La métaphore du match de foot

Quand on interroge les français sur les délocalisations (considérées en gros comme des déménagements d’activité des pays développés vers des pays en développement), 88% déclarent qu’il s’agit d’un phénomène grave, 70% d’un phénomène durable, phénomène grave et durable s’expliquant, pour 95% d’entre eux, par un coût inférieur de la main d’oeuvre (source sondage CSA, retrouvé via prag). Bref, ils ont peur…

Quand on interroge des économistes sur les délocalisations, disons surtout ceux qui  essaient de collecter de l’information, de quantifier un peu le phénomène et de se prononcer sur son ampleur (voir par exemple cette étude particulièrement bien faite de l’Insee),  ils  disent que  les délocalisations pèsent très peu dans les destructions d’emploi en France, que c’est donc même pas grave, et qu’en tout cas, eux, ils n’ont même pas peur…

Dès lors, quand on met un économiste devant [des représentants] des citoyens, ca  peut nous donner ça : un Greg Mankiw, éminent économiste américain un temps propulsé à la tête du Council of Economic Advisers (l’équivalent US de notre Conseil d’Analyse Economique), se faisant comparer à "Alice au Pays des Merveilles" par un sénateur américain après que le premier se soit félicité des délocalisations / externalisations d’entreprises US…

Pourquoi ce décalage entre ce que les gens pensent et ce que les économistes observent du même phénomène ? Pour le comprendre, allons-y pour la métaphore du match de football…

Supposons que la guerre économique est assimilable à la coupe du monde de football et que, chaque soir, la France  est opposée à une autre équipe. Supposons aussi que, dans cette guerre, marquer un but, c’est attirer une nouvelle entreprise sur son territoire et se prendre un but, c’est voir une entreprise fermer sur son territoire pour rouvrir ailleurs.

Et bien, si les français s’inquiètent, c’est parce qu’on ne leur diffuse que les matchs contre la Chine, l’Inde ou la Tchéquie, et qu’ils se disent que ceux dont il faut avoir peur, bien sûr, ce sont eux. Et c’est surtout parce qu’on ne leur diffuse que des extraits de match, jamais les matchs entiers, et qu’à chaque fois, on ne leur montre que les buts encaissés, jamais ceux que la France marque ! Si bien que tous les soirs, c’est la même litanie : on s’est pris 3-0 contre la Chine…
De leur côté, les économistes, eux, regardent les matchs dans leur intégralité (regarder du foot, ils n’ont que ca à faire et/ou ne savent faire que ca, de toute façon…). Et ils voient que, d’abord, la plupart des matchs opposent des pays développés (un précédent billet montre que les pays de l’UE à 15 sont à l’origine de 99% des IDE sortants et accueillent 95% des IDE entrants de l’Europe).  Et ils constatent que, ensuite, la France marque beaucoup de buts (cf. les derniers chiffres sur les IDE entrants en France ou un autre de mes billets sur le classement de la France dans une étude KPMG). En clair, si ca se trouve, chaque soir, on gagne 5-3 sans le savoir…

Vous me direz, ce n’est pas parce qu’on gagne qu’il ne faut pas faire quelque chose pour la défense, histoire de ne pas se prendre 3 buts à chaque fois. Et j’en vois déjà certains qui s’interrogent sur le choix du gardien de buts… Ce qui n’est pas complètement stupide : se cramponner au même gardien alors qu’on sait que de toute façon, il est condamné à perdre, ca semble pas très rationnel (pensons au secteur textile par exemple) . Sans doute aurait-il fallu anticiper un peu et changer plus tôt de gardien (=repositionnement sur du textile innovant notamment) plutôt que de se désespérer après coup et d’accuser les adversaires de salauds (voire cracher sur l’arbitre / OMC).

