Le Renard et le Hérisson

[La première partie de ce billet reprend très largement un article de John Kay]

 Vous le savez sans doute, les prévisions des experts, notamment économiques se révèlent souvent fausses. Si vous ne le saviez pas, Philip Tetlock le montre clairement dans son dernier ouvrage Expert Political Judgment. Mais il fait plus que cela : il explique pourquoi.

 En fait, dit-il, les experts consultés sont souvent de mauvais experts. Mieux encore : plus ils sont mauvais, plus il sont consultés. Plutôt politiquement incorrect, me direz-vous, mais la démonstration est assez convaincante.

Il effectue d’abord des tests psychologiques pour déterminer deux catégories d’individus : les Hérissons et les Renards.  Si vous êtes plutôt d’accord avec cela : « c’est pénible d’entendre des gens ne pas parvenir à se faire une opinion » et « l’erreur la plus fréquente en matière de décision consiste à abandonner trop vite une bonne idée », vous êtes un Hérisson. Si au contraire, vous êtes plutôt du genre « dans la plupart des conflits, j’arrive à voir dans quelle mesure les deux parties ont raison » et « je préfère interagir avec des personnes ayant des idées très différentes des miennes » ; vous êtes plutôt Renard.

 Autrement dit, en forçant à peine le trait, le Hérisson se caractérise par le fait qu’il a une et une seule règle de décision en tête, qu’il voit tout ce qui valide sa règle et dispose d’explications toutes prêtes en cas de défaillance de sa règle. Pendant ce temps le Renard collecte de l’information de différentes sources, révise son jugement en fonction de ces informations et envisage un large ensemble des possibles.

 Bien, quid des prédictions de nos deux animaux ? Et bien, figurez-vous que les prédictions du Renard sont meilleures que celles du Hérisson… mais que les caractéristiques du Hérisson sont exactement celles que recherchent les leaders de tous horizons. Ce que John Kay, dans un billet pour le Financial Times sur l’ouvrage de Tetlock, explique ainsi :

But these hedgehog characteristics are exactly those that politicians, journalists and business leaders demand of advisers and commentators. Harry Truman famously sought a one-armed economist, who would never say: On the one hand, then on the other. Broadcast media look for snappy soundbites. Corporate executives demand the "elevator pitch" for new ideas. Fund managers want specific forecasts. Business audiences do not want to hear that the world is a complex and uncertain place. But, unfortunately, it is.

 Et de citer le hérisson politique, qui envahit l’Irak, le hérisson des affaires, qui délocalise en Chine, le hérisson financier, qui investit dans la nouvelle économie, etc.

 

Bon, inutile de dire qu’en France, les hérissons sont légion. Je n’évoquerai qu’un exemple récent: le problème des méthodes d’apprentissage de la lecture…

 Grave problème pour l’éducation nationale : les difficultés de lecture des jeunes entrant en sixième (15 à 20% des élèves auraient des difficultés pour lire et écrire selon le ministère). Hérisson-de Robien a trouvé sa règle de décision : les difficultés de lecture résulte de la méthode d’apprentissage en vigueur dans les écoles, à savoir la méthode globale. D’où la proposition du Hérisson

« je veux qu’on abandonne partout où elle existe encore la méthode globale ou assimilée et qu’on revienne au début de l’apprentissage de la lecture à la méthode phonique ou syllabique, le b-a-ba. » (source ici).

Question du journaliste du Figaro : « Beaucoup d’enseignants disent que ce débat est dépassé car la méthode globale ne serait plus appliquée. »

Réponse du Hérisson, qui, je vous le rappelle, dispose d’explications toutes prêtes en cas de défaillance de sa règle :

C’est une posture idéologique. Je leur rappelle qu’ils sont fonctionnaires de l’Etat. Je les invite à prendre connaissance des modifications des programmes de la République. On ne peut plus admettre que 15 à 20% des écoliers arrivent au collège sans savoir bien lire et écrire. J’ai demandé que les professeurs réapprennent les lettres aux enfants puis les syllabes puis les mots et enfin la phrase et le sens. C’est la meilleure méthode, selon les scientifiques que j’ai consultés. J’assurerai personnellement le suivi de cette réforme, je vérifierai que mes instructions sont appliquées. J’ai donné des consignes aux inspecteurs d’académie et aux recteurs.

 Et attention à ne pas s’opposer : Roland Goignoux, professeur d’IUFM, n’a pas été reconduit comme enseignant à l’Ecole supérieure de l’Education Nationale pour … avoir écrit un livre. Motif invoqué par le directeur de cette école :

« à la lecture de son dernier ouvrage, j’ai estimé que certains passages allaient à l’encontre des propos du ministre de l’Education ». (lu dans la Nouvelle République du Centre Ouest, 27 septembre 2006, p. V).

