Note CAE de P. Askenazy et P. Martin : les bras m’en tombent…

brasLes économistes me font peur lorsque, sur la base des résultats de quelques articles économétriques, ils en tirent des implications excessives et préconisent des mesures de politique publique contestables. C’est ce que viennent de faire Philippe Askenazy et Philippe Martin dans la note n°20 de février 2015 du Conseil d’Analyse Economique, note intitulée de manière coquasse « Promouvoir l’égalité des chances à travers le territoire ».

Je vous le fais court : la nouvelle économie géographique montre qu’il existe des effets d’agglomération, doubler la densité d’emploi permettrait de gagner de 2 à 10% en termes de productivité. Il faut donc arrêter de vouloir que l’activité économique soit répartie sur le territoire, mais plutôt mettre le paquet sur Paris et éventuellement quelques autres métropoles pour assurer la croissance de la France. Le problème est que ces métropoles souffrent d’effets de congestion conduisant notamment à un foncier trop cher. Il faut donc arrêter de construire des LGV entre les villes ou autres choses du même acabit et investir massivement dans les métropoles pour éviter ces effets de congestion.

Quid des autres territoires ? Pas de problème : en concentrant massivement dans quelques métropoles, je vous dis pas comment on va faire de la croissance, ce qui permettra de solvabiliser les transferts sociaux. On redonnera un peu de sous aux pauvres hors métropoles, quoi. Et puis quand même, pour « promouvoir l’égalité des chances », il faut faire des choses pour que les pauvres hors métropoles puissent s’y rendre et occuper des emplois, en développant notamment des lignes d’autocars et en mettant de la concurrence dans le secteur des auto-écoles.

Les bras m’en sont tombés…

Qu’est-ce qui ne va pas dans leur raisonnement, me direz-vous ? Beaucoup de choses, je fais court, là aussi.

La première partie de leur argumentation reprend très largement les analyses de Davezies, dont nous avons montré ailleurs qu’elles souffrent de nombreuses faiblesses. Les auteurs font « comme si » le PIB par habitant était un bon indicateur de la productivité des régions, reprennent le graphique de Davezies et Pech (2014) en nuançant leur conclusion (ils ne parlent pas de creusement des disparités mais de « l’arrêt de la convergence des PIB par habitant régionaux ») et proposent une histoire longue de la géographie productive.

Le problème est que le PIB par habitant, à l’échelle des régions, est un très mauvais indicateur de productivité. Il dépend certes en partie de la productivité apparente du travail, mais aussi des taux d’emploi, des taux d’activité, de la proportion de travailleurs transfrontaliers ou interrégionaux, des comportements de mobilité, etc. A titre d’illustration, une bonne part de l’écart entre le PIB par habitant de l’Ile-de-France et celui des autres régions tient au fait que les actifs d’Ile-de-France passent leur retraite hors de la région capitale ; une autre part s’explique par le fait que les PIB régionaux sont régionalisés sur la base des masses salariales et que Paris concentre certaines activités à très haut revenu (cadres de la banque et de la finance, cadres des états-majors des grands groupes, artistes, …). Autres exemples, si la Lorraine a un PIB par habitant inférieur à la moyenne, c’est pour une bonne part en raison du poids des travailleurs transfrontaliers ; en Languedoc-Roussillon, c’est notamment en raison du taux de chômage plus élevé qu’ailleurs.  Occulter ces autres déterminants biaise considérablement l’analyse. Les intégrer permet de montrer que, à l’échelle des régions, les écarts de productivité intrinsèque sont statistiquement non significatifs.

La deuxième partie, essentielle pour leur propos puisque c’est d’elle qu’ils tirent l’impérieuse nécessité de tout concentrer dans quelques métropoles, présente les résultats de quelques études empiriques s’inscrivant dans le cadre de la nouvelle économie géographique, études qui mobilisent des données françaises et européennes. Les travaux cités montrent, comme je l’ai dit, l’existence d’effets d’agglomération statistiquement significatifs : il conviendrait de doubler la densité d’emploi pour gagner de 2 à 10% en termes de productivité ou de salaire.