Sauf qu’on oublie aussi que l’économie n’est pas un match de foot : dans un match, il y a un gagnant et un perdant, ou bien partage des points. En économie, a contrario, les deux équipes peuvent gagner, autrement dit, même quand on perd on gagne… Et ca, soit dit en passant, se serait bien pour l’équipe de France dans la perspective du mondial, surtout avec Barthez dans les buts [Add 25/05 : et qu’il est pas foutu de gravir une montagne]
 Pourquoi les deux gagnent en économie et pas au foot? parce que l’économie est un jeu à somme positive, alors qu’un match de foot c’est un jeu à somme nulle… Pour le dire vite, les délocalisations sont un moyen d’approfondissement de la division du travail à l’échelle internationale, et cet approfondissement, synonyme de meilleure spécialisation des économies, permet de dynamiser la croissance mondiale, autrement dit de créer plus de richesses. Si, ensuite, chaque pays récupère une partie des richesses, tout le monde y gagne…

Bon, mais bien sûr, il faudrait que les économistes soient un peu moins naïfs, moins "Alice au pays des merveilles", car si les français s’inquiètent, c’est aussi parce qu’ils sentent bien qu’il y a problème, même s’ils se trompent de problème : en même temps qu’elle permet d’accroître la création de richesses, la mondialisation (au sein de laquelle, je le répète, les délocalisations vers les pays en développement pèsent peu) est productrice d’inégalités, au détriment, pour l’essentiel, des détenteurs des ressources les plus banales (main d’oeuvre peu qualifiée notamment).

Certains diront que ce n’est là que transition, que problème d’adaptation à court terme, sauf qu’à se tromper de diagnostic, en répétant sans arrêt que tout le problème vient du coût du travail peu qualifié et du manque de flexibilité du marché du travail, on se trompe aussi de politique économique, et, avec tout ça, le court terme risque de durer longtemps, très longtemps…

14 commentaires sur “La métaphore du match de foot

  1. si l’on ajoute quelques cris racistes dans les stades, on trouve vite des sujets mis en avant pour faire passer des recettes stigmatisant les peurs qui permettent plus facilement de se tromper volontairement de politique économique……..mais je dois certainement faire preuve de paranoia non!??
    Barthez, ça serait pas villepin, non!!!?? o:)))

  2. @ bridgetoun : pas nécessairement : i) les dirigeants ne sont pas omniscients, pas plus que n’importe quel individu ; ils sont dans un contexte d’incertitude, agissent en rationalité limitée, font des choix qui peuvent se révéler après-coup non adaptés. Je développe dans mon livre, en expliquant que la concurrence entre les entreprises est moins une concurrence entre produits qu’une concurrence entre les "représentations du monde des dirigeants" dont les produits sont la matérialisation. Ceci permet de comprendre la diversité des choix stratégiques, et de dire que c’est plus la concurrence qui sélectionne les "bons" comportements que les individus ; on dit que la rationalité du système se substitue à l’impossible rationalité des acteurs. Avec une question de fond : le processus de sélection concurrentiel est-il efficace?ii)  ceci pose une autre question, celle de la manière dont sont définis les objectifs des entreprises. En économie, on a tendance à considérer que les entreprises sont assimilables à un individu qui adopte  un comportement  d’optimisation sous contrainte de sa situation.  Dans mon livre, s’agissant des délocalisations, je montre que le problème n’est pas si simple : les objectifs assignés à l’entreprise dépendent des rapports de force entre les collectifs d’acteurs impliqués (actionnaires, dirigeants, salariés, clients/fournisseurs) et de leurs préférences. Dans certains cas, des choix de localisation sont dictés par des objectifs cour-termistes de rentabilité financière.  Mais dans certains cas seulement, attention à ne pas faire de la dictature financière le seul déterminant des choix des entreprises (c’est en tout cas la thèse qe je défends).Tout ca pour dire que la question que vous posez est loin d’être anodine, et pose des questions théoriques de fond…

  3. Content d’être cité dans le billet…C’est vrai que c’est assez hallucinant le manque de connaissance, voire le rejet que font les français de l’économie. Je ne sais pas si ça vient de l’éducation, si c’est lié au rejet (de façade ?) généralement constaté du capitalisme en France, du manque d’économistes capable de "s’adresser au peuple" ou si c’est une constante dans tous les pays (discipline trop complexe et inintéressante), mais c’est un fait.Pourtant, à lire le blog des auteurs de Freakonomics, on pourrait croire qu’aux States, être étudiant en économie est le meilleur moyen d’avoir plus de succès avec les membres du sexe opposé :http://www.freakonomics.com/blog/2006/05/21/the-real-reason -i-went-into-economics/

