : la prise de parole. Je ne suis pas satisfait, je me plains.

Exemple : je ne suis pas satisfait de la qualité des tomates vendues dans mon hyper préféré  (Leclerc, disons)? Je vais voir ailleurs, à Auchan, par exemple (exit), ou bien, autre solution, je me plains auprès du responsable du rayon fruits et légumes de chez Michel-Edouard (voice).

Quelle solution domine ? L’exit, nous dit Hirschman, sauf si les individus ont suffisamment confiance dans l’organisation pour penser que leur prise de parole peut la faire évoluer (c’est là qu’intervient le troisième terme de son modèle, le loyalty, souvent considéré comme une troisième possibilité de comportement mais qui constitue plutôt, après une lecture attentive de son analyse, un élément permettant d’arbitrer entre exit et voice : si j’ai confiance dans l’organisation (en fait, principalement, dans ma capacité à faire évoluer l’organisation, ou dans la capacité de certains à la faire évoluer) j’opte pour le voice, sinon, pour l’exit).

Application au lieu de scolarisation de mon enfant.

Période 1 : carte scolaire contraignante. Mon enfant est scolarisé dans un bahut difficile. Je ne peux que difficilement le faire changer d’endroit (exit difficile). J’ai beau me plaindre, les choses n’évoluent que lentement (voice difficile). L’autorité (l’Etat, en l’occurrence) a deux solutions : tenter d’améliorer l’exit (assouplir la carte scolaire) ou bien tenter d’améliorer le voice (favoriser l’émergence de solutions locales aux problèmes rencontrés).

Période 2 : le gouvernement a opté pour la première solution : assouplissement de la carte scolaire.

Implication ?

115.003 demandes de dérogations ont été formulées en 2008, soit une hausse de 20,7% par rapport à l’année précédente. Pour le collège, les demandes de dérogation (75.536) ont augmenté de 29%, principalement pour le choix du collège d’entrée en classe de 6ème (58.676 demandes).

Pour le lycée, le même constat peut être fait, mais à une moindre échelle, avec une hausse de 7,8% des demandes de dérogations, surtout pour l’entrée en 2nde (4.170 demandes supplémentaires par rapport à celles de 2007-2008, qui s’élevaient à 37.141).

Source : ici, page 146.

Les parents ayant les ressources nécessaires pour jouer l’exit préfèrent jouer cette carte là. Les autres ne peuvent que se résigner. Phénomène classique de ghettoïsation, pris en exemple par Hirschman dans son ouvrage de 1986, où il revient sur son modèle exit-voice, en citant en passant, sur cet exemple précis, les travaux de Schelling.

Le gouvernement aurait pu jouer une autre carte : réfléchir aux modalités d’amélioration de la prise de parole. C’est ce que préconisait Hirschman il y a 40 ans. En insistant sur le fait que les possibilités d’exit et de voice sont des construits institutionnels. 

Ben oui, la qualité de la prise de parole, ça ne tombe pas du ciel, ça suppose des investissements, ça se travaille dans le long terme. Mais s’engager dans un tel investissement ça supposerait d’écouter un peu ce que disent les sciences sociales. Et les sciences sociales, c’est bien connu, ça ne sert à rien.

Conclusion? Les problèmes vont se concentrer de manière croissante dans les mêmes lieux. Ils vont concerner une proportion politiquement marginale de la population. Tant que ça dure, pourquoi se priver…

Source :

Hirschman A.O., 1970, Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. Cambridge, MA: Harvard University Press.

Hirschman, A.O., 1986. Vers une économie politique élargie, Paris, Éditions de Minuit.

 

15 commentaires sur “Les sciences sociales ne servent à rien (exemple de la carte scolaire)

  1. Le raisonnement me semble faux. En effet les gens qui demandent des derogations ne fonr pas un exit puisque c’est ce que leur offre comme solution la collectivite. C’est opportuniste mais pas une
    fuite. Ces gens voulaient depuis longtemps changer. Et une contrainte sociale les en empechait. Le nombre de choix possibles augmente c’est tout.

