Une deuxième vague de désindustrialisation?

Dans un chat pour Le Monde, Elie Cohen affirme “nous assistons à une
deuxième vague de désindustrialisation en France depuis 2002. Nous avons perdu depuis cette date 500 000 emplois industriels. Nous n’avions pas connu de phénomène aussi marqué depuis la grande
période de désindustrialisation française, la période 1978-1985.”

 

Quelques statistiques Insee de 1970 à 2006, histoire de valider ou d’invalider les propos, et de recadrer le débat.

 



 

J’ai calculé la somme sur 5 ans des variations des effectifs de l’industrie et des services aux entreprises (échelle de gauche), et les variations de
la valeur ajoutée en volume (échelle de droite). J’ai pris des périodes de 5 ans pour lisser les évolutions court terme et surtout pour me caler sur la période évoquée par Cohen
(désindustrialisation depuis 2002). On observe effectivement sur 2002-2006 une variation négative de l’industrie de 427 000. Si l’on ajoute les 50 000 annoncés pour 2007, on n’est pas loin des
500 000 de Cohen. Ce n’est cependant pas la première fois depuis 1978-1985 que l’on observe une telle variation : on a fait pire en 1990-1994 et 1991-1995 avec -513 000 emplois industriels.
De plus, on observe sur le graphique la bonne corrélation entre évolution des effectifs de l’industrie, des SAE et de la VA en volume : la création globale de richesses permet de créer plus
d’emplois (notamment dans les SAE) ou d’en détruire moins (dans l’industrie). La meilleure corrélation est entre variations de la VA en volume et variations des effectifs de l’industrie (R² de
0,80).

 

Plus loin, Cohen explique “Le phénomène de désindustrialisation manifeste à la fois que la part dans la valeur ajoutée dans l’emploi et la production décline. La
désindustrialisation est donc un phénomène relatif, il traduit le fait que l’industrie pèse moins dans l’activité économique nationale”. Sur la désindustrialisation, je ‘lai déjà dit ici,
attention aux indicateurs mobilisés : s’agissant des effectifs de l’industrie, oui, ils ont beaucoup baissé, mais c’est à relier pour une large part aux stratégies d’externalisation des
entreprises. Cohen l’indique d’ailleurs tout à la fin du chat (“un certain nombre d’économistes contestent l’idée même de désindustrialisation puisqu’ils attribuent la baisse d’effectif
industriel à des stratégies d’externalisation dont la contrepartie se retrouve dans la croissance des effectifs du secteur des services aux entreprises.”). “Preuve” en image :

 



 

Si on regarde non plus les effectifs mais la valeur ajoutée, attention à l’effet prix. Il faut donc différencier évolution de la VA en valeur (qui intègre
effet prix et effet volume) et de la VA en volume (qui neutralise les effets prix). Et l’on constate que la VA industrielle en volume n’a guère baissé depuis la fin des années 1980, elle est
autour de 17,5% de l’ensemble. De son côté, la VA en valeur baisse, mais c’est imputable à des baisses de prix industriels supérieures aux baisses de prix dans le tertaire. 

 



 

La baisse relative du poids de l’industrie vaut donc pour les effectifs, mais ça s’explique en partie par les stratégies d’externalisation, elle vaut également pour
la VA en valeur, mais ça s’explique en partie par des baisses de prix plus fortes dans l’industrie que dans le tertiaire, elle ne vaut pas pour la VA industrielle en volume.

Plus loin, Cohen nous dit “Toutefois, ce qui rend la situation actuelle plus tendue, c’est qu’on assiste à des destructions nettes d’emplois industriels, suite à une série de fermetures
d’usines. Le dernier chiffre dont nous disposons est celui de 2007, où nous avons enregistré une perte d’emplois industriels de 50 000. En résumé, la désindustrialisation en France aujourd’hui
est un phénomène relatif, mais aussi absolu.” J’ai un peu de mal à suivre, là : depuis 30 ans (depuis 1977 exactement), il n’y a eu variation absolue positive de l’industrie que 5 années :
en 1989, 1990, 1995, 1998 et 2000. J’ai du mal à voir en quoi la baisse absolue des effectifs de l’industrie est quelque chose de nouveau… Pour info, sur les toutes dernières années, on
constate que la réduction absolue des effectifs de l’industrie va plutôt en décroissant : -102 en 2003, -91 en 2004, -88 en 2005, -59 en 2006 et, si l’on en croit les chiffres de Cohen, -50 en
2007.

Bref, tout ça pour dire que parler de “deuxième vague de désindustrialisation” me semble quelque peu abusif. Je l’ai dit cent fois, ceci ne signifie pas qu’il n’y a pas de problème, on assiste à
une transformation du système économique, à des mutations accélérées, qui posent des problèmes sérieux et nécessitent des politiques d’accompagnement, mais, pour bien les calibrer, il convient de
poser les bons diagnostics.

PS : il y aurait aussi des choses à dire sur les préconisations de Cohen, pas vraiment le temps aujourd’hui, mais promis, j’y reviens prochainement.

