
[Une fois n’est pas coutume, un billet rédigé à deux : j’ai reçu il y a quelques jours un mail de Jean-François Couvrat, journaliste économique, au sujet d’un passage de l’émission France Europe Express de dimanche dernier (14/01/07, on peut voir l’émission ici, le passage concerné est à peu près au milieu, 53ème minute). Je lui ai proposé de rédiger un petit quelque chose autour de ça. Voici son billet, je complète un peu dans la foulée]
Quiconque s’intéresse un peu aux aspects économiques du monde qui l’entoure, sait que l’Allemagne souffre depuis plus de dix ans d’une pénible langueur. Depuis 1994, la croissance allemande n’a dépassé la croissance française qu’une seule fois, en 2006, et les prévisions pour 2007 suggèrent qu’il s’est agi d’une exception. En fait, depuis 1995, la production allemande a pris un retard d’environ 10 points de PIB sur celle de la France, soit grosso modo la production du Bade-Wurtemberg.
Mais que valent ces chiffres, fournis par Eurostat, face au n’importe quoi qui crève l’écran de la télévision ? Le dimanche 14 janvier, au cours de l’émission France Europe Express, sur France 3, une journaliste de France Info, Ilana Moryousseg, apparue en incrustation, a posé aux invités la question suivante (question d’un auditeur, un certain Francesco) :
« Pourquoi l’Allemagne, malgré le poids de l’ancienne Allemagne de l’Est, malgré l’Euro fort, réussit à avoir une croissance beaucoup plus élevée que la notre ? »
Tout est dans le « pourquoi », qui garantit la véracité de ce qui suit. Et nombre de téléspectateurs sont probablement allés se coucher dans la certitude d’une croissance française à la traîne, caractéristique d’un pays en déclin.
Deux invités ont d’ailleurs achevé de les en convaincre, Arnaud Montebourg (PS) et Michel Barnier (UMP), n’hésitant pas à répondre à une question saugrenue comme si elle était pertinente. Le premier a regretté que la performance allemande soit le résultat d’une « restriction sociale ». Le second, louant les réformes hardies qui favorisent évidemment la croissance allemande, a fini par s’écrier : « Pourquoi l’Allemagne réussit ? Parce qu’elle n’a pas les 35 heures ! ».
Barnier devait d’ailleurs s’illustrer quelques instants plus tard à propos de fiscalité. Montebourg s’était étonné que l’UMP, tout en défendant la valeur travail, souhaite alléger l’impôt sur les bénéfices des sociétés. Barnier répondit, riant lui-même en la formulant d’une ironie qui se voulait mordante : « Les milliers de Français qui payent l’impôt sur les sociétés seront heureux d’apprendre qu’il ne s’agit pas d’un impôt sur le travail !».
Aucun des journalistes présents n’a rectifié.
Si vous croisez Barnier, affranchissez-le. Avec ménagement.
Jean-François Couvrat
Les statistiques évoquées par Jean-François Couvrat sont facilement accessibles sur Eurostat. Regardons d’abord les taux de croissance du PIB réel de 1995 à 2007 pour la France et l’Allemagne (pour 2006 et 2007, ce sont des prévisions) :
Pour mesurer l’effet de ces écarts, on peut considérer que chaque pays part avec un PIB base 100 en 1995. En appliquant ensuite les taux de croissance observés, on obtient en 2007 un indice 135 pour la France et 123 pour l’Allemagne, bref, un écart de plus de 10 points…
On peut compléter (et nuancer légèrement) en regardant non pas le taux de croissance du PIB réel mais celui du PIB réel par habitant. Nouveau graphique :
La France a connu un taux de croissance du PIB par habitant plus élevé que l’Allemagne 10 fois sur 13. En procédant au même exercice que tout à l’heure, les indices obtenus sont plus proches : 124 pour la France et 119 pour l’Allemagne. L’écart de résultat entre les deux séries s’explique en première approximation par les évolutions démographiques (en gros, le taux de croissance du PIB par habitant est égal à la différence entre le taux de croissance du PIB et le taux de croissance démographique). Il n’en reste pas moins que, depuis une dizaine d’années, l’écart penche, quasi-systématiquement, en faveur de la France…
Comme dit plus haut, apparemment, qu’un auditeur de France Info pose une question en s’appuyant sur un constat faux, ca ne gène personne : aucun journaliste présent sur le plateau n’a rectifié. Quant aux politiques, ils ont su échaffauder rapidement de belles (?) théories pour expliquer … une contre-vérité…
Voilà qui permet de modérer le discours entendu depuis quelques mois sur le retour en fanfare des Allemands. Ces statistiques en disent long sur le discours politique de la contrainte externe : c’est parce qu’on est distancé par notre premier partenaire commercial que nous devons procéder aux réformes. ..Comme si la rhétorique politique actuelle était incapable de persuader les électeurs de la nécessité de réformes…Néanmoins en regardant la statistique du PIB par tête, je constate que le "décrochage" si l’on peut dire est visible depuis 2005.2007 est marqué si je ne m’abuse par la mise en place d’une hausse de TVA de trois points…Loin de moins néanmoins de donner du crédit au discours préconçu.