  2. Les gens choisissent l’exit car on est incapble d’avoir un vrai débat et de vraies analyses (voice) sur l’éducation en France. Et ce n’est pas simplement en mélangeant les enfants qu’on obtiendra
    des résultats. Les gens qui le peuvent veulent que leurs enfants échappent à de mauvaises influences. Mais pourquoi l’Ecole, et tout le système social français, malgré tout l’argent dépensé,
    sont-ils incapbles d’offrir une éducation correctes aux plus défavorisés? C’est là, la question, le débat. Mais aucune réflexion n’est offerte aux gens. Alors, il faut bien qu’ils se
    débrouillent, et défendent la voie, l’exit, qui leur permet de se débrouiller.

  3. Prétendre qu’il puisse existe un débat spécifique sur l’éducation c’est déjà fermer bien des débats.

    L’éducation n’est qu’un aspect de notre modèle de société. Dès lors que nous gouvernants persistent, depuis Giscard au moins, à estimer mieux savoir que nous ce qui est bon pour nous (on
    repensera au dernier référendum, à supposer que 2002 ne soit pas resté dans les mémoires, ou alors les retraites, les déficits publics, etc..) se généralise la stratégie de l’exit.

    A ce stade de refus du débat avec la population, rien de moins que la mise à la retraite d’une ou deux générations entières de dirigeants français ne rétablira le dialogue. Et cette hypothèse
    n’étant tout simplement pas envisageable, .. osef

  4. Encore une illustration tirée de The Wire (dont j’ai recommencé le visionnage intégral, je pense que je ne m’en
    lasserai jamais) :

    Le boss Stringer donne instruction à sous subordonné D’Angelo de ne pas payer les dealers du quartier (“Project”), qui glandent beaucoup et sont imprudents.

    D’Angelo: Yeah, but, Stringer, if you don’t pay a nigger, he ain’t
    gonna work for you.

    Stringer: What, you think a nigga’s gonna get a job? You think…you think it’s
    gonna be like, ‘Fuck it, let me quit this game here and go to college’? No, they’re gonna buck a little, but they ain’t gonna walk. And in the end, you gonna get respect.

  5. Juste deux remarques: 1. La possibilité d’exit a toujours été présente. Elle vient juste d’être “démocratisée”; 2. Les sciences sociales n’ont rien a voir la dedans. Il y a plusieurs manière, comme
    toujours, de régler le problème que vous soulevez – éducation insatisfaisante. Chacune de ces options a des avantages et inconvénients et chacune s’attaque a des intérêts solidement installés:
    Exemple: Pourquoi n’aurait on pas des classes de 10 en ZEP avec des agrégés qualifiés et des répétiteurs et des classes de 40 en centre ville avec de jeunes profs débutants? Le choix du politique
    quel qu’il soit sera de trancher le nœud Gordien en faveur de ses électeurs (et dans ce cas les intérêts des électeurs de “droite” sont les même que ceux des électeurs de “gauche”). Ceux qui
    perdent dans ce jeux sont ceux qui ne comptent pas depuis au moins 35 ans et la théorisation par Giscard des “classes moyennes” réunissant 2 Français sur 3. NOTA: Puisque vous êtes un specialiste,
    ne serait il pas intéressant de faire un papier sur la manière divergente dont les Allemands et les Français conçoivent l’Économie et leur spécialisation industrielle, notamment, respective?

  6. Je pense que vous faites un mauvais procès aux dirigeants : ils ne se fichent pas seulement des sciences sociales, mais aussi des sciences tout court.

  7. De manière générale, toutes les études convergent pour montrer le faible poids des délocalisations vers les pays en développement dans les destructions d’emploi. Une étude récente et
    méthodologiquement très intéressante est de l’Insee, <strong><a
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  8. Votre article me rappelle les cours de ce cher Pr Fontagné ! C’est, en entre autre, grâce à des professeurs comme lui que j’ai compris l’intérêt d’étudier l’économie pour comprendre des
    phénomènes qui dépassent très largement cette discipline……..Je prévois de publier un article sur les délocalisations bientôt…

  9. Bonjour, très intéressant article. Je souhaiterais toutefois savoir ce qu’Olivier veut dire par “En insistant sur le fait
    que les possibilités d’exit et de voice sont des construits institutionnels”

    Merci

    Cordialement

    Thierry

  10. Ping : L’exit d’Albert O. Hirschman… | Olivier Bouba-Olga

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