11 commentaires sur “Une deuxième vague de désindustrialisation?

  1. Le premier graphique est incompréhensible sans la légende.Les économistes découvrent aujourd’hui à travers des chiffres statistiques ce que les industriels constatent depuis des années. Il ne faut pas oublier que les responsables d’entreprise ont aussi une vision prospective : un peu plus d’attention à leurs messages ne serait pas inutile. On ne peut pas conduire une économie avec un rétroviseur embué !

  2. Avec Kleber, Total et ArcelorMittal Gandrange, ce débat est particulièrement vif en Lorraine…et va donner lieu à des réflexions (je garde une invitation de notre économiste préféré en tête !!!)Pour reprendre la métaphore du rétroviseur, disons que la vraie crainte est que le processus d’externalisation, qu’il est tout à fait pertinent de rappeler, serait en train d’atteindre ses limites et qu’il ne reste plus que la fermeture pure et simple comme levier de gestion; avec des délocalisations ou des réallocations industrielles au niveau ouest européen.L’autre difficulté, qui n’est pas nouvelle, est le fait que destructions et créations d’emplois ne se font pas au même endroit ….

  3. Le problème n’est pas tant le nombre que l’image et la spirale qui en découle… Nos grandes entreprises délocalisent à l’étranger dans des pays à bas coûts. Au départ, il s’agissait de la production, mais depuis 10 à 20ans, c’est aussi la conception et la recherche qui est délocalisée, et ça, c’est beaucoup plus grave: Si on perd la matière grise en local, comment par la suite espérer un développement local ? Car à n’en pas douter, et cela a déjà commencé, les pays où les délocalisations se produisent comprennent bien l’intérêt de se faire former par “les étranger” puis de voler de ses propres ailes. Il ne restera alors aux “grandes entreprises” qui ont cru augmenter leur profits (et l’ont fait à court terme), qu’une coquille vide quand les salariés “à bas coûts” créeront leur propre entreprise avec les connaissances ainsi acquises…. Quand on ne saura alors plus ni concevoir, ni produire, nous deviendront un pays pauvre à notre tour, et le pire, c’est qu’on l’aura provoqué…

  4. A propos de cette désindustrialisation, vous parlez justement à la fin des politiques pour pallier à ce phénomène et à ses conséquences. J’aurais aimé savoir ce que vous pensiez de la proposition de N. Sarkozy de créer un fonds national pour la réindustrialisation, qu’il a annoncée lors de sa visite des anciennes usines Metal-Europ du Pas-de-Calais.

  5. @ Xavier, je suis personnellement assez partisan de ce genre d’interventions, le problème est d’avoir les personnes, les compétences et les organisations sur le terrain pour faire en sorte que les fonds soient effectivement utiles …. hors il faut noter que depuis plusieurs années tous les outils existants (commissariats à la réindustrialisation, agence française des investissements internationaux..) sont privés petit à petit des moyens financiers de l’Etat

  6. C’est une bonne idée de revenir aux chiffres de long-terme sur un sujet aussi rebattu. Je me demandais toutefois si ce n’était pas abusif de simplement additionner Industrie et Services aux Entreprises, puisque les clients de ces services ne se situent pas tous dans l’industrie. Pourquoi ne pas se servir des Tableaux d’entrées Intermédiaires fournis par la Compta Nat pour corriger de ce biais ?

  7. @ xavier : pour compléter ce que dit Erasme, le gros pb est de savoir ce qu’on met derrière cela. Si c’est pour garder coute que coute des activités condamnées à terme, ce n’est pas très malin. Si c’est pour gérer les transitions, ca me semble plus pertinent. Bon, des dispositifs existent déjà, plus en France qu’ailleurs je crois, un des pb étant que les acteurs travaillent peu en amont des fermetures de site, si bien qu’on est sans cesse dans des gestions de crise en urgence. @ Capitalrix, oui, forcément, c’est un peu abusif, et c’est vrai que les infos dans les TEI pourraient permettre de compléter. Je suis preneur des résultats si vous plongez dans cette marmite!

  8. Juste pour revenir sur votre analyse, mettez en parallèle l’évolution de l’emploi dans l’intérim, en particulier dans l’industrie, la corrélation (inverse) est saisissante : une preuve de plus de transfert d’emploi. De plus, rajouter à cela des départs à la retraite sur des postes d’ouvriers non qualifiés que les entreprises ne remplacent pas, ainsi que des départs précoces pour raisons de santé, et vous avez là encore de quoi expliquer les baisses.Je suis d’accord avec vous pour ne pas se focaliser sur des métiers ou des emplois qui n’ont pas d’avenir….la société se transforme, réfléchissons à la manière de ne pas accentué les inégalités (je pense aux chômeurs de longue durée non qualifiés qui n’ont pas de travail, et les besoins des entreprises qui ne sont pas satisfaits, cf. rapport du centre d’analyse stratégique sur les métiers à l’horizon 2015).Vos contributions sont toujours très intéressantes

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