Sauf que si les effets sont significatifs, leur ampleur peut être considérée comme relativement faible. Doubler la densité d’un territoire correspond à une transformation non négligeable de la géographie des activités, ceci pour un gain en terme de productivité relativement modeste. Investir dans la formation des personnes semble une option stratégique beaucoup mieux adaptée.

Sauf que, ensuite, ce que nous disent ces travaux, c’est que oui, il existe des déterminants économiques qui expliquent en partie le fait urbain (il existe bien d’autres déterminants, soit dit en passant, qui expliquent la géographie française…). Mais entre dire « il existe des villes et elles procurent certains avantages économiques aux entreprises qui y sont localisées » et « Paris est l’horizon indépassable de la croissance économique française », vous avouerez qu’il y a un grand pas que je ne préfère pas franchir…

Il y a un autre point particulièrement problématique dans leur argumentation. Ils expliquent dès le premier paragraphe l’importance de distinguer deux échelles d’analyse : une échelle fine, entre et au sein des communes, où l’on observe des inégalités de revenu croissantes, et une échelle macro-territoriale (région, département, aire urbaine), entre lesquelles les inégalités de revenu sont décroissantes. C’est cette dernière qui constituerait l’échelle pertinente pour penser la croissance, c’est donc elle qu’ils retiennent dans leur analyse. Ils pensent ensuite démontrer l’intérêt d’une forte concentration de l’activité économique dans les métropoles, mais à aucun moment n’est posée la question du lien entre concentration géographique de l’activité et évolution des inégalités de revenu au sein de ces agglomérations.

Il me semble pourtant que c’est au sein de grandes métropoles, à commencer par Paris, que l’on observe quelques menus problèmes d’inégalités de revenu, de ségrégation spatiale et autres joyeusetés… Qu’à cela ne tienne : « les questions relatives aux ségrégations urbaines (…) sont renvoyées à des travaux ultérieurs » (sic). Bref, on concentre tout sur Paris et quelques métropoles, on investit pour y éliminer les effets de congestion, on redonne des sous aux pauvres qui ne sont pas dans les métropoles, on leur fait passer le permis ou on les fait monter dans des autocars. Si jamais tout ça accentue les problèmes de ségrégation urbaine et d’inégalités de revenu au sein des métropoles, eh bien… on verra plus tard ! (C’est là que mon premier bras est tombé…).

Le plus curieux, dans l’histoire, c’est que même si l’analyse générale proposée souffre de très sérieuses limites, certaines des recommandations me semblent intéressantes. Sans doute du fait qu’elles sont compatibles avec d’autres schémas d’analyse de la géographie des activités. La recommandation 1, qui propose de réorienter la politique du logement sur les zones en tension (zones très denses) semble ainsi tout à fait recevable. En passant, c’est déjà en partie le cas : la Caisse des Dépôts et Consignation collecte l’épargne sur livret partout en France et investit dans le logement social sur les territoires en tension, l’épargne du Cantal et de la Lozère finance ainsi l’investissement dans le logement social de Seine-Saint-Denis, et c’est très bien. La recommandation 2, qui préconise de réduire les effets de congestion dans les grandes villes, est également tout à fait louable, c’est un problème évident des zones densément peuplées. Mais, j’insiste, proposer de régler ce problème peut se faire sans considérer que la croissance doit passer exclusivement par les métropoles. Une idée à la mode n’est pas nécessairement une bonne idée, c’est même parfois une très mauvaise idée…

Pour finir, je signale à tous ceux qui sont obsédés par cette idée qu’il faut concentrer, tout concentrer, encore plus concentrer géographiquement, que de nombreux pays de niveau de développement comparable à la France (Allemagne, pays du Nord de l’Europe, Espagne, Italie, …) présentent des structures urbaines moins déséquilibrées que la structure française, qui comme le Royaume-Uni, se caractérise par une hypertrophie de la région capitale. C’est le produit d’une histoire longue propre à chaque pays, mais c’est le signe aussi que la géographie de la croissance peut prendre une diversité de forme. Croire que la seule solution pour faire de la croissance en France consiste à renforcer encore l’hypertrophie francilienne est particulièrement désolant et non fondé scientifiquement.

