Au début de l’automne, il m’a été donné de participer à une cérémonie de remise d’une carte d’état-major, ayant appartenu à un sous-officier britannique de la 62e Division, à un musée de la Grande guerre dans le Pas de Calais (« La famille d’un soldat anglais remet une carte de la bataille de 1917 au musée », La Voix du Nord, samedi 17 septembre 2022).

Carte d’état-major, secteur Bullecourt, ordre de bataille du 3 mai 2017 du 2/6th Bataillon Duke of Wellington’s.
La carte montre les tranchées allemandes lors des batailles de Bullecourt en avril et en mai 1917, et, marquées au crayon bleu – sans doute par le soldat –, les positions de départ et les lignes d’attaque planifiées qui avaient été signifiées à son détachement.
L’accueil réservé aux petits-enfants de ce soldat britannique par les responsables du musée et par les instances politiques locales – le maire de Bullecourt, le président de la Communauté des communes du Sud-Artois, – témoigne de la mémoire encore vive des combats qui ont eu lieu sur ce territoire français.
Sam Mendès s’est inspiré des ces mêmes faits pour son film 1917 où Ecoust et Croisilles sont mentionnées. (Voir l’article très complet de FR3 Hauts de France « 1917 » favori des Oscars : on vous raconte l’histoire de la Bataille de Bullecourt qui a inspiré le film de Sam Mendes).
Lors des commémorations du centenaire de la fin de la guerre 14-18, une grande collecte de souvenirs de ‘poilus’ a été initiée, plusieurs manifestations ont été organisées et la Mission Centenaire 14-18 créée pour impulser l’ensemble. Ces contributions ont mis en avant l’impact de la guerre sur les français, combattants et civils.
Après la stabilisation du front, fin 1914, la plupart des combats auxquels les soldats français ont participé se sont déroulés au sud d’Amiens (voir la Cartographie des lignes de front) tandis que les armées alliées (composées de divisions britanniques, australiennes, canadiennes, sud-africaines, mais aussi indiennes) étaient concentrées au nord de cette zone.
Il est donc naturel que les commémorations, les souvenirs, les regards concernant les français, combattants et civils, se soient focalisés sur le vaste front (en longueur, ce front occupait les quatre cinquièmes des lignes tenues) allant d’Amiens à Saint Dié dans les Vosges, en passant par Soissons, l’Aisne, Reims et Verdun.
Le front tenu par les alliés au nord s’étendait d’Amiens à au-delà d’Ypres en Belgique, à travers quatre départements français fortement touchés par les combats et la présence militaire alliée ou ennemie, la Somme (Amiens, Albert), l’Aisne (St. Quentin), le Pas-de-Calais (Arras, Vimy, St Quentin, Cambrai), et le Nord (Lens, Lille).
Malgré les efforts des musées, l’histoire de ce secteur, une histoire partagée entre les français, les alliés et les soldats du camp opposé, et avec les descendants de ces combattants, de ces civils, reste moins connue en France.
L’Historial de Péronne et de Thiepval, musées de référence, se sont efforcés à représenter
« le premier conflit mondial dans toute son ampleur : culturelle, sociale et militaire. Les visions des trois principales nations européennes combattantes (France, Allemagne, Royaume-Uni) se croisent au fil des empreintes de la guerre vécues sur le front et à l’arrière.
Le musée a été conçu pour être un musée d’histoire culturelle, ce qui se traduit par une scénographie plaçant au centre de la présentation les individus : les soldats comme les civils, les prisonniers, les populations occupées, déplacées… Cette approche anthropologique vise à montrer l’humanité en guerre, dans une guerre totale affectant la société dans son ensemble. »
Sur le plan local, les Archives départementales du Pas-de-Calais ont ouvert les Chroniques de la Grande Guerre, avec de nombreux articles en ligne sur des sujets très larges comprenant les faits d’armes, les bombardements des villes (Arras), l’industrie locale, l’impact de la présence des troupes dans les zones à l’arrière, le brassage des populations, l’occupation allemande, parmi tant d’autres.
Le Musée Jean & Denise Letaille – Bullecourt 1917 honore la mémoire des troupes australiennes, britanniques et allemandes, qui se sont battus dans et autour de ce village en 1917.
C’est ici que sont rassemblés des artefacts trouvés sur place et assemblés patiemment par les époux Letaille.
Sont ainsi évoqués les combats et la vie dans les tranchées, l’histoire individuelle de quelques-uns des milliers de combattants envoyés dans ce lieu, qui, également par milliers, rien que sur cette commune du Pas-de-Calais, y ont laissé leur vie, leur sang et leur âme.
C’est ici, à Bullecourt, que le sous-officier britannique de la 62e Division a combattu au printemps 1917, avant d’être envoyé sur d’autres fronts, proches et plus lointains. Une de ses petites-filles a rappelé cette histoire partagée lors de la cérémonie de remise de la carte en ces termes :
« Au nom de notre père, Kenneth Finding, nous sommes extrêmement fiers de pouvoir confier cette carte au Musée Jean et Denise Letaille à Bullecourt aujourd’hui, 13 septembre 2022.
Le projet est né il y a quatre ans. Présente lors des commémorations du centenaire de la dernière offensive alliée à la Cathédrale d’Amiens, en août 2018, j’ai fait un pèlerinage dans les villages où je savais que notre grand-père avait été envoyé et je suis venue au musée.