Je pense qu\\\’il y a plusieurs manières d\\\’interpréter cela. Une première explication pourrait consister à dire qu\\\’il s\\\’agit d\\\’une stratégie de la part des dirigeants. Si on dit que tout va bien en France, alors plus personne ne va s\\\’intéresser à la politique et il sera impossible de justifier aucune réforme. Si au contraire, on souffle sur la braise et qu\\\’on dit aux Français : Regardez vos voisins, ils s\\\’en sortent mieux que vous, alors si vous voulez les rattrapez, votez pour moi… alors on mobilise bien plus fortement l\\\’électorat. Je pense que cette interprétation est insuffisante. On pourrait aussi proposer une explication psychologique, sur la manière dont les individus raisonnent. Dans un récent post, Alexandre Delaigue avait déjà mis en avant le fait que les individus raisonnait en classement et non en niveau (http://econoclaste.org.free.fr/dotclear/index.php/?2006/12/22/696-incomprehensions-courantes-de-l-analyse-economique).Ce qui est mis en avant ici, est encore plus troublant. On ne se compare aux autres que pour se dénigrer. On n\\\’a pas vu qu\\\’on avait de meilleures performances que l\\\’Allemagne pendant 10 ans mais tout le monde a remarqué qu\\\’on avait de moins bonnes performances que l\\\’Allemagne en 2006. Je pense que c\\\’est une manière de raisonner très courante. On remarque toujours que son voisin a une nouvelle voiture, mais on ne voit pas qu\\\’il s\\\’est privé de vacances pour se payer sa nouvelle voiture. N\\\’étant pas psychologues moi-même, je serais curieux de trouver des éléments documentés sur cette question.
La raison en est, me semble t il, la prevalence de la culture litteraire et administrative en France, au detriment d’une culture scientifique. Je suis assez frappé du fait que non seulement nous aimons essentiellement manipuler des idées a un tres haut niveau de generalité, et rarement des faits, mais bien souvent nous refutons completement les faits.
Ce qui me frappe par exemple ce sont les discussions sans fin sur la politique du logement ou le contrat de travail qui continuent a se situer dans le domaine du pur fantasme conceptuel et ideologique, alors que la simple observation que nous menons la meme politique depuis 30 ans, l’approfondissant constamment a chaque "echec", sans aucun succes, devrait au moins declencher un mouvement de reflexion.
Montebourg est avocat et Barnier enarque de formation me semble t il, leur critere de performance usuel est la capacite a donner n’importe quelle reponse a n’importe quel probleme. Ou est le probleme?
C’est révélateur de la société de l’information.Pourquoi la journaliste et les politiques ne corrigent pas ? Parce qu’ils croient que c’est vrai.Pourquoi ils croient que c’est vrai ? Parce que (i)le stéréotype de l’allemagne, c’est la puissance industrielle, confirmé par ses exportations. (ii) Parce que la presse écrite et télé parle toujours de l’allemagne en terme de puissance.Et pourquoi il n’y a pas de raisonnement ? Par ce qu’on vit dans l’instantané, et qu’une news se retrouve dupliquée jusqu’à l’indigestion. Quand on voit 50 articles sur la bonne perf de l’allemagne sur le commerce ext et la croissance, on oublie le recul.
Le commentaire de Merlin est intéressant. Il faudrait regarder si on trouve le même type de biais dans d’autres pays où les décideurs publics ont une autre culture. Quelqu’un aurait-il des éléments sur cette question.
Merci, vous nous êtes chaque jour utile. Mais combien de temps encore va-t-il falloir supporter l’ incompétence de nos médias ?
Merci de relever les perles !Et, il n’y a pas qu’en économie où les politiques (et certains journalistes) ferraient mieux de s’abstenir !Et de dire des énormités.Le pire, c’est que ce sont les mêmes qui prennent les décisions !Et ce ne sont pas eux qui en subissent les conséquences…La France d’en-haut et la France d’en-bas.
PAC a dit : ""Le commentaire de Merlin est intéressant. Il faudrait regarder si on trouve le même type de biais dans d’autres pays où les décideurs publics ont une autre culture. Quelqu’un aurait-il des éléments sur cette question""
Je me suis fait la même réflexion
Merlin qui a dit : "La raison en est, me semble t il, la prevalence de la culture litteraire et administrative en France, au detriment d’une culture scientifique".