9 commentaires sur “Note CAE de P. Askenazy et P. Martin : les bras m’en tombent…

  1. Un jour, si j’ai la moelle, je ferai un billet pour dire que c’est pas DU TOUT pareil de faire le MEME cours à Orléans et Châteauroux… Et pourtant, vu de Paris, Orléans et Châteauroux, c’est surement la même ploucquerie… (ploucquitude ?) Alors que question inégalités, aménagement du territoire, y a beaucoup à dire… Merci pour ce billet énervé, Olivier (ça doit être une loi du genre, les billets énervés sont les meilleurs…)

  2. Quelques points de réponse rapide:
    1) Le mieux est de lire la note plutôt que d’en faire une caricature: je ne suis pas surpris qu’il n’y ait aucune citation de la note elle même car cela montrerait que nous ne sommes pas du tout aussi extrêmes que le billet insinue.
    2) Nous ne disons JAMAIS que la productivité au niveau d’une région c’est le PIB/hab. Toutes les études récentes sur ces questions utilisent des données de firmes. Les études plus anciennes en effet utilisaient le PIB/hab et en effet cela n’avait pas beaucoup de sens. Ce serait bien de corriger cette erreur.
    3) Nous considérons que les inégalités à l’intérieur des villes requièrent d’autres outils, concepts que les inégalités entre régions. C’est la seule raison de ne pas traiter cette question.
    4) Nous ne disons JAMAIS qu’il faut tout concentrer sur Paris qui n’est pas notre obsession. Nous disons simplement que vouloir répartir l’activité sur tout le
    territoire n’est pas la meilleure manière d’augmenter la croissance et même de diminuer les inégalités de bien être
    5) On peut considérer les gains d’agglomération comme modestes, et en effet je ne pense pas qu’ils soient miraculeux (je l’ai dit ailleurs dans une note Cepremap). Mais faire comme si ils n’existaient pas ne me parait pas un bon point de départ.
    6) Si on est d’accord sur les recommandations de politique publique je ne comprends pas du tout la première phrase. “Contestables” ou “intéressantes” les mesures de politique publique que nous préconisons? je suis un peu perdu

    • Bonjour et merci d’avoir pris le temps de poster ce commentaire!
      Bon, peut-être le ton de mon billet est-il un peu sec, mais le discours très pro-métropolisation qui domine aujourd’hui en France me fatigue car il est très décalé par rapport à tous les éléments de preuve dont on dispose. Je réagis ci-dessous à vos remarques, même si je pense que le mieux serait d’avoir l’occasion de débattre tranquillement de vive voix si l’occasion se présente.

      1) J’ai bien lu votre note, Vous dites clairement qu’il faut concentrer dans quelques métropoles : Il faut « concentrer les moyens de production en un petit nombre de lieux » (p. 1), il faut « favoriser l’émergence de pôles de croissance capables de concurrencer les grandes métropoles mondiales » (p. 2) ; l’encadré 3 page 7 indique clairement que Paris fait partie du lot.

      2) beaucoup assimilent PIB par habitant et productivité, y compris des chercheurs (Davezies, Levy, …). Vous ne le faites pas, je suis d’accord, mais vous proposez dans votre première partie une analyse similaire à celle de Davezies/Pech (2014) avec, je le précise d’ailleurs, des conclusions plus nuancées (eux se trompent dans l’interprétation de la courbe que vous reprenez dans votre note (figure 1.a). Là où je trouve que votre analyse contestable, c’est que comme eux, vous proposez une analyse de la géographie de la production (page 2 et 3) qui occulte d’autres déterminants importants de la géographie des PIB par habitant. Un peu long de développer ici, mais il y a vraiment des choses intéressantes quand on décompose le PIB régional par habitant et qu’on fait apparaître ces autres effets.