 Pour vous faire une idée de la dangerosité de cet individu, je vous invite à consulter ce site. Extraits :

Aucune étude de neurosciences n’a porté, à ma connaissance, sur le rapport entre les pratiques pédagogiques des maîtres de cours préparatoire et le fonctionnement du cerveau. Il y a, entre ces deux questions, un nombre considérable de niveaux d’analyse qui sont loin d’être maîtrisés et encore moins d’être modélisés simultanément !

(…)

Est-ce que pour autant les résultats des sciences cognitives permettent de conclure à la supériorité de telle ou telle méthode ? Non, bien sûr, et je partage sur ce point l’avis de Franck Ramus lorsqu’il affirme dans Le Figaro : « À l’heure actuelle, les recherches en neurosciences ne sont pas assez avancées pour valider ou invalider telle ou telle pratique ». Tout au plus, me semble-t-il, permettent-elles d’indiquer les composantes de la lecture que la pédagogie n’a pas le droit de négliger si elle ne veut pas prendre le risque de pénaliser les élèves. C’est plus modeste mais plus rigoureux.

(…)

Si aucune étude comparative des méthodes de lecture en pays francophones n’a permis d’établir la supériorité de l’une par rapport à l’autre, ce n’est pas parce que toutes les pratiques se valent mais parce que la variable « méthode », trop grossière et mal définie, n’est pas une variable pertinente pour une telle recherche. Pour comprendre ce qui différencie véritablement les choix pédagogiques opérés par les maîtres et pour évaluer leurs effets sur les apprentissages des élèves, il est nécessaire de substituer à cette approche en termes de « méthode » une analyse reposant sur l’examen simultané de nombreux indicateurs. Et de ne pas se contenter des déclarations des enseignants mais d’observer le détail de leurs pratiques effectives.  Pourquoi ne proposerions-nous pas ensemble au ministre de conduire une telle recherche ?

 Roland Goignoux a un côté Renard, forcément déplaisant pour notre Ministre-Hérisson…

Quant à la proposition de Goignoux de conduire une recherche sur ce thème, on peut anticiper la réponse : à quoi bon une nouvelle étude ? Après tout, comme l’a affirmé notre Premier Ministre sur un autre sujet, « une étude ne fait pas le printemps, pas plus qu’une hirondelle »… (source). Beau réflexe de Hérisson…

Complément de dernière minute : Le World Economic Forum a publié son nouveau classement des pays. La France est au 18ème rang. Chute de 6 places. Problème évoqué, entre autres : "la France souffre d’un manque d’efficacité et de flexibilité" sur le marché du travail (voir ici ce que je dis de la confusion flexibilité des entreprises – flexibilité du marché du travail). Econoclaste se désespère de ce genre de classement. Je partage son sentiment et ses remarques. Voir ce que je disais du classement Banque Mondiale dans un précédent billet. A noter que le classement du WEF s’appuie pour une part importante sur une enquête à dire d’experts. 11 000 "business leaders" interrogés dans 125 pays. Soit une moyenne de 88 experts par pays. J’aimerais bien avoir la liste des leaders français. En tout cas, ça nous fait un sacré troupeau de hérissons…

16 commentaires sur “Le Renard et le Hérisson

  1. Cela fait assez penser à la blague (est-ce seulement une blague pour certains "managers"?)règle numéro 1: j ai raisonrègle numéro 2: si j’ai tort, se reporter à la règle numéro 1.PS: j’ai acquis vos deux ouvrages, j’aime l’économie rendue accessible , merci.

  2. J’ajouterai aussi que ça ressemble un peu à de l’anti sélection ça !!!On demande des grands experts (histoire de dissuader ceux qui n’auraient pas leur "certificat de grande expertise super compliquée" et qui devront donc accepter des petits jobs de consultants pour un salaire dérisoire, à moins qu’il ne leur vienne l’idée d’avoir un salaire de réservation d’expert trop élevé, ce qui expliquerai d’ailleurs fort bien le taux de chômage particulièrement élevé dans la catégorie "expert de comptoirs" – fin de l’énorme digression ), et on se retrouve avec ceux qui se surestiment le plus !!! Bingo !!!Rohhhh c’est beau les théories économiques appliquées à leurs défenseurs ! Est-ce que la théorie de M. Kay explique aussi le succès des experts à miami, las vegas, manhattan et sartrouville ou est-ce une autre question

  3. Finalement, avec tous ces renards et ces hérissons, on en viendrait presque à souhaiter la réintroduction des ours au gouvernement, à l’OCDE, etc.C’en est à se demander pourquoi tous ces gens, renards ou hérissons sont donc convaincus de savoir quelque chose mieux que tout autre. Le diplôme, peut-être 🙂