  4. Pour le jeu à somme nulle, publicité pour le jardinage dans la veine des footballeurs je crois 🙂 ici :http://guerby.org/blog/index.php/2006/04/23/65-salades-et-tomateshttp://guerby.org/blog/index.php/2006/05/19/81-oseille(le deuxieme est en cours).Sinon, j’ai eu des cours de compta et de macro/micro dans mon école d’ingénieur, mais chaque école étant libre de faire plus ou moins ce quelle veut (quelle horreur ! 🙂 ça doit pas être partout pareil.Et puis il y a les blogs et wikipedia de nos jours , on y apprends des choses quelque soit son son niveau initial :).

  5. Pour  ajouter mon grain de sel sur la méconnaissance de l’économie, et rebondir sur deux remarques ci-dessus, je suis d’accord sur le fait que l’économie est mal expliquée ou expliquée avec une certaine partialité; je citerais un exemple, j’écoute souvent sur France Inter le mini débat du vendredi matin vers 7h20 entre Sylvestre (pas le chat, le libéral) et Bernard Maris (prof d’économie, et pigiste dans différents organes dont le canard enchaîné je crois) qui sur un même sujet arrivent à en tirer des conclusions diamétralement opposées, et, plus grave, conclusions convaincantes pour le néophite que je suis.Ma deuxième remarque serait pour donner en exemple ce que fait Eolas pour le droit, une décodage clair  êt attrayant des arcanes de cette science sur son blog.La même chose en économie serait la bienvenue.

  6. j’ai beaucoup aimé ce commentaire sur des délocalisations  par  l’image des matchs de football.  En effet j’ai pu aussi apprendre aussi avec mes cours de SES que les délocalisations représentaient une infime partie des IDE sortant d’Europe. L’Europe et particulièrement la France restent attractives.

  7. "ils  disent que  les délocalisations pèsent très peu dans les destructions d\\\’emploi en France, que c\\\’est donc même pas grave"Pas grave 13500 pertes alors que la France a perdu 60000 emplois industriels en 2005 ?(je mèlange du net et du brut mais je trouve cela pertinant).La definition des délocalisations est particulièrement restrictive. SI par exemple Renault ferme une usine de R19 en France et ouvre une usine de mégane en Slovénie, ce n\\\’est pas considéré comme une délocalisation…Losqu\\\’une firme étrangère ouvre une usine en France, on nous parle toujours d\\\’emplois induits (sous traitants, commerce …).Ou passent les emplois induits dans une étude sectorielle ?"montre que les pays de l\\\’UE à 15 sont à l\\\’origine de 99% des IDE sortants et accueillent 95% des IDE entrants de l\\\’Europe"Cela montre pien qu\\\’il y a un déséquilibre et un gros déficit de délocalisations dans le sens "Sud->Nord".(Notons qu\\\’un excédent de la balance des capitaux pour les PVD se traduit pour eux par un déficit commercial).Dire aux gens qu\\\’ils se trompent de colère, je veus bien mais nier le problème ne mènera a rien de bon.

  8. @ Eric Lauriac : sur l’ampleur du phénomène de délocalisation, honnêtement, toutes les études convergent pour dire qu’elles pèsent peu dans les destructions d’emploi. En France, dans l’UE à 15 comme aux Etats-Unis, ce serait de l’ordre de 5%. bien sûr, il y a des pbs de définition, de quantification, de données disponibles, etc… mais c’est un ordre de grandeur acceptable. MAIS ATTENTION, je ne dis pas qu’il n’y a pas de problème ! je dis qu’il faut cibler le bon problème, qui ne se réduit pas au déménagement d’activité pays développés vers pays en développement. Le problème est plus global, il concerne l’aptitude d’un pays comme la France à s’adapter à l’approfondissement de la mondialisation. C’est au coeur de l’ouvrage qui vient de paraître, et si vous avez le temps d’y jeter un oeil, vous verrez que je ne nie pas le problème, mais que je le réinsère dans une problématique plus générale.Qu(‘est-ce que ca change, diront certains? tout : à se focaliser sur la concurrence des pays en développement, on surestime le problème du coût du travail, on préconise d’interdire les délocalisations, on rate des leviers d’actions importants, etc…