      3) j’entends bien, mais on ne peut éluder cette question si on prône un renforcement de la concentration spatiale des activités

      4) cf. point 1, vous préconisez une concentration très forte sur “quelques lieux”…

      5) Comme indiqué dans mon billet, je ne dis absolument qu’ils n’existent pas. Vos travaux démontrent l’existence de déterminants économiques du fait urbain. Mais j’insiste, dire « il existe des villes » et « il faut concentrer l’activité dans quelques lieux », ce n’est pas la même chose.

      6) Comme indiqué dans mon billet, certaines de vos recommandations me semblent intéressantes, mais elles sont compatibles avec d’autres schémas explicatifs de la géographie des activités. Votre analyse générale de l’évolution de la géographie des activités est contestable et elle domine actuellement, ce qui est très problématique selon moi…

      Encore une fois, pas de problème pour échanger de vive voix à l’occasion sur ces sujets!

      Bien cordialement,
      Olivier Bouba-Olga

      • Merci Olivier pour cet article et pour le travail de démystification des solutions miracles.
        Ça fait du bien de lire autre chose que les discours Pipotronic® des arnaques du genre FrenchTech.

  3. Citons la note donc pour complaire à Philippe Martin…

    Recommandation 1 : concentrer la politique du logement dans certaines zones
    On passe de tendues à en tension, pour finir par très denses. Ce qui n’est pas strictement la même chose.
    Nombre de villes centre des métropoles sont très denses, mais perdent de la population. C’est un drame pour la ville-centre, mais indolore pour la métropole. Donc on concentre l’aide dans le centre, très dense ou dans les zones en tension, aux prix qui montent, et souvent moins denses. A tout mélanger, l’on ne sait si la recommandation est pilotée par les maires des villes-centres ou si elle est sérieuse.
    Recommandation 2 : sur les problèmes de congestion des grandes agglomérations, plutôt que le financement de nouvelles lignes TGV.
    Sur l’effort du contribuable qui paierait les transports ferroviaires provinciaux, il serait pertinent de dénoncer aussi le contribuable national qui a financé, finance les transports urbains parisiens et du futur Grand Paris ou de préconiser pour décongestionner les grandes agglomérations que des trains puissent enfin les éviter. C’est l’une des vraies raisons des scores flatteurs de trafic ferroviaire.
    Sur les Pôles de compétitivité dont acte, en rappelant qu’il y en a de très nombreux non métropolitains…
    Sur l’égalité des chances sur tout le territoire, préconiser une baisse différenciée des charges territorialisée est, hélas ou tant mieux, je ne sais, de la pure politique fiction. le seul exemple est celui des zones franches avec les résultats mitigés que l’on sait.
    Vous perdez tout crédit à vos travaux à prétention universitaire, en tous les cas signés en mettant en avant vos qualités respectives, en préconisant au milieu de tout cela la levée des restrictions dans le secteur des autos-écoles.
    C’est tellement décalé, éloigné de votre propos initial, que l’on songe à se demander si c’est une commande de Macron ou une auto-saisine pour lui envoyer un petit signe d’encouragement…
    Bref, votre note pourrait prêter à discussion sérieuse, mais elle pousse à la caricature tant elle n’est pas sérieuse.
    Votre sujet est sérieux, votre vision est dans l’air du temps. Davezies signe des bouquins discutables et à discuter, mais qui n’engagent que lui-même et son éditeur. Mais pour vous, cela donne une première lecture de ce que l’on pourrait attendre d’une politique d’égalité des territoires et comme le titrait l’auteur de ce blog, “les bras nous en tombent”

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