Je crois que c’est la formation économique, science molle, effectivement en cela plus proche de la culture littéraire qui fait qu’ils n’ont pas appris à discuters les questions qui ne sont que des incitations à développer leurs thèses.
Il se trouve que la même question peut servir à développer des thèses contradictoires, sans que les termes de la question ne soient remis en cause, ce qui n’est pas le cas en sciences dures.
PAC a dit : ""Le commentaire de Merlin est intéressant. Il faudrait regarder si on trouve le même type de biais dans d’autres pays où les décideurs publics ont une autre culture. Quelqu’un aurait-il des éléments sur cette question""
Je me suis fait la même réflexion
Merlin qui a dit : "La raison en est, me semble t il, la prevalence de la culture litteraire et administrative en France, au detriment d’une culture scientifique".
Je crois que c’est la formation économique, science molle, effectivement en cela plus proche de la culture littéraire qui fait qu’ils n’ont pas appris à discuters les questions qui ne sont que des incitations à développer leurs thèses.
Il se trouve que la même question peut servir à développer des thèses contradictoires, sans que les termes de la question ne soient remis en cause, ce qui n’est pas le cas en sciences dures.
«Pourquoi, mais pourquoi donc n\\\’avons-nous pas de meilleurs journalistes ni de meilleurs politiques?»
Parce que ce ne sont pas ceux qu\\\’il nous faut, certainement mais… En fait ces gens ne sont pas nuls! Je pense en fait qu\\\’ils nous prennent pour des cons, ce qui n\\\’est pas bête car le français moyen marche tout à fait. Le passage "Le premier a regretté que la performance allemande soit le résultat d’une « restriction sociale ». Le second, louant les réformes hardies qui favorisent évidemment la croissance allemande, a fini par s’écrier : « Pourquoi l’Allemagne réussit ? Parce qu’elle n’a pas les 35 heures ! »" est caricatural de la finalité d\\\’un discourt grossièrement mensonger.
Sans vouloir enfoncer Barnier davantage, notons que, toujours selon Eurostat, le nombre moyen d’heures effectivement travaillées par semaine, tous emplois confondus est:
France: 37,4
Allemagne: 35,8
Danemark: 35,9
Royaume Uni: 35,6
Suède: 36,3
Pays-Bas: 32,0
Zone Euro: 37,3
Je suppose que si on en venait à expliquer que les très grandes imperfections de concurrence dans le secteur de la presse pourraient expliquer le peu d’incitation ressenties par les acteurs en place à élever le niveau de la prestation, on serait hors-sujet ?à supposer que l’argument ait un sens, on comprendra que le socialisme contient les germes de sa propre destruction, mais, bah…
La réflexion sur les journalistes est partagée par pas mal de sociologues, y compris les plus opposés, comme le grand Boudon et Bourdieu… On s’accorde à penser que les connivences entre la presse et le monde politique sont très rémunératrices dans un pays aussi centralisé que la France, alors que c’est (c’était ?) plutôt le contraire aux Etats-Unis, où un journaliste a plutôt intérêt à faire la preuve de son indépendance pour être crédible (par exemple)….
Je ne pense pas que la culture littéraire prévale en France, où l’orientation vers les filières scientifiques est plus qu’encouragée…Voir plutôt du côté de la formation des journalistes et de la structure du système médiatique dans lequel ils évoluent.
Merci aux animateurs de ce blog.
En regardant cette même émission, j’ai moi aussi tiqué sur la question de la journaliste. Non pas du fait de ma grande culture économique, mais plutôt parce que ma mémoire (très malmenée par la bouillie d’infos et de commentaires évoquée plus haut) avait gardé une petite place pour les nôôômbreuses émissions -radio surtout- où l’on nous avait servi la litanie du déclin de l’Allemagne, “puissance au bord du gouffre”.
Et voilà qu’il y a un miracle économique allemand. (…) !
Je ne crois pas me tromper en disant qu’Ockrent a tenter plusieurs fois d’affermir un peu plus cette idée au cours de l’émission. Merci Christine ! Je ne considère décidément plus cette personen comme une “grande” journaliste, je trouve ses attaques aux “petits” représentants politiques qu’elle invite de plus en plus insupportables…
Pardon de faire ici une énième allusion au roman 1984, mais que dire devant cette manipulation constante du passé dans le présent ? C’est effrayant. On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas ce qui nous attend.
Bonsoir à tous, et merci pour le lien vers Eurostat.