  9. Les trackbacks ne marchent pas, alors je laisse plutôt un commentaire…Un article-écho, résultat d’un débat avec un entrepreneur qui s’est déroulé par mails durant une ou deux semaines :http://polsoc.over-blog.com/article-2836058.htmlJ'imagine que ce sont deux étapes actuellement obligatoires à l’heure actuelle, pour n’importe quel citoyen touchant de près ou de loin à l’économie :- se prononcer sur le sujet "la France est-elle attractive/compétitive ?",- répondre à la question "mais à quoi tu sers ?!" :o).Concernant l’utilisation de la métaphore footballistique, vous devriez tout de même faire attention à une chose : l’utilisation d’une image, pour ensuite expliquer que cela n’a pas grand’ chose à voir.Effectuer une explication claire autour du match de foot, pour ensuite partir sur "Sauf qu’on oublie aussi que l’économie n’est pas un match de foot"… :oDAprès ça, j’ai eu peur en lisant un paragraphe qui m’a semblé Ricardien, mais était rassuré par la suite. :o)On peut comparer les économistes à Alice, je préfère les Schtroumpfs lorsqu’ils prônent en plus une doctrine bien particulière.Les économistes libéraux (Ou autrefois marxistes…) sont comme les Schtroumpfs : ils vivent dans un monde merveilleux.Mais difficile de croire en eux, ou même dans leur "monde merveilleux". :oDJe trouve ça que ça correspond pas mal : une centaine de petits bonhommes qui débattent, discourent, etc entre eux, dans un monde généralement fermé de l’extérieur, qui utilisent un langage que seuls eux comprennent en général, et où chacun possède un caractère bien particulier.C’est caricatural à mort, mais c’est rigolo et parfois proche du réel. :o)AJC

  10. C’est un peu choquant de réduire le problème à un problème de perception du vulgaire "qui ne regarde que des extraits, etc". Pour ce qui est de la richesse globale, on est bien d’accord, il y a croissance. Mais le vulgaire s’en fout si lui vit plus mal qu’avant et c’est pas les incantations des économistes qui vont le rassurer parce que chaque jour il voit que ses peurs ne sont pas infondées (son voisin se fait virer, son pouvoir d’achat semble diminuer, son fils touche le SMIC, son patron le menace s’il fait pas des heures sup’ gratuites, etc). Allez lui expliquer que la richesse globale a augmenté…
    Dans le même ordre d’idées, j’ai jamais compris pourquoi ils râlaient les ouvriers du XIXè? C’est vrai ça, après tout la richesse globale augmentait et même plus fort il paraît que (et c’est peut-être vrai) les ouvriers vivaient de mieux en mieux au fil des ans…

  11. @ vulgos : sur la mauvaise perception du pb, c’est moins le "vulgaire" que je critique que le politique, d’une part, et le journaliste, d’autre part, qui ne font pas leur boulot… Que le citoyen ordinaire n’ait pas le temps, les compétences, l’envie, etc… d’enquêter plus avant, rien que de plus normal. Que le politique se complaise à rabacher des erreurs économiques et que le journaliste ne le reprenne pas (je force le trait, certains échappent à la règle), ca me semble moins normal…Sur la fin du commentaire : bien sûr d’accord sur les souffrances de beaucoup de personnes, c’est pour cela que j’invite les économistes, sur la fin du billet, à être moins Alice au pays des merveilles… Le processus est globalement positif mais localement (localement d’un point de vue spatial, sectoriel et/ou temporel) problématique. J’ai dû le dire dans d’autres billets, c’est en tout cas ma conviction, le processus d’approfondissement de la mondialisation est ambivalent, vecteur de création de richesse mais simultanément producteur d’inégalités. C’est en prenant conscience des vrais problèmes, et ils existent, qu’on pourra trouver des solutions adaptées, et donc réduire problèmes et souffrances…

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