Rendant compte de ma visite à mon père, aujourd’hui âgé de 97 ans, il s’est souvenu que plusieurs années auparavant, il était venu à Bullecourt avec la carte pour reconnaître les lieux. Quelqu’un l’ayant vu avec sa carte à la main lui a indiqué qu’il fallait s’adresser à M. Letaille et notre père a pu ainsi voir la collection dans la grange. Il était très heureux de voir les photos que j’avais prises du nouveau musée.
Peu de temps après, notre père a décidé qu’il souhaitait faire don de la carte au musée. Ce projet a pris quelques années pour se réaliser à cause des interdictions de voyage liées au Covid, mais nous sommes très heureux qu’il se concrétise aujourd’hui. Notre père, empêché par son âge, vous transmet son bon souvenir.
Quelques mots sur notre grand-père vous donneront une idée de sa trajectoire et sa présence en 1917 à Bullecourt et des actions auxquelles il a participé.
Né en 1878, il s’engagea dans l’armée britannique en septembre 1897 à l’âge de 19 ans. Il a passé huit ans en Inde et rentre au Royaume-Uni en 1905. Il gravit les grades de sous-officier, et lorsqu’il se marie en 1909, il est sergent. Au début de la guerre, à trente-cinq ans, il est nommé sergent major d’une compagnie, formant les recrues.
Il est promu Sergent-major du régiment, le plus haut gradé des sous-officiers, chargé de s’occuper de l’ensemble des sous-officiers et des hommes, en 1915. Son régiment de l’armée territoriale, régiment de réserve, le 2/6 Bataillon du Duke of Wellington’s, est envoyé en France début 1917.
Le régiment arrive au Havre le 6 février 1917 et atteint les lignes arrières de l’armée britannique, attaché à la 62e division britannique. Son bataillon est devant Bullecourt en avril 1917 comme troupes de seconde ligne d’attaque et, dans les jours suivant la première bataille (14-15 avril), participe aux tentatives pour percer les barbelés et ainsi faciliter toute attaque future mais son unité n’est pas engagée dans la bataille du 11 avril, qui ne tourne pas en faveur des alliés, comme vous le savez.
Le bataillon est utilisé lors de la seconde attaque le 3 mai, et le plan d’attaque de son secteur est marqué au crayon bleu sur la carte qu’il a gardé. Pour vous le situer, cela se trouve à l’ouest du village, depuis Écoust St Mein, le QG opérationnel, et la ligne de départ se situait au carrefour où se trouvent aujourd’hui les éoliennes, les menant au-delà de la route qui mène à Fontaine-les-Croisilles, exposés non seulement de front au tir des troupes en face dans les tranchées attaquées mais également sur le flanc droit, depuis le village tenu par les allemands.
A 3h40, le 3 mai, son bataillon fut engagé parmi d’autres. Les pertes furent importantes. En un jour, le bataillon perd un quart de ses effectifs. 267 sur les mille hommes du bataillon furent blessés, tués ou portés disparus. Ils sont relevés le soir même à 22h et bivouaquent à Mory. Le lendemain, le 4 mai, ils sont à nouveau envoyés pour occuper et tenir la 1ère ligne pendant 48h sous des bombardements allemands.
Ils sont ensuite envoyés dans des camps à Mory, Courcelles, Achiet le Petit, et Favreuil, participant aux travaux d’ingénierie et de logistique, avant d’être renvoyés dans les tranchées à Noreuil, et, à nouveau, à Bullecourt, du 21 au 29 août 2017. Par la suite, le bataillon participa à l’attaque à Havrincourt (bataille de Cambrai) fin novembre 1917.
En février 1918, son bataillon ayant été dissout, il est rattaché au 5e bataillon King’s Own Yorkshire Light Infantry, qui avait également participé aux opérations à Bullecourt, au printemps 1917. Ce bataillon s’est distingué pendant la bataille de Bapaume à Bucquoy et à Rossignol Wood en mars 1918.
En juillet 1918 ils sont envoyés dans la Marne où le bataillon a subi des pertes au Bois de Courton au sud-ouest de Reims. Ils reviennent à Mory, le 25 août 1918, à Havrincourt le 12 septembre, puis ont participé à l’action pour prendre le Canal du Nord (Ribécourt), le 27 sept. [Informations obtenues dans les histoires des régiments et des journaux de bord officiels tenus par chaque bataillon aux National Archives, Royaume-Uni, ainsi que dans les livres d’histoire sur ces épisodes].
La veille de l’Armistice, ils reprenaient Maubeuge. Notre grand-père, après avoir été envoyé à Cologne avec l’armée d’occupation en Allemagne en 1919, a terminé sa carrière militaire comme Commandant de camp de démobilisation au pays de Galles. Il quitte l’armée en 1920, à 42 ans, sa santé ne lui permettant pas de se réengager. Cela ne l’a pas empêché d’atteindre ses 90 ans. Il est décédé en janvier 1967, pensionnaire de la Royal Chelsea Hospital de Londres, prestigieux hospice pour anciens combattants.
Nous sommes très heureux de pouvoir faire don de cette carte au Musée Jean & Denise Letaille et de commémorer les hommes avec qui notre grand-père a combattu ici même. Au nom de Kenneth Finding, son fils, et ses cinq petits-enfants : Judith Burgin, Anthony Finding, Susan Finding (Poitiers), Andy Finding, Kate Poore. »
Le lecteur aura compris pourquoi cette histoire partagée me semble doublement importante.