Plaisir de donner, joie de recevoir. Petit hommage à Nicole Pellegrin.

Le public est parfois un peu dépité que nous ne sautions pas de joie quand on nous propose spontanément un don de livres. Pourquoi diantre cette circonspection légèrement suspicieuse de notre part, alors que nous devrions nous réjouir dans l’allégresse d’accumuler des livres offerts gracieusement sur nos étagères infinies ?

Plusieurs raisons peuvent expliquer notre réserve. Tout d’abord, le don peut ne pas correspondre du tout à ce que la bibliothèque propose déjà. Or, le travail des bibliothécaires consiste à enrichir et proposer une collection cohérente et vivante, davantage alimentée par des nouveautés. En plus, notre public est universitaire et les documents proposés doivent être de ce niveau.

Arrive ensuite rapidement la question récurrente des agents sollicités par le donateur : « avez-vous une liste ? » Loin de nous d’exiger un magnifique fichier Excel©, que nous affectionnons tant (avec date d’édition, nombre de pages et, comble de la joie, ISBN), mais cela nous permet d’évaluer le nombre d’ouvrages candidats à l’entrée dans nos sanctuaires de la connaissance, où l’admission est plus sévère qu’un concours de la fonction publique en période de restriction budgétaire. Et si par bonheur, le généreux donateur potentiel propose en effet une liste, il peut immédiatement être troublé par le regard du professionnel dont les yeux commencent à se perdre au loin dans des calculs effectués en mode automatique, car :

  • 1 livre = 20 minutes de travail en moyenne (entre la vérification informatique de l’intérêt du livre, le catalogage dans nos bases de données – que la NSA nous envie – et la pose de notre chouette collection de gommettes multicolores sur une couche de plastique protecteur et néanmoins adhésif, sans oublier l’invention du siècle, le code-barre).
  • 1 livre = 3 cm d’épaisseur en moyenne (donc 30 livres = 1 étagère qui constitue le mètre-étalon des bibliothèques).
  • 1 livre = entre plusieurs centaines de grammes et plusieurs kilos; c’est peut-être un détail pour vous mais pour nous, ça veut dire beaucoup vu qu’on ne souhaiterait pas que nos planchers s’écroulent sur les amphis juste en-dessous. Pour information, le magasin de la BU Michel Foucault « pèse » 92 tonnes (collections et étagères). Cela explique notre obsession certes pour les hauts plafonds mais surtout envers les planchers épais en béton (solidement) armé.

Il se peut que le bibliothécaire soit saisi d’un léger découragement si le donateur nous demande de venir chercher les cartons : certains d’entre nous sont certes Bretons mais peu étant déménageurs, nous déclinons dans la mesure du possible cette invitation à nous renforcer nos musculatures lombaires. Autre étape de la suspicion bibliothécaire, il est fort possible que le carton de livres donnés subisse une quarantaine, comme au temps de la navigation à voile avant de débarquer au port. Il arrive en effet que les livres ayant été stockés dans un local très moyennement conçu à cet effet, les livres soient porteurs de moisissures ou de bestioles voraces qui adorent autant le papier que les bibliothécaires, mais pas pour les mêmes raisons.

Dernière réserve qui peut stopper net l’élan altruiste du donateur potentiel : donner, c’est donner, comme on dit dans les cours de récréation. Par conséquent, une fois le livre intégré aux collections, l’équipe de la bibliothèque en fait ce qu’elle veut : elle peut le séparer de ses petits camarades pourtant arrivés dans le même carton, le mettre en réserve ou en accès direct à la portée de toute personne (vu que nos BU sont de libre-accès), le transférer à une autre bibliothèque où il se sentira plus à l’aise, voire s’en débarrasser au bout de quelque temps s’il n’est plus pertinent, en le redonnant à d’autres voire en le mettant à la poubelle (vision d’horreur, légèrement adoucie par la perspective du développement du recyclage). Oui, c’est une vérité dure à dire, à entendre et à accepter mais les bibliothécaires jettent parfois les livres car ils ont compris que détruire le support (après moult vérifications croisées pour être sûr) ne détruit pas pour autant la pensée qui les habitait. Or, il semble parfois que certains de nos donateurs aient du mal à franchir ce pas et confient cette lourde tâche à d’autres (donc à nous, voire aux boîtes à livres).