  4. Bonsoir Olivier et merci pour votre blog qui bouscule les idées reçues, Il y a quelques semaines dans l’emission "c’est dans l’air" portant sur le pouvoir d’achat on a pu voir un expert, économiste de son état nous dire que, le fait d’aller faire ses achats dans un hard discount, plutôt que dans une enseigne traditionnelle, était en gros quelque chose d’abominable, les clients des hard discounts favorisants par leur achats les délocalisations, et que en allant dans ces Hard Discount c’était l’économie allemande qu’on favorisait. Bon cet expert était très fatigué, il avais oublié que "Leader Price" appartient à "Casino" et "ED"  à "Carrefour" d’autant plus fatigué que ces deux groupes sont français si je ne m’abuse. Mais le pire c’est que ce gars était sensé faire figure d’autorité en la matière alors que son discours était bourré de prejugés. On voyait nettement qu’il n’avais jamais fais ses courses dans un Hard Discount, mais peut être qu’il ne faut jamais, quand on est expert, avouer qu’on ne maîtrise pas un sujet. Autre exemple sur i-télé un débat sur la délinquance des jeunes, où les quatres protagonistes 3 journalistes invités permanents et "experts en tout" et 1 sénateur, savaient tous ce qu’il fallait faire pour la réduire, avec des solutions toutes faites sur une nième reforme de la fameuse ordonnance de 1945. Le sénateur soutenant ce point de vue en oubliant que c’est la troisième réforme qui est opérée par Nicolas Sarkozy sur cette ordonnance et que les deux première reformes n’avaient donc rien apporté. Jamais de remise en cause du style : "on s’est trompé de voie", c’est toujours, "nous ne sommes pas allé aussi loin que nous l’aurions voulu à cause des reticences de certains" .(désolé pour le plantage du navigateur sur le message précédent)

  5. @ Rodolphe : j’avais vu un petit bout de l’émission. Rochefort (Credoc) et Betbèze (chef économiste au CA) étaient les deux experts économistes invités. De mémoire, c’est Betbèze qui a tenu les propos que vous citez. Effectivement affligeant. Le problème tient aussi au fait que quand un économiste passe bien dans les médias, on l’invite quelque soit le sujet, même s’il n’est pas compétent….

  6. @ Olivier . Merci pour les noms. Après une petite recherche sur Google pour me rappeler les visages des invités , je pense qu’effectivement c’est Jean Paul Betbèze qui a tenu ces propos.Je n’ai pas voulu pourrir votre blog avec ses fonctions actuelles qui figurent à cette adresse mais ça vaut le détour:http://www.forum-events.com/invite/biographie-jean-paul-betbeze-74-69.htmlCet économiste cumule 10 fonctions différentes. Personnellement je vois mal comment il peut tout faire. Il est certainement très compétent dans le domaine de la finance, mais l’inviter pour nous expliquer les problèmes de pouvoir d’achats, c’était vraiment très décalé.

  7. Sur le classement du world economic forum, j’ai entendu Lambert (pas le cycliste) qui s’inquiétait de ce classement à prendre en compte selon lui même s’il n’est pas le seul………un vrai hérisson alors!
    bon et sinon, on est quoi quand on ne ne se reconnait dans aucune des deux définitions?

  8. Je ne suis pas vraiment d’accord avec vous. Certes de Robien est maladroit dans ses propos, mais son combat de fond est tout à fait cohérent avec les meilleures études scientifiques (celles notamment citées par Frank Ramus).
    Il faut faire attention à ne pas voir des hérissons partout ; parfois il ne s’agit que de maladresse, et parfois il il est bon d’exagérer des résultats scientifiques pour aboutir à un résultat conforme à ces derniers.
    Voir à ce sujet mon billet : http://xavier.typepad.fr/blog/2006/11/globlale_ou_syl.html

  9. @ Xavier : je reste assez convaincu que le combat dans lequel s’est engagé de Robien est un combat de hérisson. Le plus grave est qu’il en soit venu à écarter deux personnes compétentes, qui ne partageaient pas suffisamment sa ligne. Il y a des hérissons inoffensifs, d’autres plutôt dangereux…

  10. @ Mirr : disons que ca va un peu plus loin que ouvert/ferné d’esprit  i) c’est en référence à la fable de La Fontaine (lien dans un commentaire plus haut), ii) ce n’est pas tout à fait ça : le hérisson se caractérise par le fait qu’il se conforme à une règle de décision sans anticiper les conséquences de ses actes.

  11. Hum ! Cet ouvrage comme d’autres, qui portent le même titre, est probablement inspiré, peu ou prou du livre d’Isaiah Berlin, un des philosophes qui ont introduit les Contre-Lumières

     

    « The Hedgehog and the Fox: An Essay on Tolstoy’s View of History (London, 1953) »

     

    Il me semble quIsaiah Berlin n’était pas aussi catégorique sur la supériorité des renards sur les hérissons. Son livre, d’ailleurs s’attache particulièrement au cas de Tolstoï,  qui a les
    talents d’un renard, mais dont les convictions sont celles d’un hérisson

     

    Naibed,

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