Pour plussuner le posteur du dessus :"La propagande est à la démocratie ce que la violence est aux dictatures."Noam Chomsky’fin bref…Au sujet de 1984, il avait posé quelques pistes au sujet de certaines évolutions de la propagande. Mais selon moi, si l’on a envie de lire une oeuvre encore terriblement moderne et visionnaire, c’est sur Le Meilleur des Mondes qu’il faut se pencher. :oD(Et une sorte "d’ancêtre" rigolo : Paris au XXème siècle, de Vernes. Très sombre, assez triste…)Je ne pense pas que cet article puisse être plus commenté… les médias et nos hommes politiques continuent de se foutre de la gueule d’un bon paquet de citoyens. Bah…AJC
Un article ici qui va dans le sens de tes propos et une proposition qui pourrait apporter une solution à l’incompétence des journalistes :
http://egocognito.over-blog.com/article-5300877.html
On a les hommes politiques que l’on mérite. Si les Francais n’étaient pas autant fascinés par l’esbrouffe alors les blogguers ne pourraient plus se plaindre de la perfectibilite du monde (et du Monde).
Merlin :Parce que ce problème est typiquement Français ? Etonnant…Il me semble plutôt que les travaux sur la "pensée de groupe", la propagande, la manipulation médiatique, la technocratie et les asymétries d’informations en faveur des "spécialistes", ne sont pas cantonnés à notre petit pays.Marrant.AJC
Je ne voudrais pas me laisser entrainer sur un terrain trop intellectuel pour moi, mais il me semble que, par definition, une assymetrie d’information en faveur des specialistes est parfaitement normale. Le savoir specialise est par definition chez les specialistes.
Pour avoir vécu de longues années dans d’autres pays Européens, il me semble que les autres peuples apprecient plus le concret, les faits, les realisations concretes. Tout en etant concient que, par exemple, les Anglais partagent une ideologie/vision du monde avec ses angles morts, tout comme nous en partageons une autre, le niveau des debats intellectuels est chez eux de bien meilleur qualité pour une raison que je comprends mal. Mon explication est que les Francais n’aiment pas les debats de fond serieux, les experimentations, les evaluations, mais preferrent la rhetorique.
Mais je suis completement hors sujet donc je reste mon cas.
@Liberoïdal:La presse est libre, le système francais permet aux petites diffusions de survivre, sinon on aboutirai a un monopole car le ticket d’entré deviendrai énorme.Regarde la télévision, tu pense vraiment que TF1 permet d’élever le débat dans le pays?
Bonjour,Je viens de découvrir votre blog et bravo et merci. Vous démontrez sur ce post ce que je me tue à dire depuis un bon moment : on ne peut pas vraiment parler à l’heure actuelle de "modèle Allemand", et les performances françaises ont été bien meilleures ces dernières années, 2006 ayant été un accident conjoncturel.Quand au PIB par tête, je pense que l’indicateur n’est pas très important à l’heure actuelle : les écarts avec l’Allemagne par rapport le PIB réel sont principalement dûs au grand différentiel de natalité que nous avons avec ce pays depuis la fin des années 1990. Ainsi, nous avons beaucoup plus (en proportion) d’enfants de moins de 10 ans qu’eux, qui ne sont bien sûr pas en âge de travailler mais pèsent sur cet indicateur. Mais d’ici 10 à 25 ans, lorsqu’ils entreront sur le marché du travail, notre différentiel de croissance du PIB avec l’Allemagne augmentera fortement.
Je suis pas sûr qu’il soit nécessaire de se couper les cheveux en quatre pour expliquer tout ça. Nos deux politiques sont incompétents en économie (je suppose que DSK n’aurait pas dit ça…) ils déroulent donc leur discours comme le ferait n’importe quel idéologue. Après tout, c’est le boulot de n’importe quel homme politique de savoir s’accomoder de la réalité ("mais bien sûr que si j’ai obtenu de très bon résultats!"), alors si on ne lui présente pas la vrai réalité (puisqu’en l’occurence, on lui en présente une fausse) qu’est-ce que ça change à l’exercice?J’ai un très gros doute sur le fait que cela soit différent ailleurs (je ne crois pas que nulle part on forme les hommes politiques par les "sciences dures" et je ne vois pas en quoi être doué en chimie préviendrait de telles erreurs: c’est une simple question de connaissance)Bon sinon, plus tout ça avance vers le grand n’importe quoi, plus les blogs révèlent leur importance. Vous devriez être reconnu d’intérêt public!
Un peu de discussion en anglais sur European Tribune (ou j’ai fait de la pub 🙂 ici :http://www.eurotrib.com/comments/2007/1/22/133748/147/14Et en plus détaillé la :http://www.eurotrib.com/story/2007/1/22/233831/037
Et la production industrielle ? C’est peut-être cela que l’on confond, non ? Et là, l’Allemagne l’emporte…http://www.insee.fr/fr/ffc/chifcle_fiche.asp?ref_id=CMPTEF11108&tab_id=550