Cerise sur le gâteau : le don devra être garanti juridiquement par une convention signée par les deux parties.

Alors, allez-vous me dire, pourquoi avez-vous fait exactement l’inverse quand Madame Nicole Pellegrin est venue vous proposer plusieurs centaines de livres en don, dont elle n’avait pas de liste et qu’il fallait aller chercher chez elle, ce qui représentait des dizaines de cartons à transporter avec vos petits bras, alors que ce n’est même pas dans votre fiche de poste ?

Pour parodier Montaigne (Michel de), « parce que c’était elle, parce que c’était nous ».

En entrant dans sa maison qui semblait littéralement construite sur des étagères de livres, nous avons découvert des centaines d’ouvrages qu’elle et son mari nous proposaient en don, avant leur déménagement imminent. En alliant sa culture et notre mémoire (rudement mise à l’épreuve car en l’absence de catalogue informatisé, il fallait se souvenir de ce qui était déjà en BU sur la foi des auteurs, des titres voire des couvertures), nous avons retenu de nombreux documents candidats pour intégrer les collections du SCD, pour l’essentiel la BU Michel Foucault. Non seulement le don était d’une ampleur peu commune (au total plus de 950 documents, essentiellement des livres) mais qualitativement extrêmement intéressant car portant sur des spécialités que nous n’avions pas ou trop peu : citons pêle-mêle l’histoire des femmes, de l’alimentation, du vêtement, de l’Amérique du Nord, sans compter de nombreux livres d’art et des catalogues d’exposition rares car épuisés, le tout pas seulement en français.

Certes, le tri s’est fait au débotté, au pied des étagères, assis par terre ou à genoux le nez dans les piles ou les cartons pré-remplis, car nous n’avions pas vraiment le temps de l’expertise document par document. Mais la gentillesse, le dynamisme, la vivacité d’esprit et le sourire permanent de Nicole Pellegrin qui accompagnait de conseils tous nos doutes dans nos sélections ont permis de repartir avec des cartons nombreux et pleins à raz-bord.

Cette prodigieuse bibliothèque personnelle est le reflet d’une carrière d’historienne et d’anthropologue qu’il serait difficile, voire impossible, de résumer ici. Un article de la Revue L’Actualité Poitou-Charentes (n°105 de l’été 2014) dresse un beau portrait de Nicole Pellegrin, que nous n’allons sûrement pas tenter d’égaler. Rappelons que si cette infatigable chercheuse du CNRS, qui se définit elle-même comme historienne de la culture matérielle, est surtout connue pour ses travaux sur l’histoire des femmes, ce ne serait pas lui rendre hommage que d’oublier ses autres centres d’intérêts tels que les objets du quotidien, les vêtements, l’alimentation, les contes, les voyages, les révoltes populaires, la jeunesse pour ne citer que les plus connus. Ces champs de recherche sont nourris depuis longtemps par son parcours international, de l’Afrique à l’Amérique… en passant à Poitiers où elle s’est établie depuis 1973. La diversité de ses travaux s’est également conjuguée à un militantisme actif de longue date, même si aujourd’hui, l’expression plus en vogue serait sans doute « engagement citoyen », ce qui ne change rien à l’affaire : Nicole Pellegrin a été et reste une historienne résolument moderne, tant pour sa période de prédilection que son souci de faire progresser l’égalité et la justice dans notre société dans laquelle elle prend toute sa part. Et pour finir sur le don, il est arrivé plusieurs fois qu’elle soit elle aussi saisie d’un doute face à un livre qu’elle hésitait à nous donner, car elle en avait besoin pour finaliser une communication imminente.

ecrits feministesPuisse ce court billet être l’occasion de remercier Nicole Pellegrin, et son mari, pour son don qui va sans conteste enrichir, quantitativement mais surtout qualitativement les collections de la BUMF. Et Journée internationale des droits des femmes ou pas, puisse ce petit texte témoigner de notre gratitude et de notre reconnaissance pour son travail et son engagement.

P.S. : on me souffle dans l’oreillette que ce billet est déjà un peu trop long, alors qu’il devait comprendre une bibliographie de Nicole Pellegrin. Miracle de l’informatique appliquée aux catalogues, vous trouverez ici une petite sélection de ses ouvrages disponibles dans vos BU préférées.

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